La réunion est ouverte à 9 h 30.
Mes chers collègues, j'ai le plaisir d'accueillir M. Bruno Lasserre, président de l'Autorité de la concurrence. Il va nous rendre compte de l'avis que nous lui avions demandé sur la concentration des centrales d'achat de la grande distribution et ses effets sur la concurrence sur le marché des produits agro-alimentaires. Il est accompagné de M. Joël Tozzi, rapporteur général adjoint, Mme Estelle Peres-Bonnet et M. Erwann Kerguelen, rapporteurs.
M. le président, nous sommes impatients de vous entendre. La presse s'est beaucoup fait l'écho de l'avis de l'Autorité de la concurrence, preuve qu'il peut y avoir un problème quand un petit groupe d'acheteurs domine un marché et que de surcroît ce petit groupe s'organise. La commission des affaires économiques, rejointe en cela par le Gouvernement, a bien fait de vous saisir du sujet. Elle l'a fait sans préjugé, en confiant ses interrogations à une autorité impartiale qui donne un avis en fonction de l'application de la loi.
L'enjeu est important, pour les consommateurs, mais aussi pour l'industrie agro-alimentaire dans son ensemble qui est une des principales industries de notre pays.
Une partie de nos collègues doit être en cet instant en réunion de la commission spéciale sur la loi « Macron ». C'est le cas de Mme Dominique Estrosi Sassone qui en est l'une des rapporteurs. Je vous précise qu'elle a déposé au nom de la commission un amendement que l'Autorité de la concurrence a inspiré pour prévenir l'abus de dépendance économique.
Je vais vous laisser dans un instant développer le sujet sur le fond, mais j'aimerais d'ores et déjà vous remercier pour la qualité de ce rapport, la rigueur de ses analyses et la pertinence de son argumentation.
Merci Monsieur le président. J'en profite pour vous remercier à mon tour de nous avoir saisis de ce sujet, d'abord parce que nous sommes toujours ravis que le Parlement nourrisse ainsi notre activité et ensuite parce que cela nous donne l'occasion de faire le point sur le rôle joué par l'Autorité de la concurrence en matière de concentration dans la grande distribution. Votre saisine, à laquelle a été jointe celle du Gouvernement, est d'autant plus opportune qu'elle est intervenue dans le contexte préoccupant de la multiplication des accords de concentration de centrales d'achat. Comme nous nous y étions engagés, nous avons rendu notre avis avant que vous n'examiniez le projet de loi « Macron ».
Entre septembre et décembre 2014 sont intervenus trois accords entre grandes enseignes pour mutualiser leurs achats. Ceux-ci ont concerné toute la grande distribution, quelle que soit sa forme d'exploitation - coopérative ou intégrée. La première alliance, conclue en septembre, a ainsi concerné Système U, groupe coopératif, et Auchan, groupe intégré, selon une formule qui le distingue des deux autres accords signés par la suite dans la mesure où aucune structure juridique commune n'a été créée. Système U a simplement donné mandat à Auchan, sur une base annuelle reconductible tacitement, pour conclure, en son nom, une partie de ses achats qui concernent tous les fournisseurs de marques nationales communes aux deux enseignes, soit 300 fournisseurs, à l'exclusion des PME, des marques de distributeurs (MDD), des produits frais traditionnels et des marques « premier prix ». Cette délégation ne porte pas sur tous les aspects de la négociation commerciale mais uniquement sur le prix dit « triple net », c'est-à-dire le prix d'achat net des remises et ristournes commerciales pour lesquelles Système U conserve un lien direct avec les fournisseurs. Enfin, est posé le principe d'une exclusivité de négociation pour tout le champ de l'accord.
