Je traiterai principalement la question suivante : peut-il y avoir aujourd'hui une politique d'aménagement du territoire conduite par l'État, et à quelles conditions ? La question de l'aménagement du territoire est bien française, c'est une conception issue des Trente Glorieuses. L'État avait alors un projet pour le territoire national. Dans une logique fordiste, la croissance économique devait entraîner la cohésion sociale. Pour cela, il fallait organiser le territoire national et s'assurer qu'il bénéficiait de ces évolutions. Dans ce modèle, le territoire devait être à la fois le support et le résultat. L'aménagement du territoire à la française renvoie à ce moment historique.
Ce modèle a été très vite abandonné, dès la décentralisation des années 1980. La territorialité a alors été présentée comme une solution à la crise de l'État. On est venu chercher comme solution, non pas le territoire national, mais les territoires locaux. Je daterais la fin de l'aménagement du territoire à cette rupture. L'idéologie de la proximité a été mise en avant, avec un appel à la territorialisation des politiques publiques. C'est par le bas qu'il a fallu trouver des méthodes d'action publique. Les territoires sont devenus des solutions et non plus des projets. Le développement territorial a remplacé l'aménagement du territoire, avec comme mot d'ordre : « Vive le local ». La loi d'aménagement du territoire de 1995 a tenté de revenir à une grande vision, sans doute nostalgique. La dernière loi d'aménagement du territoire est en fait la loi Voynet de 1999, mais il s'agit, malgré son intitulé, d'une loi sur le développement territorial, et non sur l'aménagement du territoire.
Depuis une quinzaine d'années, le Gouvernement est confronté aux limites du modèle de développement territorial. Le local ne sauve pas le national, car la somme du développement local ne fait pas le développement national. Il y a également des contradictions entre l'intérêt local et l'intérêt national. Le lancement du Grand Paris est un bon exemple, qui a été présenté comme un projet pour la France, et non pour les parisiens.
L'État confronté à la mondialisation ne peut plus se contenter de l'injonction au développement équivalent des territoires. Nous sommes face à cette deuxième crise de l'aménagement du territoire. Les territoires sont devenus un problème pour l'action publique, car on ne dispose plus d'une vision pour ces territoires. Nous sommes confrontés à un problème de diagnostic. L'aménagement du territoire ne se limite pas au rural. La politique a le tournis sur les territoires : on affirme un jour qu'il faut promouvoir les métropoles car c'est ce qui soutiendra la compétitivité, puis le jour suivant qu'il faut soutenir la ruralité face aux revendications, et désormais qu'il faut se concentrer sur les banlieues. L'absence de vision s'explique aussi par les débats au sein de l'expertise. Des catégorisations idéologiques s'accumulent, comme la notion de « France périphérique », et révèlent une perte des repères territoriaux.
La cause de cette perte des repères, ce n'est pas d'abord la mondialisation, mais la globalisation, c'est-à-dire le fait de vivre dans un monde ouvert. La globalisation déstabilise d'abord le local et non l'État-nation, car c'est le local qui est plus exposé. La question la plus perturbatrice est donc : qu'est-ce qu'une politique locale dans un local globalisé ?
Il faut bâtir un référentiel politique avec des territoires de plus en plus interdépendants et confrontés au décrochage. La question du décrochage est la contrepartie de la globalisation et concerne l'ensemble des territoires. Des territoires décrochent aussi bien dans les banlieues que dans le rural. Ces catégories de pensée sont-elles encore pertinentes pour construire des politiques d'aménagement du territoire ? Ou faut-il des catégories d'interdépendances et de mises en réseau ?
Je proposerai trois pistes de réflexion. La première porte sur l'égalité des territoires. Le Gouvernement actuel remet en avant cet objectif, qui fait partie des gènes français. La question de l'égalité, avec sa projection territoriale, est véritablement une singularité française. Cet objectif est pertinent, mais il faut le poser en termes différents, qui ne visent pas l'égalité entre l'urbain et le rural. En réalité, c'est l'égalité des possibles qui doit compter, en partant des atouts et des ressources de chaque territoire. Le rôle de l'État est d'équiper en quelque sorte les territoires, afin de leur permettre de valoriser leurs atouts dans un monde ouvert.
La seconde proposition vise une politique des liens, qui permettrait de fonder les politiques publiques sur la réciprocité entre l'urbain et le rural. Quand la seule solidarité mécanique ne suffit pas entre le centre et la périphérie, c'est à l'action publique de prendre le relai pour fabriquer ces liens de réciprocité. La réciprocité peut prendre une forme institutionnelle. L'exemple de Nice est à ce titre intéressant, car il s'agit d'une métropole qui intègre complètement l'ensemble de son arrière-pays, et va de la mer à la montagne. Dans le Pays basque, les communes rurales veulent aujourd'hui s'organiser pour créer une intercommunalité permettant d'interagir avec l'agglomération Bayonne-Anglet-Biarritz. Produire ces liens peut également passer, comme proposé récemment par le Gouvernement dans les Assises de la ruralité, par des contrats de réciprocité, entre la ville et le rural.
Troisièmement, je pense qu'au niveau national, on ne peut plus faire de schéma d'aménagement territorial, cela est vain. Ce dont on a besoin, c'est d'une vision qui donne des repères, alors que nous sommes pris dans une incapacité collective à donner du sens au territoire national et à l'assemblage de territoires interdépendants. La concurrence des plaintes vient de cette absence. Et nous avons également besoin d'instruments pour fabriquer ces politiques. Le contrat est un outil moderne d'action publique, mais dévalorisé, car il est trop souvent réduit aux enjeux de financement entre les États et les territoires. La dernière génération des contrats de plan État-régions illustre les limites de cette approche. Le recours au contrat devrait permettre de créer des politiques interterritoriales. L'État doit être le facilitateur de ces politiques.