Intervention de Stéphane Rozès

Commission du développement durable, des infrastructures, de l'équipement et de l'aménagement du territoire — Réunion du 25 mars 2015 à 9h15
Nouveaux défis de l'aménagement du territoire — Table ronde

Stéphane Rozès, président de Cap, enseignant à Sciences Po et HEC :

Gérard-François Dumont a très bien posé le problème, les données et difficultés objectives. Je vous livrerai, pour ma part, ce que je déduis de mon expérience professionnelle de conseil auprès des collectivités territoriales, auprès de grandes entreprises, auprès d'agences nationales, mais aussi auprès de Matignon et de l'Élysée. En ce qui concerne les réformes territoriales, je n'ai jamais vu un dossier comme celui-ci : plus on avance, moins on y voit clair dans les principes qui guident les gouvernements successifs.

Par conséquent, avant d'aller plus loin dans vos travaux, je crois qu'il peut être utile de prendre un peu de hauteur : qu'est-ce qu'un territoire français ? Qu'est-ce que la nation française ? Qu'est-ce que l'État français ?

La spécificité française, c'est sans cesse la rencontre entre une logique verticale de l'État vers les territoires, depuis des siècles car l'État s'est construit avant la Nation, et des territoires qui avancent selon une logique horizontale, qui échappe en partie à la compréhension de l'État dans la dernière période. L'État semble sous pression extérieure, en perte de vision stratégique mais voulant toujours maîtriser les choses par le haut.

La grandeur du politique est d'articuler le gouvernement des hommes, la gouvernance, et le gouvernement des choses. Or, une idée commune revient souvent, à droite comme à gauche, selon laquelle la carte fait le territoire. Autrement dit, on vit sur l'illusion qu'une pensée « du haut » - élaborée autour d'une table, autour de nécessités économiques, autour de l'idée qu'il faut faire des réformes structurelles, autour de l'idée que limiter le nombre de collectivités territoriales coûtera moins cher et sera mieux compris par les Français - peut régenter « le bas » sans en connaître les principes fondamentaux.

Après trente ans d'expérience professionnelle, je commence à peine, depuis cinq ans à approcher ce qui agit la France. Comprendre non pas l'actualité, non pas les forces politiques, non pas les sondages d'opinion, non pas ce que les uns pensent d'Hollande, Sarkozy, Juppé, ou qui vous voulez, mais comprendre ce qui « agit » dans la société. Je reprendrai, s'agissant des territoires, une formule récemment utilisée par Manuel Valls et empruntée à l'intellectuel espagnol José Ortega y Gasset : « On ne sait pas ce qui se passe, mais c'est ça qui se passe ». Alors que se passe-t-il ? Il faut accepter, surtout lorsqu'on est un homme politique au plan national, qu'il se passe quelque chose qui vous échappe.

Dans l'imaginaire français cartésien, les territoires avancent sans tête. Ce n'est pas trop gênant tant qu'ils avancent, mais cela peut rapidement le devenir car ils ont besoin de projections. Des territoires français dont la diversité est historique, ce qui nous distingue des autres pays, avancent sans la tête, sans l'État, sans la pensée. Quelque chose se délite : il n'y a pas de portage, dans les représentations individuelles, d'une idée selon laquelle les territoires avancent ensemble.

Il y a quelques années, bien avant les bonnets rouges, j'ai mené une étude en Bretagne sur la montée du néoruralisme, un phénomène qui conçoit le succès des grandes métropoles comme un vécu de relégation pour d'autres territoires. La difficulté dans le génie français vient du fait qu'à Paris, on se représente la société comme Descartes - l'esprit est séparé du corps et gouverne le corps - alors que la réalité est plus proche de Spinoza - l'esprit et le corps sont liés, et c'est même plutôt le corps qui construit les esprits. Je suis plutôt de cette idée-là.

Je crois qu'il y a un « esprit des lieux » en France, c'est-à-dire que quelque chose « agit » sur les élus locaux, sans qu'ils n'en soient toujours conscients. Ce phénomène remonte loin dans l'histoire des territoires, dans leurs permanences culturelles. Les territoires qui excellent et se déploient sont ceux qui parviennent à construire une cohérence entre l'« esprit des lieux », une façon d'être et de faire, et le type de gouvernance, le type d'urbanisme dans les métropoles, la façon dont on joue au football, et le gouvernement des choses : la façon dont on va s'adresser aux entreprises, la façon dont le tissu économique se structure, la capacité et la volonté des élus à projeter les habitants dans l'avenir.

Il y a ceux qui le font excellemment, comme Jean-Marc Ayrault après la fermeture des chantiers navals ou Alain Juppé à Bordeaux, et ceux qui n'y parviennent pas. Sur deux villes qui ont les mêmes caractéristiques économiques, l'une va décliner et l'autre va être en mouvement. C'est une question d'intelligence et d'intuition, puisque l'esprit et le corps fonctionnent ensemble.