En termes de contexte, les deux groupes nous ont expliqué que cette alliance était nécessaire pour répondre à l'intensification de la guerre des prix à compter de la fin de l'année 2013 et singulièrement du début de l'année 2014, notamment dans les hypermarchés, et à l'érosion des marges qui s'en est suivie. Or, la compétition sur les prix à l'achat est le nerf de la guerre en la matière. Système U a par ailleurs évoqué le risque de perdre une partie de ses magasins car à la différence des autres enseignes, ses adhérents, liés par des contrats annuels, peuvent quitter le groupe à tout moment.
La deuxième alliance a concerné, là encore, un groupe coopératif, Intermarché, et un groupe intégré, Casino mais qui ont cette fois-ci choisi de créer une structure juridique nouvelle chargée de leur politique d'achat commune. Le champ de cette coopération s'étend aux principaux fournisseurs des marques nationales communes aux deux distributeurs - 64 fournisseurs concernés - à l'exclusion des fournisseurs susceptibles d'être en état de dépendance économique ou dont la part de marché serait supérieure à 15 % par catégorie de produit, les deux groupes étant soucieux de pas accentuer encore cette dépendance économique. Les MDD et les produits frais traditionnels sont exclus et l'accord porte à la fois sur le prix « triple net » et sur la négociation du contrat cadre annuel, tout en prévoyant une exclusivité de négociation.
La dernière alliance, entre Carrefour et Cora, nous est présentée par les acteurs comme la conséquence des deux premières dès lors qu'il y aurait eu un risque, faute d'accord, à ne plus être positionné de façon suffisamment attractive par rapport à leurs principaux concurrents. Une troisième organisation est retenue, Provera, la centrale d'achat de Cora, adhérant à la centrale de référencement de Carrefour. L'accord concerne tous les grands fournisseurs des marques nationales communes aux deux partenaires et exclut les PME, la filière agricole, les MDD et les produits frais traditionnels. Le mécanisme retenu est proche de celui mis en oeuvre entre Intermarché et Casino à une différence près : l'absence de principe d'exclusivité de négociation, même s'il est peu probable en pratique que Provera ne s'approvisionne en dehors de la centrale de Carrefour.
Ces alliances étaient d'autant plus préoccupantes qu'elles sont intervenues juste avant l'ouverture des négociations commerciales avec les fournisseurs encadrées par la loi « LME » et avec un préavis très court. Les fournisseurs ont donc eu la surprise de se retrouver face à trois équipes là où il y en avait auparavant six, dans un moment éminemment sensible et stratégique pour eux.
Avant d'en venir au fond de notre avis, je souhaiterais rappeler l'intérêt et les limites d'un tel avis en comparaison de nos autres possibilités d'intervention. L'Autorité de la concurrence intervient traditionnellement de deux façons : au titre du contrôle préalable des concentrations, nous statuons sur les cas de fusion ou de rachat comme nous l'avons fait, par exemple, lors des rachats de Dia par Carrefour, de Monoprix par Casino ou encore de Mr Bricolage par Kingfisher, même si ce dernier n'a finalement pas abouti. Dans ce cadre, nous imposons, avant de donner notre feu vert, des conditions, le plus souvent sous la forme de cessions d'actifs dans les zones de chalandise où le pouvoir de marché de la nouvelle entité serait excessif.
Or, dans le cas présent, aucune des trois alliances n'est de nature concentrative, ce qui aurait justifié que l'Autorité de la concurrence en soit saisie avant de pouvoir les mettre en oeuvre. Dans le premier cas, il s'agit d'un simple accord sans structure juridique nouvelle ni prise de participation ; dans les deux autres, les structures juridiques créée ou renforcée ne sont pas, au sens du droit de la concentration, des entreprises « de plein exercice » qui auraient une existence économique en dehors du service rendu aux entreprises mères. Par conséquent, l'Autorité de la concurrence considère, en ligne avec ses homologues européens, que ces alliances, coopératives et non concentratives, n'ont pas à être soumises au contrôle préalable des concentrations.
