Intervention de François Pillet

Réunion du 10 avril 2015 à 14h45
Croissance activité et égalité des chances économiques — Article 11

Photo de François PilletFrançois Pillet, corapporteur :

Monsieur le ministre, vous avez effectivement, par cet amendement, réintégré le texte voté à l’Assemblée nationale, en y apportant deux petites corrections issues des travaux de la commission spéciale du Sénat.

Pour que nos collègues comprennent bien ce qui nous oppose, donc ce qui va me conduire à émettre un avis défavorable sur votre amendement, il nous faut cadrer ce qu’est l’injonction structurelle, car cette notion juridique est tout de même un peu exorbitante du droit commun et n’est pas si souvent évoquée dans notre hémicycle.

L’injonction structurelle, c’est ce pouvoir un peu particulier donné à une autorité, certes indépendante, dans le cadre d’une procédure spécifique, pour répondre à l’une de ses missions, en l’occurrence contrôler le bon fonctionnement de la concurrence.

Cette procédure a deux armes, si je puis dire, ce qui est très important à assimiler pour comprendre ce que je veux vous dire. Elle permet tout d’abord à l’Autorité de s’immiscer dans les relations contractuelles d’un groupe ou de différentes entreprises pour modifier les accords qui ont pu intervenir. C’est la première arme.

La seconde est beaucoup plus puissante : l’Autorité de la concurrence se voit confier la possibilité, à terme, grâce à la commission spéciale, de contraindre la société ou le groupe à la cession d’actifs. Vous comprenez qu’il s’agit là d’un pouvoir très important et très rare dans notre droit. Je ne veux pas remonter au droit romain, mais nous devons tous avoir en tête ce qu’est le droit de propriété : l’usage, les fruits, l’abus.

Si notre droit a toujours permis la correction de l’abus, ce qu’il permet d’ailleurs à l’Autorité de la concurrence, chargée de corriger l’abus de position dominante, il est cependant très réticent à intervenir dans la jouissance d’une propriété ou dans son usage. Nous sommes donc face à une situation tout à fait nouvelle.

Cette procédure existe-t-elle déjà dans notre ordre juridique ? Effectivement, elle existe, et dans deux hypothèses : depuis 2008, lorsqu’il y a un abus de position dominante, soit une infraction importante qui mérite une sanction ; depuis 2012-2013, moyennant des adaptations, dans les outre-mer, où la concurrence pose quelques problèmes.

Nous pouvons donc tout à fait normalement attribuer ce pouvoir. Vous noterez, d’ailleurs, que la commission spéciale n’a pas suivi nos collègues du CRC ou les nombreuses personnalités extérieures, professeurs de faculté, chefs d’entreprises, syndicats, qui auraient préféré la suppression pure et simple de cette nouvelle notion.

Lorsque nous aurons confié cette injonction structurelle à l’Autorité de la concurrence, nous aurons créé au profit de l’Autorité un pouvoir unique en droit comparé. Il faut donc nécessairement faire très attention.

Telle a été notre démarche : nous nous sommes dit qu’il fallait maintenir ce pouvoir, tout en le canalisant, car il faut bien se rendre compte qu’à la toute fin de la procédure, lorsque l’entreprise n’a pas satisfait aux injonctions aimables de l’Autorité de la concurrence, elle peut être contrainte à des cessions partielles ou totales d’actifs.

À l’évidence, les conséquences, qui peuvent donc être extrêmement graves, ont le caractère de sanctions. C’est cet aspect de la procédure qui nous a fait proposer dans notre rédaction un encadrement du pouvoir de l’Autorité, sans rien changer à son étendue. Nous avons donc précisé que la décision de l’Autorité devait intervenir au terme d’un débat contradictoire, car il s’agit d’une sanction. Or, qui dit sanction dit garanties du procès équitable et échange d’informations. C’est la raison pour laquelle, dans notre texte, l’Autorité de la concurrence, au fur et à mesure de son enquête, fait participer l’entreprise objet de l’enquête afin que celle-ci fasse connaître ses observations. Pour que le débat soit parfaitement sincère, il faut aussi que l’entreprise ait la connaissance des pièces, des documents et des informations qui ont été donnés à l’Autorité de la concurrence.

Telles sont les raisons pour lesquelles nous avons réécrit le texte.

Nous avons souhaité rétablir l’équilibre face à un pouvoir que nous n’avons pas contesté, que nous n’avons pas changé. C’est si vrai que, parallèlement, on nous a demandé, et on va encore nous demander à l’occasion de la discussion d’autres amendements, de prévoir que les recours contre les décisions de l’Autorité, qui sont portés devant la Cour d’appel de Paris, soient suspensifs, et ce afin de contrebalancer son pouvoir.

Normalement, ces recours n’ont pas de caractère suspensif ; nous ne nous sommes pas montrés révolutionnaires, car nous n’avons pas choisi de faire droit à ces demandes.

En revanche, nous avons clairement dit, ce qui était d’ailleurs induit par l’application des textes, qu’un sursis à exécution pouvait être prononcé. Il s’agit d’une procédure de pure précaution confiée au premier président de la Cour d’appel, qui vérifie si la décision de l’Autorité de la concurrence n’est pas de nature telle qu’elle pourrait causer des préjudices irréparables si, in fine, il était démontré qu’elle était illégitime.

Voilà en quoi notre proposition est particulièrement réfléchie et mesurée. D’ailleurs, monsieur le ministre, au fond de vous-même, je crois que notre texte ne vous horrifie pas. §Vous avez d’ailleurs fait quelques avancées dans notre direction, mais nous pensons qu’il est nécessaire d’aller plus loin ; sinon, vous risquez d’être saisi de nombreuses critiques contre l’autorité donnée à l’Autorité…

À mon sens, avec notre texte, nous protégeons les pouvoirs de l’Autorité, en les équilibrant. De toute façon, dans les faits, le caractère contradictoire va se développer pendant l’enquête, puis après le rapport. L’Autorité de la concurrence ne perd donc pas de temps, d’autant moins qu’il n’y a pas d’effet suspensif.

Telles sont les raisons qui me font dire que notre texte est beaucoup plus équilibré, tout en permettant d’atteindre les mêmes objectifs. Je vous demande donc d’en rester au texte du Sénat, et j’émets donc un avis défavorable sur l’amendement du Gouvernement.

Je voudrais néanmoins aborder un dernier point, que nous risquons de voir ressurgir au cours des débats.

On me dit que le pouvoir confié à l’Autorité est extraordinaire. Preuve en est que, depuis 2008, il n’a jamais été mis en œuvre en métropole, ni dans les outre-mer depuis qu’il y a été introduit en 2012-2013. À cela, je réponds qu’on ne légitime pas un pouvoir en s’en remettant à l’éthique de celui qui le détient pour ne pas l’appliquer…

Je pense que, sur ce point, il nous faut faire un travail législatif précis, en évitant de laisser dénaturer un objectif clair par une procédure qui risquerait de susciter des critiques fortes.

Pour conclure tout à fait, je voudrais vous alerter en vous laissant imaginer le cas où une décision de l’Autorité de la concurrence en ce domaine, prise avec toutes les précautions, au terme d’une procédure longue, se verrait annulée. Comment réparerait-on le préjudice causé à l’entreprise ?

Pour éviter au maximum ce type de risque, nous devons nous prémunir avec un débat contradictoire, sincère, loyal. C’est tout l’objet du texte de la commission spéciale, que je préfère, pour l’avoir juridiquement pesé, à celui du Gouvernement.

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