D'ailleurs, ce sont souvent des gens extérieurs, venus de Paris, qui au bout d'un certain temps, voient les singularités des territoires. De même que les Français ne comprennent pas la France, ce sont souvent les étrangers qui comprennent la France et sa singularité. Les Français étant universalistes, ils ne peuvent pas penser une seconde que d'aucuns ne fonctionnent pas comme eux. Cela n'est pas sans lien avec ce qui motive nos interventions au Mali ou au Proche-Orient... Ces sujets cognitifs, culturels, de l'imaginaire, de représentation, fondent ce qui, comme dirait José Ortega y Gasset, « agit » la société. Concrètement, ce qui me frappe dans les dernières réformes, de droite comme de gauche, c'est qu'elles n'ont été pensées ni par des principes généraux venus d'en haut, ni par l'« esprit des lieux » venu d'en bas, sur ce qui fait un territoire.

Ce qui fait la compétitivité d'un territoire est sans doute beaucoup plus compliqué que des déterminants binaires. Je pense, sans être un spécialiste, que c'est l'alliance et non la fusion, qui fait le génie européen et, centralement, le génie français. S'il y a une dépression en France, s'il y a un déclin européen, c'est parce qu'il n'y a aucune pensée sur ce qui fait le génie européen et le génie français. Nos gouvernants semblent dire au pays que c'est l'extérieur qui conduit son destin, d'où la montée du Front national. Quant aux dirigeants européens, s'il fallait leur prêter une pensée, le moins que l'on puisse dire, c'est que leur façon d'agir repose sur l'illusion que l'on peut fusionner des peuples par le haut, par des politiques monétaires et budgétaires. Cela rassemble les dogmatiques libéraux économiques ou marxistes, en tout cas les technocrates. Mais l'idée que l'on peut fusionner les peuples « par l'extérieur » est absolument contraire au génie européen depuis des siècles. Je suis d'accord avec Carlos Ghosn quand il affirme que c'est l'identité de Renault qui forge sa compétitivité. Il faut faire des alliances et non pas des fusions : c'est ça le génie européen !

Et le génie français, c'est sans doute la capacité à faire tenir ensemble des territoires si différents. Ils sont travaillés par l'idée que la concurrence internationale les pousse à devenir de plus en plus attractifs : ils ont naturellement tendance à maximiser leur identité, leurs différences. Il y a une pression de l'opinion sur les élus locaux sur ce point. Cela peut être salutaire s'il s'agit d'une démarche universaliste, mais comporte également des dangers si l'on rentre dans des logiques d'opposition : mon village contre la ville, mon département contre la grande région, mon coin contre Paris... dès que l'on pense que l'autre est responsable, on est déjà mort. On est incapable de travailler sur soi, de comprendre ce qui agit. On est dans le déclin et la régression.

Ce qui fait le génie français, c'est donc la capacité à faire vivre ensemble des territoires et des gens d'origines différentes, à partir de cohérences, de projections et de visions communes. C'est pour cela que l'aménagement du territoire est une question de principe avant d'être une question technique.

Quels sont les défis que connaissent les territoires ? Le premier est l'attractivité relative de chaque territoire, qui va mettre en avant ses différents atouts pour se distinguer. Cela signifie de facto une différence, qui ne signifie pas nécessairement une inégalité.

Le numérique est un autre enjeu. Ce n'est pas seulement une technique, c'est aussi une révolution culturelle. Le réel n'avance plus par le concept et la globalité mais par le bas, le prosaïque, et l'usage qui en est fait. Cela pose des difficultés à nos élites et au modèle français dans son ensemble. Cette révolution affecte les territoires, qui évoluent plus vite que ceux qui sont chargés d'en rendre compte. Les acteurs sont dépassés par ce mouvement par le bas. Il est impossible aujourd'hui pour un territoire d'accepter qu'il ne soit pas équipé comme tous les autres territoires. Pourquoi cet intérêt pour le numérique ? Car le numérique permet de faire partie du monde, « d'en être », même si on ne sait pas véritablement où le monde va. La transition énergétique est un autre chantier essentiel, avec la question des réseaux.

L'aménagement du territoire, c'est articuler la verticalité qui permet l'égalité des territoires, avec la volonté légitime des territoires de maximiser leur gouvernance pour valoriser leurs différences. Il faut allier verticalité et horizontalité. Sinon, les territoires évolueront seuls, sans cohérence globale, ce qui créera des tensions. Mais de fait, des différences et des spécialisations se développent, car il est impossible de faire de tout dans un même département ou une même région.

Pour terminer, je souhaite souligner que l'aménagement du territoire est souvent mené sans savoir ce qu'est un territoire. Il va donc falloir porter les principes qui font la nation et les territoires, la verticalité et l'horizontalité, avant d'appréhender les détails techniques. Il faut d'abord construire le paysage mental, avant de mobiliser les acteurs.

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