La seconde forme d'intervention de l'Autorité de la Concurrence a trait à la constatation de cartels ou d'ententes secrètes ; si l'Autorité estime que ces ententes sont anti-concurrentielles, les entreprises qui les pratiquent s'exposent à des sanctions. L'Autorité peut également agir au contentieux en déclenchant des enquêtes qui peuvent aboutir au prononcé d'amendes très élevées allant, en application du code de commerce, jusqu'à 10 % du chiffre d'affaires mondial du groupe dont ces entreprises relèvent.
La formulation d'un avis relève d'un autre exercice : même s'il est toujours possible d'engager, dans un second temps, une procédure contentieuse à l'issue de laquelle une infraction pourrait être réprimée, l'avis permet de poser un diagnostic, d'exercer notre vigilance en indiquant les risques auxquels s'exposent les entreprises concernées et d'inviter à corriger certains comportements.
Dans cet avis, nous avons essayé d'établir une cartographie des risques. Tout en ne remettant pas en cause les explications stratégiques qui nous ont été données pour justifier ces accords - la nécessité de conserver un positionnement attractif dans un contexte de guerre des prix et de détérioration des marges -, nous constatons qu'aujourd'hui en France, quatre enseignes ou super-centrales d'achat - les trois précédemment citées et Leclerc - représentent 90 % du marché en aval.
Les produis frais et les produits d'enseignes sont-ils compris dans les 10 % restants ?
Je parle ici du marché de détail et non de la relation avec les fournisseurs, même si cela reflète malgré tout la puissance d'achat de ces acteurs auprès des fournisseurs. Le cumul des parts de marché respectives de ces quatre acteurs représente bien 90 % du marché en aval, ce qui est un phénomène nouveau qui pose une autre question : ces accords d'achat sont-ils la fin d'une histoire ou le début d'une autre ? Système U et Auchan nous expliquent que cet accord pourrait être le prélude à une alliance beaucoup plus vaste autour d'une mutualisation de la logistique, voire d'un partage de magasins et d'un repositionnement de ces enseignes autour d'un certain format. Il s'agirait alors d'une véritable alliance stratégique, notifiable en tant que telle à l'Autorité de la concurrence ou à la Commission européenne. L'étape que nous venons de franchir nécessite par conséquent une vigilance de notre part.
Quels sont les risques concurrentiels de tels accords ? Nous avons examiné ces risques tant sur le marché aval - la relation entre les consommateurs et les grands distributeurs - que sur le marché amont - entre fournisseurs et distributeurs. Nous sommes en particulier attentifs à ce que ces coopérations en matière d'achat ne détériorent pas la concurrence au détriment du consommateur, qui doit conserver un choix. Or, nous pensons qu'à l'occasion de la mise en commun de la politique d'achat, des informations stratégiques pourraient être échangées entre les enseignes ; nous ne sommes pas entièrement persuadés que tous les efforts sont faits pour garantir l'étanchéité entre les équipes commerciales chargées, en amont, de la négociation avec les fournisseurs et celles fixant, en aval, le positionnement prix de chaque enseigne.
Prenons l'exemple des promotions : le positionnement concurrentiel d'un distributeur dépend des promotions qu'il propose sur certains produits, de leurs conditions ainsi que du moment auquel ont lieu ces opérations. Or, il est clair qu'il existe un lien entre ces campagnes promotionnelles et les négociations avec les fournisseurs qui y sont associés. Nous avons ainsi les plus grands doutes sur la pertinence de la séparation décidée, dans le cadre de l'accord entre Système U et Auchan, entre la négociation du prix « triple net » et celle des contreparties commerciales car nous pensons qu'il est illusoire de vouloir les dissocier - d'ailleurs, la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l'économie dite loi « LME » impose une négociation globale. Comment les équipes vont-elles y parvenir sans se parler ?
Il existe un deuxième risque sur le marché aval lié aux accords de coopération à l'achat des opérateurs de la grande distribution, qui réside dans une moindre incitation à se faire concurrence pour attirer de nouveaux adhérents au sein des réseaux de distribution.
