Intervention de Jean-Pierre Godefroy

Réunion du 1er mars 2006 à 15h00
Égalité des chances — Article 2

Photo de Jean-Pierre GodefroyJean-Pierre Godefroy :

Nous revenons au thème de l'apprentissage junior. Si l'article 3 bis n'avait pas été appelé en priorité, nous y aurions gagné en cohérence.

Comme toute la politique du Gouvernement en matière de législation du travail, de politique sociale et d'emploi depuis 2004, l'idée de l'apprentissage à quatorze ans est directement issue du rapport Camdessus, dont les recettes relèvent toutes de la plus stricte orthodoxie libérale ; il parlait alors de préapprentissage.

Notre collègue M. Dassault s'est empressé de reprendre cette idée lors de l'examen, en octobre 2004, de la loi de programmation pour la cohésion sociale. Je me souviens de ses arguments : ce serait un facteur déterminant de lutte contre le chômage et la délinquance ; les jeunes étant au travail, ils finiraient par ne plus poser de problème ! Avec son franc-parler, M. Dassault disait au moins tout haut ce que le Gouvernement semble penser tout bas.

Pour nous, l'apprentissage junior est inacceptable, car il remet en cause de facto l'âge de la scolarité obligatoire. C'est d'ailleurs l'analyse que font tous les acteurs concernés. À cet égard, je rappelle les avis négatifs qu'ont émis le Conseil supérieur de l'éducation, les organisations syndicales ou l'éducation nationale. Il n'y a que vous pour ne pas le constater, monsieur le ministre.

Il est également inacceptable, car il vise à bâtir une filière qui serait, de fait, réservée aux jeunes des quartiers sensibles en difficulté scolaire. C'est donc non pas d'une filière d'excellence que nous parlons, mais plutôt d'une filière de recalés de la dernière chance, « stigmatisante » et discriminatoire.

L'objectif est de sortir le plus tôt possible du circuit scolaire des jeunes que l'on suppose « inaptes ». Pourtant, tous les pédagogues le disent, la sortie prématurée de l'école et l'entrée précoce dans le monde du travail ce n'est plus un modèle pertinent. Ce qu'il faut à ces jeunes, c'est un accompagnement renforcé dans le cadre de l'école. Il faut donc offrir à chaque jeune en difficulté une formation scolaire adaptée lui permettant de surmonter ses difficultés.

Vous vous trompez sur le plan pédagogique comme sur le plan économique. L'apprentissage, ce n'est plus la simple reproduction d'un geste professionnel. Du fait de l'évolution des techniques, les machines sont de plus en plus complexes. Par conséquent, les savoirs préalables à leur usage le sont également. L'apprentissage nécessite lui aussi des niveaux de qualification de plus en plus élevés.

À quatorze ans, il est rare que l'on soit assez mûr pour comprendre et accepter les contraintes de la vie en entreprise, surtout si l'on a déjà des difficultés avec celles du monde de l'école. Les chefs d'entreprise vous l'ont dit : ils ne veulent pas faire le travail à la place de l'école et ils n'ont pas vocation à se substituer à elle !

Vous avez une vision passéiste et purement économique de l'apprentissage, comme celle qui, il y a cent soixante ans, opposait les partisans de l'industrie et les tenants du progrès social lorsque furent adoptées les premières législations destinées à limiter le travail des enfants en France.

Si l'on fait l'historique de l'apprentissage, il faut remonter à 1919 et à la loi Astier du 25 juillet de cette même année, qui, pour la première fois, confiait aux communes le soin d'organiser des cours professionnels obligatoires ouverts aux travailleurs de quatorze à dix-sept ans employés dans les entreprises industrielles.

Cette réglementation de l'apprentissage faisait alors une large place au paternalisme. En 1971, elle fut considérée comme dépassée, le but de la réforme mise en oeuvre par la loi du 16 juillet étant de renforcer le volet pédagogique avant et pendant la période de l'apprentissage.

En revenant à l'apprentissage à quatorze ans, vous faites donc un sacré bond dans le temps, mais pas dans le bon sens.

Lorsque l'on est apprenti, on est non plus sous statut scolaire, mais sous le régime du code du travail. S'appliquent donc les dispositions de ce code. Or, par deux fois en 2005, vous avez largement modifié celles qui s'appliquent au travail des apprentis « de moins de dix-huit ans » le dimanche, les jours fériés et la nuit.

Le texte est opportunément silencieux sur ce point, mais les débats à l'Assemblée nationale, en commission et dans cet hémicycle l'ont confirmé : les dérogations introduites par les deux décrets du 14 janvier 2006 s'appliqueront aux apprentis juniors. Ainsi, un apprenti boulanger de quinze ans pourra travailler tous les jours à partir de quatre heures du matin, dimanches et jours fériés compris, sans compter le temps de transport éventuel. Il lui faudra assurer sa semaine de travail, tout en préparant sa semaine suivante de cours.

Comment les règles relatives au repos pourront-elles s'appliquer, notamment dans les entreprises artisanales, qui n'ont pas les mêmes possibilités que les grandes entreprises d'accorder des avantages en termes d'horaires ?

Êtes-vous surs que ce sont de bonnes conditions pour assurer la formation de ces jeunes, préserver leur santé et leur motivation ? Je ne le crois absolument pas !

Monsieur le ministre, vous tentez aujourd'hui de faire machine arrière à ce sujet tant vous vous rendez compte de l'effet désastreux de telles mesures. Contrairement à ce que vous affirmez, nous ne faisons pas du « pathos à la Zola » ; nous ne faisons que tirer les conséquences de deux décrets du 13 janvier 2006 dont la rédaction est très claire. Tous deux mentionnent bien les « apprentis de moins de dix-huit ans » et non les « apprentis de seize ans à dix-huit ans ». Par conséquent, un jeune de quinze ans titulaire d'un contrat d'apprentissage dans l'un des secteurs visés - ils sont tout de même nombreux et nous aurons l'occasion d'y revenir dans le débat - pourra travailler le dimanche, les jours fériés et la nuit si l'entreprise demande une dérogation à l'inspecteur du travail.

La contre-vérité, c'est vous qui la dites, monsieur le ministre. En effet, à l'Assemblée nationale, vous avez répondu un oui massif à la question qui vous était posée. Il est encore temps d'y revenir. Nous vous ferons des propositions en ce sens.

Enfin, puisque nous débattons d'un projet de loi censé porter sur l'égalité des chances et la lutte contre les discriminations, vous ne pouvez pas ignorer le rapport de Mme Nora Barsali rédigé pour l'Assemblée des chambres française de commerce et d'industrie, l'ACFCI. Selon ce rapport, « incontestablement, l'apprentissage ne fait pas exception dans les difficultés d'insertion professionnelle que rencontrent les jeunes issus de l'immigration ». Les discriminations raciales à l'embauche existent également dans l'apprentissage. Il souligne également que « pour certains apprentis issus de l'immigration, suivre une formation en apprentissage peut se révéler un véritable parcours du combattant ». Nous y reviendrons !

Ne craignez-vous pas d'aggraver cette situation en augmentant le flux des jeunes en apprentissage dès quinze ans ? Ne voyez-vous pas qu'à une discrimination scolaire vous risquez d'ajouter une discrimination professionnelle ?

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