Intervention de Axelle Lemaire

Réunion du 24 mars 2015 à 14h30
Débat sur le thème : « internet et la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse »

Axelle Lemaire, secrétaire d'État :

L’avènement du pire doit-il sonner le glas de la loi de 1881 ?

Jusqu’à présent, des réponses assez tranchées avaient permis la sanction des propos haineux, car internet n’est pas une zone de non-droit. Même si les cas demeurent assez peu nombreux, je citerai quelques exemples : condamnation à 10 000 euros d’amende du responsable d’un blog sur lequel des commentaires racistes ont été publiés ; condamnation à quarante heures de travaux d’intérêt général et à 300 euros d’amende de deux jeunes qui avaient créé une page Facebook appelant à l’euthanasie d’un jeune handicapé ; condamnation à 1000 euros d’amende d’une personne qui avait créé, au nom de quelqu’un d’autre, une fausse page Viadeo contenant des propos diffamatoires.

Mais alors, pourquoi un sentiment d’impunité subsiste-t-il ? Pourquoi a-t-on parfois l’impression, aujourd'hui, que tout peut être dit et écrit sur les réseaux sociaux et que les victimes, à moins de se lancer dans des combats judiciaires longs et onéreux, n’obtiendront pas justice ?

Il est clair que, à l’heure du numérique, la loi de 1881 mérite d’être réformée.

Au-delà du travail législatif, le Gouvernement prépare un plan de lutte contre le racisme qui abordera en partie ce sujet.

La Commission nationale consultative des droits de l’homme, autorité administrative indépendante, vient aussi de me remettre un avis sur les discours de la haine sur internet. Dans cet avis, la CNCDH considère qu’un certain nombre de dispositions procédurales incluses dans la loi de 1881 sont aujourd’hui manifestement en décalage avec l’expression publique sur internet et elle recommande des améliorations.

J’en mentionnerai quelques-unes, qui ont particulièrement retenu mon attention et feront l’objet d’un travail interministériel.

Il faut d’abord préciser et actualiser les notions d’espace public et d’espace privé sur le web.

Il paraît également nécessaire d’envisager la numérisation des procédures. Les assignations, les significations, les dépôts de plainte peuvent et doivent se faire en ligne. Il faut simplifier et faciliter les procédures de référé par la création d’un référé numérique. Aujourd’hui, grâce aux outils numériques, la justice peut être accessible à tous, plus rapide et plus efficace.

Il conviendrait aussi de prévoir un droit de réponse effectif sur internet au profit des associations antiracistes.

Il faut par ailleurs énoncer dans la loi le pouvoir du juge d’ordonner la suspension d’un compte utilisateur, et non pas d’un simple message, car cela permet aujourd’hui à des auteurs de propos très outrageants, extrêmes, dont le message a été annulé, de le republier le lendemain.

Je souhaiterais que nous engagions une réflexion sur l’augmentation pertinente et l’harmonisation des délais de prescription.

Enfin, la possibilité d’engager la responsabilité pénale des personnes morales en dehors des seuls organes de presse doit être envisagée.

Ces propositions sont à l’étude ; je tiens à ce qu’elles soient expertisées pour que je puisse, en accord avec le ministère de la culture et la Chancellerie, retenir celles qui nous semblent apporter des solutions satisfaisantes et, le cas échéant, les inclure dans le projet de loi numérique actuellement en préparation.

Pour l’heure, la Chancellerie relève deux blocages majeurs engendrés par l’application de la loi de 1881 dans la sphère numérique.

Le premier a trait à la requalification des faits. Si un plaignant, lorsqu’il porte plainte, a mal qualifié les faits – s’il parle, par exemple, de « diffamation » au lieu d’ « injures » –, le tribunal ne pourra pas requalifier les faits et l’action en justice ne pourra pas prospérer.

Le second blocage identifié par la Chancellerie est lié à la trop grande complexité de la procédure de saisine des tribunaux. Le réquisitoire à fin d’information et la citation directe du plaignant sont soumis à des règles trop strictes ; ainsi, il faut que le plaignant non seulement qualifie correctement les faits, mais encore mentionne dans sa plainte le numéro des articles de loi et même des alinéas applicables aux faits qui le concernent. La violation d’une seule de ces obligations procédurales est sanctionnée par la nullité.

En réalité, très peu de poursuites pénales sont engagées à la suite de signalements. Ceux-ci sont d’abord le fait des utilisateurs eux-mêmes, ensuite des plateformes numériques, puis de PHAROS – plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements –, qui traite les signalements, les transmet éventuellement au procureur de la République, lequel ne dispose aujourd’hui ni de l’information ni des moyens nécessaires pour traiter un contentieux de masse. Et le problème est bien là ; il suffit de voir ce qui s’est passé au lendemain des attentats qui ont profondément heurté notre pays : des dizaines de milliers de signalements étaient transmis chaque jour à la plateforme PHAROS, alors que les officiers de police chargés de les traiter ne sont guère qu’une petite quinzaine.

On le sait, l’expression publique généralisée à l’heure d’internet n’est plus filtrée exclusivement en amont par des médias professionnels responsabilisés et soumis à un encadrement déontologique. D’ailleurs, M. Assouline et M. Abate ont à juste titre insisté sur la protection des journalistes et sur la question des lanceurs d’alerte.

Vous l’aurez compris, je considère qu’il est temps de réformer cette grande loi de 1881, sans pour autant remettre en cause son esprit et son équilibre. Il s’agit finalement de la moderniser, de la « numériser ». J’ai d’ailleurs le sentiment que c’est la préoccupation des orateurs qui se sont exprimés cet après-midi ; je pense en particulier à M. Joyandet.

J’ai apprécié la formulation juridique qui a été avancée par Mme Benbassa et Mme Robert quant à un ordre public numérique. Effectivement, la question de l’ordre public, cet ensemble de lois applicables au-delà du socle juridique classique, pourrait inclure une dimension numérique. On peut citer, outre la nécessité de combattre les propos racistes et antisémites, l’importance de la lutte au quotidien contre les expressions homophobes, très présentes, trop présentes, sur internet et sur les réseaux sociaux.

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