À côté des risques de limitation de la concurrence sur le marché aval, les accords de coopération sont porteurs de risques de limitation de la concurrence sur le marché amont, c'est-à-dire dans les relations entre les grandes enseignes de la distribution et leurs fournisseurs. Ce risque est fonction de la part de marché que représentent ces enseignes auprès des fournisseurs. Si les produits frais ne font pas partie du champ des accords de coopération, d'autres produits comme la droguerie, les produits secs ou les préparations alimentaires industrielles, sont concernés. Pour certains fournisseurs, il existe un risque d'abus de dépendance économique. Le déséquilibre des relations commerciales risque au final d'entraîner une moindre concurrence entre producteurs, qui cesseront d'innover et d'investir car ils n'en auront plus les moyens. L'Autorité de la concurrence a auditionné de nombreux industriels et a adressé pas moins de 34 questionnaires détaillés aux fournisseurs de la grande distribution : cette conséquence paraît claire à beaucoup d'entre eux, même si elle n'est pas automatique.
Au-delà du risque concurrentiel, l'Autorité de la concurrence constate l'existence de comportements qui tendent à se généraliser : menaces de déréférencement en cas de refus de baisse des prix, demandes de garantie de la marge des distributeurs formulées auprès des fournisseurs, qui deviennent ainsi la variable d'ajustement des politiques commerciales des distributeurs.
Une fois les constats posés, il faut réfléchir aux solutions. L'Autorité de la concurrence en a déjà évoqué plusieurs dans une note d'étape transmise en janvier dernier et confirme les pistes avancées dans son rapport définitif :
- Puisque les alliances commerciales ne sont pas contrôlables par l'Autorité de la concurrence au titre du contrôle des concentrations, il a été demandé que l'Autorité soit informée préalablement à la mise en oeuvre de ces accords, et que ces accords n'entrent en vigueur qu'après un délai de deux mois à compter de la notification. Un amendement en ce sens a été adopté par l'Assemblée nationale dans le cadre de la discussion du projet de loi «Macron ». Cet amendement ne règle rien sur le fond, mais permet une information précoce de l'Autorité de la concurrence.
- Ensuite, la réponse n'est pas seulement dans les mains de l'Autorité de la concurrence. Le ministre, et plus particulièrement les services de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) est le garant du bon fonctionnement des marchés. C'est à la DGCCRF de veiller à l'équilibre des forces économiques, en vérifiant que les acteurs économiques ne se livrent pas aux pratiques interdites par l'article L. 442-6 du code de commerce. L'ensemble des cas qui préoccupent les fournisseurs figurent déjà aujourd'hui dans cette liste, qu'il s'agisse des garanties de marge ou encore des exigences d'avantages sans contreparties. Par ailleurs, notons que, comme les acteurs économiques sont parfois réticents à saisir la justice pour faire cesser les pratiques abusives dont ils sont les victimes, de peur de représailles économiques de la part de leurs clients, qui peuvent mettre en danger l'existence même de l'entreprise, la loi permet au ministre de l'économie de se substituer à eux.
- Les députés, durant la discussion du projet de loi « Macron », ont augmenté le montant des amendes dues en cas de manquement aux dispositions de l'article L. 442-6 du code de commerce, car elles n'étaient pas assez dissuasives. L'amende pourrait monter jusqu'à 5 % du chiffre d'affaires annuel du contrevenant. Or, la commission spéciale du Sénat a fait le choix de supprimer cette nouvelle disposition, pourtant plus dissuasive.
- Une autre piste d'amélioration consiste en un assouplissement de la caractérisation de l'abus de dépendance économique. Cette notion existe depuis 1986 mais est peu utilisée car ses conditions de reconnaissance sont trop contraignantes ! Il faut d'abord prouver que cet abus affecte la concurrence sur tout un marché, et il faut ensuite que la dépendance ne soit pas consentie volontairement par l'acteur économique qui est dépendant, ce qui n'est pas simple.
