Intervention de Christophe-André Frassa

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 7 avril 2015 à 9h30
Droit des entreprises enjeux d'attractivité internationale enjeux de souveraineté — Examen du rapport d'information

Photo de Christophe-André FrassaChristophe-André Frassa, co-rapporteur :

À la suite de Michel Delebarre, il m'appartient de vous présenter les enjeux d'avenir qui se posent à notre droit des entreprises.

En matière de simplification, je n'insisterai pas, même s'il y aurait beaucoup à dire, sur le nouvel équilibre à trouver entre la stabilité des normes protectrices et la simplification des normes inutilement complexes, en associant mieux les acteurs économiques.

Je dirais simplement que le maintien d'une règle imparfaite mais bien connue des acteurs est dans certains cas préférable à un changement déstabilisant au nom de la simplification. Une vraie mesure de simplification est une mesure qui supprime une charge administrative inutile ou une procédure complexe qui n'apporte aucune protection substantielle aux entreprises, sans perturber les relations de l'entreprise avec les tiers ni porter atteinte à la sécurité juridique de ses actes. Il faut donc simplifier avec méthode pour éviter les effets pervers potentiels de certaines mesures prétendues de simplification.

Deux sujets majeurs sont apparus lors des auditions : d'une part, la protection du secret des affaires et, d'autre part, la confidentialité des avis juridiques internes aux entreprises. Ces deux sujets ont été abordés dans le projet de loi pour la croissance et l'activité, avant d'en être retirés.

S'agissant du secret des affaires, divers travaux ont été conduits à l'Assemblée nationale ces dernières années, aboutissant au dépôt d'une proposition de loi par Jean-Jacques Urvoas, en juillet 2014. Cette proposition a été reprise par amendement au projet de loi pour la croissance et l'activité, ces dispositions étant ensuite supprimées en séance publique du fait d'une controverse sur leur éventuel impact sur les activités d'investigation des journalistes.

Le texte discuté par l'Assemblée nationale tendait à protéger au titre du secret des affaires toute information qui ne présente pas un caractère public, qui s'analyse comme « un élément à part entière du potentiel scientifique et technique, des positions stratégiques, des intérêts commerciaux et financiers ou de la capacité concurrentielle de son détenteur et revêt en conséquence une valeur économique » et qui fait l'objet de mesures de protection pour en préserver le caractère confidentiel. L'obtention et l'utilisation illicites d'un tel secret étaient interdites. En saisissant le juge civil, l'entreprise concernée pouvait obtenir réparation et toute mesure pour faire cesser une atteinte à un secret. De plus, l'obtention et l'utilisation illicites étaient punies de trois ans de prison et de 375 000 euros d'amende, peines alourdies en cas d'atteinte à la souveraineté, à la sécurité ou aux intérêts économiques essentiels de la France.

Je ne crois pas, pour ma part, que ces dispositions menaçaient la liberté de la presse ou la mise au jour d'infractions commises par les entreprises.

Au-delà de ce contexte politique, la mise en place d'un régime efficace de protection du secret des affaires est indispensable pour les entreprises françaises, quelles que soient les modalités retenues. De telles mesures participent de la protection des innovations et des savoir-faire des entreprises françaises, au-delà des seuls droits de propriété industrielle, et contribuent à la lutte contre l'espionnage économique.

À cet égard, je rappelle que la Commission européenne a présenté, en novembre 2013, une proposition de directive sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués (secrets d'affaires) contre l'obtention, l'utilisation et la divulgation illicites. Ce texte a été approuvé par le Conseil de l'Union européenne en mai 2014 et se trouve actuellement en cours d'examen au Parlement européen. À terme, cette directive devra être transposée.

Pour autant, la question de la mise en place d'un régime national de protection avant cette échéance demeure pertinente, au regard des dispositifs institués dans certains droits étrangers et de l'urgence de la situation.

