Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, nous examinons aujourd’hui la proposition de loi visant à la prise en comptes des nouveaux indicateurs de richesse dans la définition des politiques publiques. Ce texte a été adopté par l’Assemblée nationale en première lecture le 29 janvier dernier, sur l’initiative d'Eva Sas et de plusieurs de ses collègues du groupe écologiste.
Cette proposition de loi a été élaborée à la suite du dépôt, également sur l’initiative du groupe écologiste de l’Assemblée nationale, d’une proposition de loi organique portant modification de la loi organique relative à la programmation et à la gouvernance des finances publiques visant à la prise en compte des nouveaux indicateurs de richesse. Toutefois, cette dernière proposition avait été retirée par ses auteurs, le recours à un texte de nature organique ayant été jugé peu opportun par nos collègues députés.
Quoi qu’il en soit, la proposition de loi dont nous sommes saisis vise à ce que le Gouvernement remette annuellement au Parlement, le premier mardi d’octobre, un rapport « présentant l’évolution, sur les années passées, de nouveaux indicateurs de richesse, tels que des indicateurs d’inégalités, de qualité de vie et de développement durable ». De même, elle prévoit une évaluation des politiques publiques engagées et à venir sur la base de ces nouveaux indicateurs de richesse. Enfin, la proposition de loi dispose que « ce rapport peut faire l’objet d’un débat devant le Parlement ».
Force est de constater que la proposition de loi répond à une véritable préoccupation. En effet, elle tend à ce que soient pris en compte de nouveaux indicateurs de richesse venant compléter, sans le remplacer, le produit intérieur brut, dont les limites sont connues de tous.
Le PIB constitue indéniablement une mesure utile de l’évolution des performances économiques, M. le secrétaire d’État vient de le rappeler à l’instant, puisqu’elle n’est pas sans lien avec le bien-être des individus, dès lors qu’elle influe, par exemple, sur le niveau de chômage et qu’elle permet aux autorités publiques d’adapter leurs politiques en conséquence.
Pour autant, cet indicateur ne permet pas d’appréhender la « qualité » de la croissance, ou encore sa « soutenabilité ». En particulier, en application du principe d’« objectivation » des comptes, le PIB ne distingue pas les activités ayant une incidence positive et celles dont l’effet sur le bien-être des individus est négatif. À titre d’exemple, le trafic de stupéfiants est comptabilisé comme toute autre activité de nature commerciale…
Cette « limite » du PIB a été perçue dès l’origine, notamment par l’économiste Simon Kuznets, qui est considéré comme le père de la comptabilité nationale.
Dans ces conditions, de nombreuses initiatives se sont succédé pour étendre ou compléter le PIB, dont je ne citerai que les principales : l’indice de développement humain, l’IDH, développé dans le cadre du Programme des Nations unies pour le développement, le PNUD, au début des années quatre-vingt-dix ; la mesure du bien-être économique, conçue par deux célèbres économistes américains, William D. Nordhaus et James Tobin, au cours des années soixante-dix ; l’indicateur de santé sociale, l’ISS, ou encore l’empreinte écologique.
À quelques exceptions près, les indicateurs de richesse apparus dans la seconde moitié du XXe siècle n’ont connu qu’un succès limité, conservant une visibilité bien moindre que le PIB. Néanmoins, la crise économique et financière a remis à l’ordre du jour les interrogations sur la finalité de la croissance, relançant, par la même occasion, les réflexions relatives aux nouveaux indicateurs de richesse.
À cet égard, il convient de citer les initiatives prises par les organisations internationales et européennes. Ainsi, quelques mois avant la crise, soit en juin 2007, l’OCDE organisait un forum mondial intitulé « Mesurer et favoriser le progrès des sociétés ». La déclaration d’Istanbul qui en a résulté a relevé « un consensus émergeant sur la nécessité de procéder à une mesure du progrès social dans chaque pays, allant au-delà des mesures économiques conventionnelles comme le PIB par tête », ses signataires appelant à ce que des mesures concrètes soient prises afin de favoriser le développement et la diffusion de mesures nouvelles du « progrès social ».
Continuant dans cette voie, l’OCDE a engagé, sur le fondement des travaux menés dans le cadre de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social, mise en place par le Président de la République Nicolas Sarkozy et conduite par Joseph Stiglitz, l’initiative « Vivre mieux ».
En 2009, la Commission européenne a, de son côté, publié une communication ayant pour titre Le PIB et au-delà. Mesurer le progrès dans un monde en mutation, dans laquelle elle identifie cinq actions à réaliser à court et moyen terme, tendant notamment à l’ajout d’indicateurs environnementaux et sociaux au PIB, à une précision accrue des rapports sur la distribution et les inégalités et au développement d’un tableau de bord européen du développement durable.