Un exemple pourrait être pris dans le secteur de la pomme : le marché est le plus souvent local, or, même si un fournisseur écoule 40 à 50 % de sa production dans une seule enseigne, le juge écartera la qualification de dépendance économique s'il existe pour ce producteur des solutions alternatives, par exemple dans une autre région voire à l'étranger, même si elles sont compliquées à mettre en oeuvre.
Pour rendre plus facile la reconnaissance de l'abus de dépendance économique, il faut en assouplir la définition. Il est évident qu'un fournisseur ne pourra trouver de solution alternative en cas de perte d'un client du jour au lendemain. Un assouplissement de la rédaction de l'article L. 420-2 du code de commerce est nécessaire, pour rendre au dispositif une certaine efficacité. La décision d'aller dans ce sens appartient au Parlement.
Je termine en précisant la portée de l'avis rendu par l'Autorité de la concurrence : il ne s'agit pas d'une décision prise au contentieux sur les alliances commerciales. Mais les alliances commerciales doivent prendre en compte l'avis de l'Autorité de la concurrence et corriger les risques pour la concurrence que font courir les accords passés entre enseignes. Faute de prise en compte de ses recommandations, l'Autorité de la concurrence pourrait s'autosaisir au contentieux. La balle est donc dans le camp des distributeurs.
Je confirme qu'un amendement a été déposé sur le projet de loi Macron par la rapporteure, Madame Dominique Estrosi-Sassone, pour assouplir les conditions de reconnaissance de l'abus de dépendance économique. Cet amendement à l'article 10 quater porte le numéro 1694.
On découvre avec 40 ans de retard les risques de la concentration dans la grande distribution. Nous comptions 120 distributeurs dans les années 1970. Il n'y a plus que quatre opérateurs majeurs aujourd'hui. On s'est préoccupé exclusivement du prix final payé par le consommateur et pas assez de la santé des industriels. Le risque est bien que l'agroalimentaire, fleuron de notre économie, devienne un secteur fragile voire en déclin. D'après les informations dont je dispose, 35 % des entreprises du secteur agroalimentaire sont aujourd'hui en difficulté. La loi de modernisation de l'économie (LME) n'a rien apporté car, si l'on a supprimé les marges arrière, les distributeurs ont trouvé d'autres moyens de contournement de la loi, par exemple en réclamant des livraisons de quantités gratuites. Quel industriel peut oser porter plainte contre la grande distribution ? Il est indispensable de défendre les entreprises qui créent l'emploi sur le territoire. La concurrence entre distributeurs est bien assez assurée, il s'agit de préserver l'outil de production.
Je partage largement les analyses de mon collègue Alain Chatillon. Beaucoup de producteurs et d'industriels de l'alimentaire sont en difficulté, notamment dans le secteur de l'élevage. Une traçabilité accrue des produits est souhaitable. Nous avons des produits de bonne qualité mais pas l'appareil de distribution qui permet de les vendre. Dans les communes rurales, les commerces de proximité sont en difficulté faute d'être correctement approvisionnés. La question de l'agriculture et du commerce sont liés : la faiblesse de l'un entraîne celle de l'autre. Je pensais que le Parlement avait pouvoir pour défendre les producteurs locaux mais j'ai le sentiment que cela est difficile.
Vous avez auditionné beaucoup de fournisseurs. Ceux-ci ont-ils senti déjà cette année les conséquences du rapprochement des enseignes de grande distribution en termes d'achats ? Je vous interroge aussi sur les distributeurs qui se permettent d'effectuer des publicités comparatives, comme Leclerc qui prétend que ses magasins sont partout les moins chers. Une telle communication est-elle de la publicité mensongère ? Être moins cher passe pour certaines enseignes par une pression inacceptable sur les fournisseurs.