S'agissant de la confidentialité des avis juridiques internes à l'entreprise, les auditions ont montré que l'absence de confidentialité de ces avis constituait aujourd'hui un véritable désavantage compétitif. En effet, si les salariés d'une société sont tenus au respect du secret professionnel, celui-ci n'est pas opposable aux investigations judiciaires. Seule la confidentialité des échanges entre une entreprise et son avocat est garantie. Les juristes d'entreprise n'en bénéficient pas et sont traités comme n'importe quel autre salarié.

Dans d'autres pays, les juristes d'entreprise bénéficient d'un privilège légal qui permet d'assurer la confidentialité de leurs échanges avec leur employeur et de l'opposer aux investigations judiciaires ou à certaines procédures civiles d'obtention de preuves, comme la procédure américaine de discovery.

La difficulté dans ce domaine naît de la confrontation des systèmes juridiques, lorsqu'un juge américain autorise, par exemple, l'engagement d'une procédure de discovery contre une entreprise française et que celle-ci ne peut opposer la confidentialité, au regard du droit français, des échanges qu'elle a eu avec ses juristes. Cette entreprise est donc désavantagée du point de vue du droit étranger par rapport à ses concurrentes anglo-saxonnes.

Or, les grands groupes internationaux tirent les conséquences de ce désavantage en délocalisant leur service juridique dans un État qui confère aux intéressés un privilège de confidentialité ou en nommant en qualité de juristes d'entreprise des professionnels étrangers, avocats d'un autre droit que le droit français, qui peuvent faire bénéficier de ce privilège.

Il existe certes dans notre droit une loi de 1968 dite de « blocage » qui réprime le fait de tenter d'obtenir, en vue de constituer des preuves dans le cadre d'une procédure administrative ou judiciaire, des documents ou des renseignements économiques, mais elle est peu appliquée et ne répond pas à la question de la confidentialité des avis juridiques internes.

Il existe donc deux modèles dont nous pouvons nous inspirer.

Le premier modèle, correspondant au droit belge, est celui d'un privilège de confidentialité qui serait la contrepartie du rôle de conseil juridique joué par le juriste d'entreprise.

Le second modèle, inspiré du droit anglo-saxon, est celui de l'avocat exerçant en entreprise. Il présente le mérite de s'appuyer sur des corps de règle déjà connus, en particulier le secret professionnel de l'avocat.

L'un et l'autre de ces deux modèles buttent toutefois sur la même difficulté : l'exercice salarié en entreprise implique nécessairement une relation de subordination entre l'employeur et le conseil juridique. Or, le juge peut considérer que ce rapport de subordination est incompatible avec la reconnaissance d'un privilège de confidentialité au profit du professionnel en cause. Telle a été l'interprétation retenue par la Cour de justice de l'Union européenne, pour ce qui concerne les investigations conduites au niveau européen. Il laisse toute latitude néanmoins aux États membres pour retenir d'autres principes dans leur droit interne.

Le projet de loi pour la croissance et l'activité contenait initialement une demande d'habilitation à prendre par ordonnance les mesures nécessaires à la création d'un statut d'avocat en entreprise. Très contestée par la profession, cette habilitation a été supprimée par l'Assemblée nationale.

Ainsi, pour le secret des affaires comme pour la confidentialité des avis juridiques internes aux entreprises, il va falloir trancher la question, quelles qu'en soient les modalités, et ce à brève échéance, sauf à désavantager gravement nos entreprises et à accroître les facteurs de délocalisation d'états-majors de grandes sociétés, voire de sièges sociaux. Le droit social et le droit discal jouent déjà en faveur de la délocalisation. Je rappelle que quatre sociétés du CAC 40 ont déjà leur siège à l'étranger.

Pour conclure, je joins ma voix à celle de Michel Delebarre pour suggérer une évaluation régulière de notre droit des entreprises, par des auditions appropriées, pour voir si le constat reste positif. Sur les deux dernières questions cependant, nous ne pourrons pas attendre plusieurs années, car c'est la compétitivité juridique de nos entreprises qui est en jeu.

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