Intervention de Bruno Lasserre

Commission des affaires économiques — Réunion du 8 avril 2015 à 9h30
Conséquences sur les règles de concurrence de la concentration des centrales d'achats de la grande distribution en matière d'approvisionnement de produits agro-alimentaires — Audition de M. Bruno Lasserre président de l'autorité de la concurrence sur l'avis rendu par l'autorité de la concurrence

Bruno Lasserre, président de l'Autorité de la concurrence :

Je parle ici du marché de détail et non de la relation avec les fournisseurs, même si cela reflète malgré tout la puissance d'achat de ces acteurs auprès des fournisseurs. Le cumul des parts de marché respectives de ces quatre acteurs représente bien 90 % du marché en aval, ce qui est un phénomène nouveau qui pose une autre question : ces accords d'achat sont-ils la fin d'une histoire ou le début d'une autre ? Système U et Auchan nous expliquent que cet accord pourrait être le prélude à une alliance beaucoup plus vaste autour d'une mutualisation de la logistique, voire d'un partage de magasins et d'un repositionnement de ces enseignes autour d'un certain format. Il s'agirait alors d'une véritable alliance stratégique, notifiable en tant que telle à l'Autorité de la concurrence ou à la Commission européenne. L'étape que nous venons de franchir nécessite par conséquent une vigilance de notre part.

Quels sont les risques concurrentiels de tels accords ? Nous avons examiné ces risques tant sur le marché aval - la relation entre les consommateurs et les grands distributeurs - que sur le marché amont - entre fournisseurs et distributeurs. Nous sommes en particulier attentifs à ce que ces coopérations en matière d'achat ne détériorent pas la concurrence au détriment du consommateur, qui doit conserver un choix. Or, nous pensons qu'à l'occasion de la mise en commun de la politique d'achat, des informations stratégiques pourraient être échangées entre les enseignes ; nous ne sommes pas entièrement persuadés que tous les efforts sont faits pour garantir l'étanchéité entre les équipes commerciales chargées, en amont, de la négociation avec les fournisseurs et celles fixant, en aval, le positionnement prix de chaque enseigne.

Prenons l'exemple des promotions : le positionnement concurrentiel d'un distributeur dépend des promotions qu'il propose sur certains produits, de leurs conditions ainsi que du moment auquel ont lieu ces opérations. Or, il est clair qu'il existe un lien entre ces campagnes promotionnelles et les négociations avec les fournisseurs qui y sont associés. Nous avons ainsi les plus grands doutes sur la pertinence de la séparation décidée, dans le cadre de l'accord entre Système U et Auchan, entre la négociation du prix « triple net » et celle des contreparties commerciales car nous pensons qu'il est illusoire de vouloir les dissocier - d'ailleurs, la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l'économie dite loi « LME » impose une négociation globale. Comment les équipes vont-elles y parvenir sans se parler ?

Il existe un deuxième risque sur le marché aval lié aux accords de coopération à l'achat des opérateurs de la grande distribution, qui réside dans une moindre incitation à se faire concurrence pour attirer de nouveaux adhérents au sein des réseaux de distribution.

À côté des risques de limitation de la concurrence sur le marché aval, les accords de coopération sont porteurs de risques de limitation de la concurrence sur le marché amont, c'est-à-dire dans les relations entre les grandes enseignes de la distribution et leurs fournisseurs. Ce risque est fonction de la part de marché que représentent ces enseignes auprès des fournisseurs. Si les produits frais ne font pas partie du champ des accords de coopération, d'autres produits comme la droguerie, les produits secs ou les préparations alimentaires industrielles, sont concernés. Pour certains fournisseurs, il existe un risque d'abus de dépendance économique. Le déséquilibre des relations commerciales risque au final d'entraîner une moindre concurrence entre producteurs, qui cesseront d'innover et d'investir car ils n'en auront plus les moyens. L'Autorité de la concurrence a auditionné de nombreux industriels et a adressé pas moins de 34 questionnaires détaillés aux fournisseurs de la grande distribution : cette conséquence paraît claire à beaucoup d'entre eux, même si elle n'est pas automatique.

Au-delà du risque concurrentiel, l'Autorité de la concurrence constate l'existence de comportements qui tendent à se généraliser : menaces de déréférencement en cas de refus de baisse des prix, demandes de garantie de la marge des distributeurs formulées auprès des fournisseurs, qui deviennent ainsi la variable d'ajustement des politiques commerciales des distributeurs.

Une fois les constats posés, il faut réfléchir aux solutions. L'Autorité de la concurrence en a déjà évoqué plusieurs dans une note d'étape transmise en janvier dernier et confirme les pistes avancées dans son rapport définitif :

- Puisque les alliances commerciales ne sont pas contrôlables par l'Autorité de la concurrence au titre du contrôle des concentrations, il a été demandé que l'Autorité soit informée préalablement à la mise en oeuvre de ces accords, et que ces accords n'entrent en vigueur qu'après un délai de deux mois à compter de la notification. Un amendement en ce sens a été adopté par l'Assemblée nationale dans le cadre de la discussion du projet de loi «Macron ». Cet amendement ne règle rien sur le fond, mais permet une information précoce de l'Autorité de la concurrence.

- Ensuite, la réponse n'est pas seulement dans les mains de l'Autorité de la concurrence. Le ministre, et plus particulièrement les services de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) est le garant du bon fonctionnement des marchés. C'est à la DGCCRF de veiller à l'équilibre des forces économiques, en vérifiant que les acteurs économiques ne se livrent pas aux pratiques interdites par l'article L. 442-6 du code de commerce. L'ensemble des cas qui préoccupent les fournisseurs figurent déjà aujourd'hui dans cette liste, qu'il s'agisse des garanties de marge ou encore des exigences d'avantages sans contreparties. Par ailleurs, notons que, comme les acteurs économiques sont parfois réticents à saisir la justice pour faire cesser les pratiques abusives dont ils sont les victimes, de peur de représailles économiques de la part de leurs clients, qui peuvent mettre en danger l'existence même de l'entreprise, la loi permet au ministre de l'économie de se substituer à eux.

- Les députés, durant la discussion du projet de loi « Macron », ont augmenté le montant des amendes dues en cas de manquement aux dispositions de l'article L. 442-6 du code de commerce, car elles n'étaient pas assez dissuasives. L'amende pourrait monter jusqu'à 5 % du chiffre d'affaires annuel du contrevenant. Or, la commission spéciale du Sénat a fait le choix de supprimer cette nouvelle disposition, pourtant plus dissuasive.

- Une autre piste d'amélioration consiste en un assouplissement de la caractérisation de l'abus de dépendance économique. Cette notion existe depuis 1986 mais est peu utilisée car ses conditions de reconnaissance sont trop contraignantes ! Il faut d'abord prouver que cet abus affecte la concurrence sur tout un marché, et il faut ensuite que la dépendance ne soit pas consentie volontairement par l'acteur économique qui est dépendant, ce qui n'est pas simple.

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