Je voudrais d'abord souligner que, du point de vue de la concentration de la grande distribution, la France n'est pas dans une situation unique en Europe et dans le monde. On observe des niveaux de concentration similaires ou même supérieurs en Italie, en Allemagne, au Royaume-Uni. On observe partout en Europe des problèmes de taille critique, de renforcement des alliances.
Concernant le chiffre de 90 %, ce taux de concentration ne concerne évidemment que les produits inclus dans les accords de rapprochement des politiques d'achat. Il exclut donc les produits frais, les fruits et légumes, une bonne partie des filières agricoles, ainsi que les marques de distributeurs ou les marques premier prix. Néanmoins, cela recouvre une grande partie de la politique d'approvisionnement des grandes surfaces.
Pour ce qui est du niveau de concentration des fournisseurs, je ne l'oublie pas : notre avis traite de cette question. La commission européenne a fait une étude sur les niveaux moyens de concentration pour vingt-trois catégories de produits qui sont les mêmes dans les différents pays européens. L'analyse de l'indice de concentration de marché « IHH » pour ces produits montre que la France se situe à mi-chemin des pays où l'industrie est relativement peu concentrée, comme l'Italie et l'Allemagne, et des pays où elle est très concentrée, comme le Danemark ou les Pays-Bas. Nous sommes donc dans un pays où les fournisseurs sont eux-mêmes relativement concentrés et c'est bien sûr un élément dont il faut tenir compte pour apprécier la concentration de la distribution.
Le droit est-il la seule réponse aux problèmes de déséquilibre des relations commerciales ? Je ne le pense pas. Je constate que nous avons en France un problème de culture de l'achat. Les grandes entreprises confient la fonction achat aux professionnels les moins expérimentés et elles évaluent leur performance uniquement sur la base d'un critère de maximisation des gains à court terme. Les acheteurs en France sont surtout des traqueurs de coûts (cost killers). D'autres pays ont une culture de respect du partenaire. On y prend en compte le caractère interdépendant des acteurs dans la chaîne verticale : il faut que le partenaire vive dans le long terme, qu'il ait des espoirs d'investissement, d'innovation et de croissance. Il y aurait intérêt en France à changer la gouvernance de l'achat et à penser cette question au niveau stratégique qui devrait être la sienne.
Sur l'opportunité qu'il y a à légiférer, faisons attention à ne pas créer de nouvelles couches législatives, qui donnent l'impression qu'on agit mais qui n'obtiennent pas les résultats escomptés et parfois même créent le résultat inverse. Les lois Royer et Raffarin n'ont pas protégé le petit commerce. Elles ont plutôt créé une rente pour les grandes enseignes déjà installées en les protégeant de l'installation de nouveaux formats. La loi Galland a créé une connivence ente fournisseurs et distributeurs, au détriment des consommateurs du fait d'une définition artificielle du prix de revente à perte qui n'incluait pas les marges arrière et la négociation commerciale. L'inventivité des acteurs économiques va toujours plus vite que la technique législative.
Aussi permettez-moi de revenir sur la question des sanctions : le Sénat a l'opportunité de renforcer le caractère dissuasif de sanctions qui répondent directement aux enjeux qui sont les nôtres aujourd'hui en permettant de donner plus d'effectivité à l'article L. 442-6 du code de commerce. Les infractions prévues par le code permettent de résoudre la plupart, sinon toutes les difficultés que nous avons évoquées aujourd'hui. Peut-être la solution la plus efficace est-elle de rendre les règles existantes plus effectives grâce à des sanctions plus dissuasives.
Enfin, sur l'affaire des yaourts, je voudrais expliquer pourquoi et comment cette amende de 192 millions d'euros a été prononcée. Tout d'abord, je tiens à préciser que nous tenons la balance égale entre distributeurs et fournisseurs. Nous ne favorisons ni les uns ni les autres. Nous avons d'ailleurs, dans cette affaire, tenu compte du niveau de concentration de la grande distribution et atténué la sanction en estimant que le dommage causé à l'économie par cette entente avait été amenuisé par le contre-pouvoir de la grande distribution.
Sur le fond, j'invite à bien distinguer les choses. Les accords de coopération à l'achat entre les grandes enseignes ont un caractère public, et non pas secret ; ils n'enfreignent pas de règle de droit et ils peuvent même avoir un caractère pro-concurrentiel. Il faut certes être vigilant sur leurs conditions de mise en oeuvre, car ils comportent des risques concurrentiels, mais a priori on ne peut pas considérer qu'ils sont anti-concurrentiels. De l'autre côté, dans le cas du cartel des yaourts, il s'agit d'entreprises qui se prétendent concurrentes, mais qui en secret, dans des réunions tenues dans des restaurants ou au domicile des personnes, ou bien en utilisant des téléphones spécialement dédiés à cet effet, échangent des informations stratégiques dans le but de se partager des volumes de vente et de fixer des prix, c'est-à-dire de supprimer toute concurrence. De telles ententes doivent être supprimées, d'une part, parce qu'elles créent un dommage pour l'économie et, d'autre part, parce que leur existence est un facteur qui empêche la pacification des relations commerciales. Car enfin, il faut se mettre aussi à la place des distributeurs : lorsqu'on sait ou qu'on soupçonne les fournisseurs de s'entendre secrètement pour supprimer la concurrence, cela n'incite pas à aborder les négociations commerciales dans un climat de confiance.