Les chiffres mis en avant par le président Lasserre sont impressionnants : 90 % du marché aval est contrôlé par quatre groupements d'achat ! A ce niveau de concentration, la question économique devient un problème politique et place le législateur devant ses responsabilités. Vous nous avez suggéré plusieurs pistes, Monsieur le président : alourdir les sanctions financières en les portant à 5 % du chiffre d'affaires réalisé en France ; réformer la notion de dépendance économique pour la rendre applicable. Il faut que nous mettions en place une commission d'enquête pour faire un point précis et complet sur cette situation et déboucher sur des propositions fortes.
Je vais peut-être apparaître ici à contre-courant, mais je voudrais néanmoins revenir et m'interroger sur certaines des remarques exprimées par le président Lasserre.
Tout d'abord, concernant ce chiffre impressionnant de 90 %, il me paraît important de bien comprendre à quoi il s'applique précisément. Il concerne les produits de grande consommation, mais n'inclut pas les produits frais. Donc toutes les discussions sur les relations entre agriculture et grande distribution sont hors-sujet par rapport à ce taux de concentration de 90 %.
Concernant l'objectif de maintenir une concurrence intense entre les distributeurs, je crois que nous, législateurs, devons nous interroger à son propos. Le rôle de l'institution que vous présidez, elle a été créée pour cela, est de maintenir une concurrence qui se traduit pourtant aujourd'hui par une guerre des prix aux effets déflationnistes, qui met en difficulté à la fois les fournisseurs industriels et agricoles, mais aussi les distributeurs eux-mêmes.
Sur la question des échanges d'informations stratégiques entre les acteurs parties aux accords de coopération, je trouve votre formulation un peu timide : l'étanchéité, dont le risque de disparition vous inquiète, cela fait bien longtemps qu'elle n'est plus de règle ! Nous disposons d'observatoires des prix et des promotions sur tout le territoire et les données qui nous remontent permettent de mettre en doute cette étanchéité.
Je voudrais également rappeler que, si on s'intéresse aux produits pour lesquels la distribution atteint ce taux de concentration de 90 %, il ne faut pas oublier de mettre en regard le taux de concentration des fournisseurs. Quand un distributeur négocie son approvisionnement en produits de droguerie ou d'entretien, il se trouve face à Procter & Gamble, face à Unilever. Or, pour négocier avec ces géants, la distribution doit elle-même atteindre un niveau de concentration suffisant.
Des auditions que j'ai pu mener, il ressort aussi que la situation des PME, dont vous n'avez pas parlé, serait plutôt en voie d'amélioration malgré le contexte de guerre des prix actuels. Les stratégies et les outils de différenciation des grands groupes de distribution font appel en effet aux produits des PME, dont la situation se trouve plutôt confortée.
Ces remarques me conduisent à poser plusieurs questions sur votre rapport : quels sont exactement les produits pour lesquels la distribution est extrêmement concentrée ? Quels sont précisément les fournisseurs menacés par l'élévation récente du taux de concentration de la distribution ? S'agit-il de grandes marques mondiales ? De marques plus confidentielles ? Concernant le phénomène de baisse des marges, j'avoue une certaine perplexité. Quand on auditionne les fournisseurs et les distributeurs, chacun vous montre, courbes à l'appui, que ses marges diminuent dangereusement. Quelle est la réalité de ces discours ? Je n'ai pas les données pour répondre, mais peut-être l'Autorité de la concurrence est-elle en mesure de le faire ?
Enfin, je voudrais rappeler que le législateur a sa responsabilité dans cette situation, car nous avons voté, depuis quarante ans, toute une série de lois qui visaient à protéger et qui, au lieu de protéger, ont dévoyé la concurrence et renforcé les acteurs les plus puissants.
Je tiens à remercier le président Lasserre pour son exposé et, en dépit de sa neutralité, pour ce qui est tout de même une forme d'interpellation du politique. Comment le politique peut-il reprendre la main ? Certes nous sommes dans une économie de marché, mais certaines limites ne doivent pas être dépassées et, malheureusement, elles le sont.
