Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, au-delà du contenu de cette proposition de loi, dont je partage les objectifs, Mme Eva Sas, que je salue, nous invite à réfléchir au rapport existant entre la quantification des phénomènes socio-économiques et environnementaux et l’efficacité de l’action politique et publique.
Comme nous le disent des chercheurs tels qu’Albert Ogien, dans son étude sur « la valeur sociale du chiffre », la quantification du politique est une démarche qui ne va pas de soi. Elle est problématique.
La politique, dans sa définition comme dans son appréciation, ne saurait être résumée à une représentation chiffrée, fût-elle hautement sophistiquée. Lorsque l’on examine les diverses modalités de quantification de l’action politique, on repère deux approches types très différentes, l’une centrée sur la mesure de la performance, l’autre sur le développement de la démocratie.
Utilisé au service de la performance, le chiffre est conçu comme un facteur contribuant à encadrer l’action sans souci particulier de soumettre les choix possibles à la décision collective.
Utilisé au service de la démocratie, le chiffre est au contraire envisagé comme un facteur d’extension du débat public et d’accroissement des sphères d’exercice de la responsabilité politique des citoyens.
D’une certaine manière, on peut dire que c’est entre ces deux approches, radicalement différentes, que se situe la manière dont les gouvernements utilisent le système du chiffre, appelons-le ainsi, afin de mener l’action politique et de réformer l’État sous l’empire du principe d’efficacité.
En filigrane, la présente proposition de loi soulève la question de la performance des politiques, une question centrale qui doit faire l’objet d’un débat démocratique. Or notre mode de fonctionnement institutionnel, dans ses dimensions politique et administrative, nous amène à constater que l’écart se creuse entre le registre de la performance et le registre de la démocratie. Ainsi, la performance mal orientée ou mal définie peut desservir la démocratie et l’intérêt général, notion d’ailleurs elle aussi problématique.
Au fond, les indicateurs de richesse comme le PIB ne sont que des conventions, aujourd’hui mises à mal par la crise économique et sociale, qui est très profonde. Nous savons bien, en effet, que le PIB ne dit rien du creusement des inégalités sociales, ce qui peut expliquer le décalage, ou l’écart, entre les perceptions qu’ont de la réalité les citoyens et les experts.
Les dernières consultations ont confirmé une fois de plus la tendance constante à la baisse de la participation électorale. Comment intéresser ou ré-intéresser le citoyen français à la chose publique, à la Politique avec un grand « P » ? Telle est la question qui se pose à nous tous ; elle est cruciale pour notre avenir commun car, à travers elle, c’est la démocratie elle-même qui est interrogée.
Jean-Paul Fitoussi, qui a déjà été largement cité ce matin, a tenu, au sujet des inégalités, des propos auxquels je souscris pleinement : « Elles conduisent à l’exclusion et à la violence, qui rompent la cohésion sociale et donc la démocratie. La confiance et la démocratie sont des actifs dits intangibles, mais elles sont essentielles pour la soutenabilité » de notre développement.
Une manière de combler l’écart entre les perceptions de la réalité dont j’ai parlé consisterait à amplifier les pratiques de la démocratie en garantissant aux citoyens le droit de participer activement au processus d’élaboration des systèmes de quantification de la vie publique.
Dans son dernier ouvrage, L’Humanitude au pouvoir ; comment les citoyens peuvent décider du bien commun, le professeur Jacques Testart met en lumière l’étonnante capacité des citoyens à comprendre les enjeux, à réfléchir, à délibérer et à prendre des décisions au nom de l’intérêt commun. Les jurys citoyens, constitués notamment pour traiter des controverses sociotechniques, sont la preuve concrète de la réalité de ces capacités citoyennes.
La présente proposition de loi marque une première étape intéressante sur le chemin vers une implication directe du citoyen dans l’évaluation plus rationnelle de l’efficience des politiques menées. La réflexion qu’elle ouvre devra être poursuivie sur le terrain de l’institution d’un droit politique à définir les valeurs sociales que la collectivité veut voir exprimées par le chiffre. Ce droit nouveau pourrait permettre de régénérer le débat démocratique de fond, ce dont notre pays a besoin pour retrouver la confiance dans ses institutions et ses représentants.
Nous connaissons déjà les conseils citoyens institués par la nouvelle politique de la ville. Pourquoi ne pas créer par la loi des conférences citoyennes du bien commun qui traiteraient des systèmes de quantification et d’évaluation des politiques publiques, nationales comme locales ?
Sur la question des valeurs sociales et des indicateurs susceptibles de leur correspondre, le projet républicain demeure, pour moi, le cadre de référence ; il doit seulement être actualisé pour prendre en compte les grands enjeux climatiques et environnementaux. Versons au débat public, par l’intermédiaire des conférences citoyennes du bien commun dont je propose l’instauration, des propositions d’indicateurs de nature à faire le lien entre politiques publiques et valeurs républicaines traduites dans la vie concrète de tous les citoyens français.
Mes chers collègues, au-delà des systèmes d’indicateurs existants, nombreux mais dont l’utilisation est réservée, pour l’essentiel, à des professionnels et à des spécialistes, il s’agit d’ouvrir la voie à une représentation de la réalité de notre société et de ses évolutions, éventuellement critiquables, pour permettre une prise de conscience commune et un débat. La présente proposition de loi répond à cette nécessité démocratique, et c’est pourquoi je la voterai.
Cela étant, d’autres démarches propres à mobiliser activement les citoyens sur ce sujet pourraient la prolonger. Tel est le sens de ma proposition de créer des conférences citoyennes du bien commun. J’apporterai, le cas échéant, ma contribution à cette construction démocratique et républicaine, grandement nécessaire, me semble-t-il, dans la période que traverse actuellement notre pays !