À ces initiatives internationales et européennes s’ajoutent les mesures prises au niveau national. À ce titre, je souhaiterais citer l’exemple britannique. L’institut de statistiques du Royaume-Uni a lancé, à la fin de l’année 2010, un « programme de mesure du bien-être national » qui a débuté par un vaste débat à l’échelle du pays, faisant appel à des experts et à des contributions citoyennes : 30 000 réponses ont alors été récoltées. Dans ce cadre, des indicateurs du bien-être ont été identifiés et font, depuis lors, l’objet d’une attention accrue dans les analyses de l’institut de statistiques.
La France est, sans aucun doute, l’un des pays où les travaux menés sur les nouveaux indicateurs de richesse ont été les plus nombreux au cours des années récentes.
Ainsi, en 2005, le Conseil national de l’information statistique, le CNIS, a mis en place un groupe de travail sur le niveau de vie et les inégalités sociales, dont les conclusions accordent une large place aux indicateurs sociaux.
De même, saisi par le Premier ministre du projet de stratégie nationale de développement durable pour la période 2009-2013, le Conseil économique, social et environnemental a rendu un avis en novembre 2009, présenté par Philippe Le Clézio, considérant que la diffusion régulière d’indicateurs de développement durable constituait la voie privilégiée de l’appropriation de cette stratégie.
Comme je l’indiquais, une commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social a été mise en place par le Président de la République Nicolas Sarkozy ; conduite par Joseph Stiglitz, Amartya Sen et Jean-Paul Fitoussi, cette commission a rendu son rapport en septembre 2009. Ses conclusions ont eu une influence déterminante sur les travaux relatifs aux nouveaux indicateurs de richesse menés par les organisations internationales, mais aussi par l’INSEE et le Commissariat général au développement durable.
S’inspirant également du rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi, l’Association des régions de France a créé, en 2012, trois déclinaisons régionales d’indicateurs de richesse jusqu’alors réservés aux États – l’indice de développement humain, l’indicateur de santé sociale et l’empreinte écologique –, de même que vingt-deux indicateurs de contexte de développement durable.
En outre, dans son rapport Quelle France dans dix ans ? Les chantiers de la décennie, rendu public en juin 2014, France Stratégie appelle à « associer au PIB un petit nombre d’indicateurs de la qualité de la croissance pouvant faire l’objet d’un suivi annuel ». En septembre 2014, France Stratégie a publié une note d’analyse dans laquelle elle propose sept indicateurs susceptibles d’accompagner le PIB dans un tableau de bord de la qualité de la croissance française.
Plus récemment, sous l’égide du Conseil économique, social et environnemental, et en collaboration avec France Stratégie, des travaux ont été engagés afin de développer un tableau de bord d’indicateurs venant compléter le PIB. Ces travaux sont encore en cours et devraient s’achever, après la consultation d’experts et de panels de citoyens, au mois de septembre de cette année.
Il apparaît donc que les nouveaux indicateurs de richesse ne manquent pas. Toutefois, ces derniers ont pour principale faiblesse de présenter une visibilité limitée et ne sont, par conséquent, pas en mesure de « modifier » la perception qu’ont les acteurs publics et les citoyens des politiques qui sont menées. Aussi la finalité de la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui est-elle de renforcer la saillance de ces nouveaux indicateurs de richesse et de prévoir que ces derniers soient régulièrement actualisés et suivis.
Ces nouveaux indicateurs de richesse permettraient de compléter utilement le PIB, dont j’ai rappelé brièvement les lacunes. Néanmoins, en ma qualité de rapporteur, j’ai identifié différents éléments susceptibles, selon moi, de limiter l’efficacité de la proposition de loi. Je pense notamment à la date de transmission au Parlement du rapport relatif aux nouveaux indicateurs de richesse, ou encore à la nécessité de préciser que les indicateurs qui seront retenus dans ce cadre devront reposer sur des données objectives et quantifiables.
Dans ces conditions, j’avais initialement proposé un amendement tendant à modifier la rédaction du dispositif de la présente proposition de loi. Néanmoins, en raison des contraintes inhérentes à l’inscription à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale des textes déposés sur l’initiative des groupes d’opposition et des groupes minoritaires, j’ai retiré cet amendement lors de l’examen en commission, afin de ne pas retarder plus que de raison l’adoption définitive de la proposition de loi et ai proposé une adoption conforme du texte, recommandation qui a été suivie par la commission des finances.