La question de la dissuasion est essentielle. Le débat au Sénat sur le projet de loi croissance et activité ne doit pas remettre en cause la sanction de 5 % du chiffre d'affaires qui a été introduite à l'Assemblée nationale pour sanctionner les pratiques commerciales restrictives.
Je veux aussi penser au petit commerce de proximité, qui se trouve complètement laissé pour compte. Nous voulons des commerces et des services sur tous les territoires. A cet égard, je crois plus que jamais à la régulation. La France doit être en pointe pour faire bouger l'Europe sur ces problématiques. Mais nous pouvons agir aussi au niveau national. La liberté d'ouverture des commerces le dimanche va fragiliser le petit commerce de proximité. Nous ne pouvons pas non plus soutenir les dispositions qui tendent encore à faciliter l'extension des commerces en périphérie, qui se fait au détriment des terres agricoles.
Nous avons eu récemment la concomitance de deux événements et cela interroge. D'un côté, des accords de concentration à l'achat dans la grande distribution, accords présentant des risques concurrentiels mais néanmoins légaux si j'en crois votre analyse ; de l'autre, une entente illicite dans le secteur des produits laitiers. La première est légale, la seconde est très lourdement sanctionnée.
Sur la question de l'alourdissement des sanctions contre les pratiques commerciales restrictives, je veux souligner que ceux qui payent les amendes au bout du compte, ce sont les fournisseurs et les consommateurs. Sur cette question, il faut également veiller à maintenir la proportion de la sanction, pour que cette dernière ne mette pas en question la viabilité de l'entreprise.
J'ai apprécié, monsieur le président, que vous défendiez l'objectif de maintien de la capacité d'investissement et d'innovation des fournisseurs. Mais j'attire l'attention sur une difficulté : l'entreprise qui supporte le coût et le risque de l'innovation est aujourd'hui contrainte, si elle veut continuer à bénéficier du référencement du distributeur, d'accepter la copie de son produit sous forme de marque de distributeur.
Enfin, soyons prudents dans notre travail de législateurs : il ne s'agit pas de fournir du travail aux cabinets d'avocats. L'apaisement des relations commerciales ne passe pas que par la loi, comme le montre l'exemple de certains de nos voisins européens.
Je voudrais d'abord souligner que, du point de vue de la concentration de la grande distribution, la France n'est pas dans une situation unique en Europe et dans le monde. On observe des niveaux de concentration similaires ou même supérieurs en Italie, en Allemagne, au Royaume-Uni. On observe partout en Europe des problèmes de taille critique, de renforcement des alliances.
Concernant le chiffre de 90 %, ce taux de concentration ne concerne évidemment que les produits inclus dans les accords de rapprochement des politiques d'achat. Il exclut donc les produits frais, les fruits et légumes, une bonne partie des filières agricoles, ainsi que les marques de distributeurs ou les marques premier prix. Néanmoins, cela recouvre une grande partie de la politique d'approvisionnement des grandes surfaces.
Pour ce qui est du niveau de concentration des fournisseurs, je ne l'oublie pas : notre avis traite de cette question. La commission européenne a fait une étude sur les niveaux moyens de concentration pour vingt-trois catégories de produits qui sont les mêmes dans les différents pays européens. L'analyse de l'indice de concentration de marché « IHH » pour ces produits montre que la France se situe à mi-chemin des pays où l'industrie est relativement peu concentrée, comme l'Italie et l'Allemagne, et des pays où elle est très concentrée, comme le Danemark ou les Pays-Bas. Nous sommes donc dans un pays où les fournisseurs sont eux-mêmes relativement concentrés et c'est bien sûr un élément dont il faut tenir compte pour apprécier la concentration de la distribution.
