Intervention de Béji Caïd Essebsi

Réunion du 7 avril 2015 à 9h30
Réception solennelle de s.e. m. béji caïd essebsi président de la république tunisienne

Béji Caïd Essebsi, président de la République tunisienne :

Monsieur le président du Sénat, messieurs les membres du Gouvernement, mesdames, messieurs les sénateurs, mesdames, messieurs, chers amis, c’est au peuple tunisien, à ses martyrs d’abord, mais aussi à tous ceux qui ont entrepris de démontrer au monde entier qu’en ce petit pays est né un grand dessein, que je dois l’honneur de m’exprimer devant vous aujourd’hui.

Notre dessein, c’est de construire, malgré les soubresauts, malgré l’agitation alentour, un havre de paix, de démocratie et de liberté, un lieu où le débat public est perçu comme une force et où la diversité, qu’elle soit culturelle, religieuse ou sociale, est considérée comme une richesse parce que la Tunisie est belle de cette diversité et que, pour reprendre Aragon, « fou qui songe à ses querelles au cœur du commun combat ».

C’est au nom du peuple et de cette diversité que je vous salue et que je vous exprime mes vifs remerciements pour cette invitation.

Nous n’oublions pas, monsieur le président du Sénat, cher Gérard Larcher, que vous fûtes l’un des premiers hommes d’État français à condamner ouvertement, plusieurs jours avant le 14 janvier 2011, la manière dont le régime d’alors répondait au soulèvement populaire. Nous n’oublions pas que, en 2014, le président du Sénat d’alors, M. Jean-Pierre Bel, était aux côtés du peuple tunisien pour célébrer la naissance de notre constitution.

Les slogans lancés au cours de la révolution ont puisé leurs sources dans les valeurs universelles de liberté, de justice et de démocratie. Comme le disait Pierre Mendès France, cher à nos deux patries, « la démocratie est d’abord un état d’esprit ».

En cette chambre haute du Parlement, temple de la démocratie, je peux affirmer que cet état d’esprit est aujourd’hui ancré dans notre vie politique, tout comme les valeurs démocratiques sont désormais ancrées dans notre constitution.

Le processus n’a certes pas été facile ; il n’est d’ailleurs pas achevé, et je m’incline devant la mémoire de ceux qui l’ont payé de leur vie. Un terrorisme aveugle, sans foi ni loi, a fait des victimes parmi les leaders tunisiens, les soldats, les membres des forces de sécurité, les civils et, tout récemment encore, parmi nos hôtes.

Mais tout au long de ce processus, le peuple tunisien et sa classe politique ont pu démontrer et affermir leur maturité, dépasser les oppositions et construire le consensus. Nous avons refusé de voir en la religion un élément de dissension, et nous gouvernons ensemble pour le renouveau économique et la justice sociale.

Ce n’est pas un hasard si la Tunisie a initié la vague des soulèvements arabes et a pu, en un temps si court, faire éclore les bourgeons que nous espérons annonciateurs d’un printemps. La Tunisie a toujours su marquer les esprits et contribuer à façonner son environnement régional. C’est en Tunisie qu’est né ce nom d’Ifriqya qui est devenu, par la suite, celui de tout le continent. C’est en Tunisie, que Phéniciens et Berbères ont donné naissance à l’un des plus grands ports de Méditerranée. C’est en Tunisie qu’a été fondé l’un des plus hauts lieux de l’Islam, la grande mosquée de Kairouan, et c’est de Tunisie que sont partis les fondateurs d’Al Quaraouiyine à Fès et d’Al Azhar au Caire.

La Tunisie de la Zitouna a donné à l’islam du juste milieu ses lectures les plus éclairées et parmi les plus brillants de ses savants. Cette lecture d’ouverture de l’islam n’est pas une innovation, c’est celle de la vieille orthodoxie malékite, bien antérieure aux doctrines rigides et extrémistes.

Très souvent, dans le monde, on confond islamisme et islam. L’islamisme est un mouvement essentiellement politique. Il instrumentalise la religion musulmane pour arriver au pouvoir en utilisant la force et la violence.

L’islam tunisien est également celui des réformateurs du XIXe siècle avec Kheireddine Pacha et d’illustres figures féminines telles que Aziza Othmana et Fatma El Fehria, ainsi que des réformateurs sociaux à l’instar de Mohamed Ali El Hammi et Tahar Haddad. À chaque fois, la Tunisie, confiante en son identité et attachée à son héritage, a répondu par les mots et non par la violence, mobilisant le génie face à l’obscurantisme.

C’est ainsi que la Tunisie a été le premier pays arabe à abolir l’esclavage en 1848, à promulguer une constitution en 1861, à donner le droit de vote aux femmes en 1957 et à initier, en 2011, un mouvement mondial et populaire de revendications démocratiques de la Kasbah à Tahrir, de la Puerta del Sol à Taksim, de Wall Street à Syntagma.

Ainsi la Tunisie est-elle à la fois singulière et complètement méditerranéenne, arabe, musulmane, africaine et inscrite dans une dynamique mondiale.

Notre histoire ouverte aux influences multiples nous a permis d’éviter des écueils, mais le message que nous portons aujourd’hui est celui de la parfaite compatibilité entre chacune de ces cultures et les valeurs de la République. Les peuples arabes et musulmans aspirent, comme tous les autres, à la démocratie, et le respect des libertés de croyance et de conscience y est possible. C’est ce qu’affirme notre constitution. Nous croyons en la possible coexistence pacifique entre les peuples et les religions. Elle est inscrite dans notre histoire.

Aussi sommes-nous frappés d’une grande tristesse lorsque la barbarie s’exprime de la manière la plus odieuse, comme cela a été le cas au Bardo, comme cela a été le cas à Paris en janvier dernier. Je tiens à saluer la mémoire de ses victimes, au nombre desquelles Yoav Hattab, que vous avez cité, monsieur le président, Elsa Cayat, François-Michel Saada et Georges Wolinski, qui étaient tous des enfants de Tunis.

Le refus de la barbarie s’exprimait déjà au cours de la Seconde Guerre mondiale par la bouche d’Habib Bourguiba, fondateur de la République tunisienne, qui, le 8 janvier 1943, à son retour d’exil, rappelait à l’ensemble de la population et à ses militants son rejet du fascisme et son soutien à la résistance gaulliste.

Je me rappelle que l’un de nos militants de base, interpellant Habib Bourguiba, lui avait dit ceci : « Alors, vous voulez que nous devenions des gaullistes, aujourd’hui ? » Ce à quoi Habib avait répondu : « Oui, monsieur, mieux vaut être gaulliste que dans les rangs des fascistes ! »

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