Intervention de Bruno Lasserre

Commission des affaires économiques — Réunion du 8 avril 2015 à 9h30
Conséquences sur les règles de concurrence de la concentration des centrales d'achats de la grande distribution en matière d'approvisionnement de produits agro-alimentaires — Audition de M. Bruno Lasserre président de l'autorité de la concurrence sur l'avis rendu par l'autorité de la concurrence

Bruno Lasserre, président de l'Autorité de la concurrence :

Entre septembre et décembre 2014 sont intervenus trois accords entre grandes enseignes pour mutualiser leurs achats. Ceux-ci ont concerné toute la grande distribution, quelle que soit sa forme d'exploitation - coopérative ou intégrée. La première alliance, conclue en septembre, a ainsi concerné Système U, groupe coopératif, et Auchan, groupe intégré, selon une formule qui le distingue des deux autres accords signés par la suite dans la mesure où aucune structure juridique commune n'a été créée. Système U a simplement donné mandat à Auchan, sur une base annuelle reconductible tacitement, pour conclure, en son nom, une partie de ses achats qui concernent tous les fournisseurs de marques nationales communes aux deux enseignes, soit 300 fournisseurs, à l'exclusion des PME, des marques de distributeurs (MDD), des produits frais traditionnels et des marques « premier prix ». Cette délégation ne porte pas sur tous les aspects de la négociation commerciale mais uniquement sur le prix dit « triple net », c'est-à-dire le prix d'achat net des remises et ristournes commerciales pour lesquelles Système U conserve un lien direct avec les fournisseurs. Enfin, est posé le principe d'une exclusivité de négociation pour tout le champ de l'accord.

En termes de contexte, les deux groupes nous ont expliqué que cette alliance était nécessaire pour répondre à l'intensification de la guerre des prix à compter de la fin de l'année 2013 et singulièrement du début de l'année 2014, notamment dans les hypermarchés, et à l'érosion des marges qui s'en est suivie. Or, la compétition sur les prix à l'achat est le nerf de la guerre en la matière. Système U a par ailleurs évoqué le risque de perdre une partie de ses magasins car à la différence des autres enseignes, ses adhérents, liés par des contrats annuels, peuvent quitter le groupe à tout moment.

La deuxième alliance a concerné, là encore, un groupe coopératif, Intermarché, et un groupe intégré, Casino mais qui ont cette fois-ci choisi de créer une structure juridique nouvelle chargée de leur politique d'achat commune. Le champ de cette coopération s'étend aux principaux fournisseurs des marques nationales communes aux deux distributeurs - 64 fournisseurs concernés - à l'exclusion des fournisseurs susceptibles d'être en état de dépendance économique ou dont la part de marché serait supérieure à 15 % par catégorie de produit, les deux groupes étant soucieux de pas accentuer encore cette dépendance économique. Les MDD et les produits frais traditionnels sont exclus et l'accord porte à la fois sur le prix « triple net » et sur la négociation du contrat cadre annuel, tout en prévoyant une exclusivité de négociation.

La dernière alliance, entre Carrefour et Cora, nous est présentée par les acteurs comme la conséquence des deux premières dès lors qu'il y aurait eu un risque, faute d'accord, à ne plus être positionné de façon suffisamment attractive par rapport à leurs principaux concurrents. Une troisième organisation est retenue, Provera, la centrale d'achat de Cora, adhérant à la centrale de référencement de Carrefour. L'accord concerne tous les grands fournisseurs des marques nationales communes aux deux partenaires et exclut les PME, la filière agricole, les MDD et les produits frais traditionnels. Le mécanisme retenu est proche de celui mis en oeuvre entre Intermarché et Casino à une différence près : l'absence de principe d'exclusivité de négociation, même s'il est peu probable en pratique que Provera ne s'approvisionne en dehors de la centrale de Carrefour.

Ces alliances étaient d'autant plus préoccupantes qu'elles sont intervenues juste avant l'ouverture des négociations commerciales avec les fournisseurs encadrées par la loi « LME » et avec un préavis très court. Les fournisseurs ont donc eu la surprise de se retrouver face à trois équipes là où il y en avait auparavant six, dans un moment éminemment sensible et stratégique pour eux.

Avant d'en venir au fond de notre avis, je souhaiterais rappeler l'intérêt et les limites d'un tel avis en comparaison de nos autres possibilités d'intervention. L'Autorité de la concurrence intervient traditionnellement de deux façons : au titre du contrôle préalable des concentrations, nous statuons sur les cas de fusion ou de rachat comme nous l'avons fait, par exemple, lors des rachats de Dia par Carrefour, de Monoprix par Casino ou encore de Mr Bricolage par Kingfisher, même si ce dernier n'a finalement pas abouti. Dans ce cadre, nous imposons, avant de donner notre feu vert, des conditions, le plus souvent sous la forme de cessions d'actifs dans les zones de chalandise où le pouvoir de marché de la nouvelle entité serait excessif.

Or, dans le cas présent, aucune des trois alliances n'est de nature concentrative, ce qui aurait justifié que l'Autorité de la concurrence en soit saisie avant de pouvoir les mettre en oeuvre. Dans le premier cas, il s'agit d'un simple accord sans structure juridique nouvelle ni prise de participation ; dans les deux autres, les structures juridiques créée ou renforcée ne sont pas, au sens du droit de la concentration, des entreprises « de plein exercice » qui auraient une existence économique en dehors du service rendu aux entreprises mères. Par conséquent, l'Autorité de la concurrence considère, en ligne avec ses homologues européens, que ces alliances, coopératives et non concentratives, n'ont pas à être soumises au contrôle préalable des concentrations.

La seconde forme d'intervention de l'Autorité de la Concurrence a trait à la constatation de cartels ou d'ententes secrètes ; si l'Autorité estime que ces ententes sont anti-concurrentielles, les entreprises qui les pratiquent s'exposent à des sanctions. L'Autorité peut également agir au contentieux en déclenchant des enquêtes qui peuvent aboutir au prononcé d'amendes très élevées allant, en application du code de commerce, jusqu'à 10 % du chiffre d'affaires mondial du groupe dont ces entreprises relèvent.

La formulation d'un avis relève d'un autre exercice : même s'il est toujours possible d'engager, dans un second temps, une procédure contentieuse à l'issue de laquelle une infraction pourrait être réprimée, l'avis permet de poser un diagnostic, d'exercer notre vigilance en indiquant les risques auxquels s'exposent les entreprises concernées et d'inviter à corriger certains comportements.

Dans cet avis, nous avons essayé d'établir une cartographie des risques. Tout en ne remettant pas en cause les explications stratégiques qui nous ont été données pour justifier ces accords - la nécessité de conserver un positionnement attractif dans un contexte de guerre des prix et de détérioration des marges -, nous constatons qu'aujourd'hui en France, quatre enseignes ou super-centrales d'achat - les trois précédemment citées et Leclerc - représentent 90 % du marché en aval.

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