Le droit est-il la seule réponse aux problèmes de déséquilibre des relations commerciales ? Je ne le pense pas. Je constate que nous avons en France un problème de culture de l'achat. Les grandes entreprises confient la fonction achat aux professionnels les moins expérimentés et elles évaluent leur performance uniquement sur la base d'un critère de maximisation des gains à court terme. Les acheteurs en France sont surtout des traqueurs de coûts (cost killers). D'autres pays ont une culture de respect du partenaire. On y prend en compte le caractère interdépendant des acteurs dans la chaîne verticale : il faut que le partenaire vive dans le long terme, qu'il ait des espoirs d'investissement, d'innovation et de croissance. Il y aurait intérêt en France à changer la gouvernance de l'achat et à penser cette question au niveau stratégique qui devrait être la sienne.
Sur l'opportunité qu'il y a à légiférer, faisons attention à ne pas créer de nouvelles couches législatives, qui donnent l'impression qu'on agit mais qui n'obtiennent pas les résultats escomptés et parfois même créent le résultat inverse. Les lois Royer et Raffarin n'ont pas protégé le petit commerce. Elles ont plutôt créé une rente pour les grandes enseignes déjà installées en les protégeant de l'installation de nouveaux formats. La loi Galland a créé une connivence ente fournisseurs et distributeurs, au détriment des consommateurs du fait d'une définition artificielle du prix de revente à perte qui n'incluait pas les marges arrière et la négociation commerciale. L'inventivité des acteurs économiques va toujours plus vite que la technique législative.
Aussi permettez-moi de revenir sur la question des sanctions : le Sénat a l'opportunité de renforcer le caractère dissuasif de sanctions qui répondent directement aux enjeux qui sont les nôtres aujourd'hui en permettant de donner plus d'effectivité à l'article L. 442-6 du code de commerce. Les infractions prévues par le code permettent de résoudre la plupart, sinon toutes les difficultés que nous avons évoquées aujourd'hui. Peut-être la solution la plus efficace est-elle de rendre les règles existantes plus effectives grâce à des sanctions plus dissuasives.
Enfin, sur l'affaire des yaourts, je voudrais expliquer pourquoi et comment cette amende de 192 millions d'euros a été prononcée. Tout d'abord, je tiens à préciser que nous tenons la balance égale entre distributeurs et fournisseurs. Nous ne favorisons ni les uns ni les autres. Nous avons d'ailleurs, dans cette affaire, tenu compte du niveau de concentration de la grande distribution et atténué la sanction en estimant que le dommage causé à l'économie par cette entente avait été amenuisé par le contre-pouvoir de la grande distribution.
Sur le fond, j'invite à bien distinguer les choses. Les accords de coopération à l'achat entre les grandes enseignes ont un caractère public, et non pas secret ; ils n'enfreignent pas de règle de droit et ils peuvent même avoir un caractère pro-concurrentiel. Il faut certes être vigilant sur leurs conditions de mise en oeuvre, car ils comportent des risques concurrentiels, mais a priori on ne peut pas considérer qu'ils sont anti-concurrentiels. De l'autre côté, dans le cas du cartel des yaourts, il s'agit d'entreprises qui se prétendent concurrentes, mais qui en secret, dans des réunions tenues dans des restaurants ou au domicile des personnes, ou bien en utilisant des téléphones spécialement dédiés à cet effet, échangent des informations stratégiques dans le but de se partager des volumes de vente et de fixer des prix, c'est-à-dire de supprimer toute concurrence. De telles ententes doivent être supprimées, d'une part, parce qu'elles créent un dommage pour l'économie et, d'autre part, parce que leur existence est un facteur qui empêche la pacification des relations commerciales. Car enfin, il faut se mettre aussi à la place des distributeurs : lorsqu'on sait ou qu'on soupçonne les fournisseurs de s'entendre secrètement pour supprimer la concurrence, cela n'incite pas à aborder les négociations commerciales dans un climat de confiance.