Intervention de Éric Bocquet

Réunion du 7 mai 2015 à 9h30
Octroi de mer — Discussion en procédure accélérée d'un projet de loi dans le texte de la commission

Photo de Éric BocquetÉric Bocquet :

Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, le projet de loi modifiant la loi n° 2004-639 du 2 juillet 2004 relative à l’octroi de mer, pour l’essentiel, traduit en droit interne la décision prise par le Conseil de l’Union européenne au mois de décembre dernier. De ce point de vue, c’est-à-dire s’agissant de tout ce qui vient impacter directement la production locale par rapport à l’importation similaire à travers l’autorisation d’une taxation différentielle, il ne peut être véritablement amendé.

Néanmoins, un constat s’impose : au fil des décisions prises sur l’octroi de mer par l’Union européenne depuis 1989, l’encadrement du dispositif, qui tire sa légitimité du statut de l’ultrapériphérie reconnu par le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, se resserre quelque peu. Ainsi sa durée - autrefois dix ans – a-t-elle été limitée, avec la fixation d’une échéance au 31 décembre 2020, afin de ne pas anticiper sur la révision des lignes directrices concernant les aides d’État à finalité régionale prévue à cette date.

Ce dispositif de l’octroi de mer représente une aide comprise entre 169 et 251 millions d’euros pour les outre-mer. À ce titre, c’est la première aide en faveur des entreprises ultramarines, devant les exonérations de cotisations patronales de sécurité sociale.

La réduction de la durée du dispositif à un peu plus de cinq ans limitera d’autant la vision des acteurs économiques, alors même qu’il est souligné dans les considérants de Bruxelles – considérant n° 8 de la décision du Conseil de décembre 2014 - que l’affectation des recettes d’octroi de mer à une stratégie de développement économique et social constitue une obligation légale.

Le resserrement précédemment évoqué est aussi révélé par la liste des codes douaniers concernés par les différentiels de taxation, qui sont limités par le jeu d’une nomenclature douanière de plus en plus finement précisée, même si, faute d’informations suffisantes sur les valeurs de production et d’importation affectées, il demeure difficile d’en mesurer l’impact. Au-delà de l’octroi de mer, cette approche se retrouve dans d’autres dossiers - je pense, notamment, à la fin des quotas sucriers -, dans lesquels prévaut une logique d’intégration des RUP dans une Union européenne chaque jour davantage libéralisée et mondialisée.

Bien évidemment, le projet de loi comporte aussi des aspects purement nationaux. Ainsi le projet élargit-il le champ des exonérations possibles, certes laissées à la décision des conseils régionaux, mais suffisamment « fléchées » pour que le travail des lobbies s’exerce au mieux.

On peut s’interroger sur le sujet, s’agissant notamment des dispositions concernant les établissements exerçant des activités scientifiques d’enseignement ou de recherche, les œuvres ou organismes d’intérêt général ayant un caractère philanthropique, par exemple, ou encore l’avitaillement des navires et les carburants. Cet élargissement concourt effectivement à une perte potentielle de recettes, qui affectera en premier lieu les collectivités locales. Quelles compensations face à cette évolution et quels compensateurs dès lors que les exonérations sont de la compétence régionale ?

Mais la question primordiale, en définitive, est celle de la fiscalité.

Notre collègue Éric Doligé, auteur du rapport sur ce projet de loi, estime que la question de la réforme de la fiscalité dans les outre-mer n’est pas à l’ordre du jour. On peut le regretter !

Quelques chiffres suffisent pour bien comprendre la situation : en France métropolitaine, le rapport entre la fiscalité directe et la fiscalité indirecte s’établit autour de 80 % pour la première, contre 20 % pour la seconde. La proportion est pratiquement inverse dans les outre-mer.

Pour les communes, selon les données de 2011, les recettes des quatre taxes fiscales directes représentent moins de 25 % des recettes de fonctionnement en outre-mer, alors que ce chiffre dépasse 39 % dans l’Hexagone.

Pour les départements, l’écart est moins sensible : 62, 08 % dans les outre-mer, contre 67, 67 % en France hexagonale.

Pour les régions, selon cette fois des données de 2012, la part des impôts locaux dans le total des produits budgétaires s’élève à seulement 6, 6 % en outre-mer, contre 24, 3 % pour les régions métropolitaines.

En résumé, la fiscalité indirecte, c’est-à-dire celle qui est payée par l’ensemble des consommateurs, est plus importante outre-mer qu’en France hexagonale. Il y a là une aberration assez incroyable : dans l’ensemble des outre-mer, le taux de pauvreté et le taux de chômage sont supérieurs aux taux de la France métropolitaine. Avec près de 60 % des jeunes privés d’emploi et 343 000 personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté monétaire, soit 42 % de sa population, La Réunion est, par exemple, un département hors norme, selon les termes de l’INSEE. Peut-on se satisfaire d’un tel constat ? Poser la question, c’est déjà y répondre !

Concernant les collectivités locales, M. Didier Migaud, Premier président de la Cour des comptes, expliquait récemment, lors de son séjour à La Réunion, que « le contexte économique et social spécifique dans lequel [les collectivités d’outre-mer] évoluent montre depuis quelques années des signes de tension qui ont des conséquences sur [leurs] priorités. […] C’est la structure spécifique de leur financement qui repose sur des bases fragiles. Le financement des communes est constitué pour plus du tiers par la fiscalité indirecte – octroi de mer et taxe sur les carburants – qu’elles ne maîtrisent pas ».

En 2009, un rapport du Sénat envisageait la suppression de l’octroi de mer et son remplacement par la TVA, le produit de l’octroi de mer d’environ un milliard et demi d’euros étant supérieur à celui de la TVA d’environ 900 millions d’euros – ce sont les chiffres de 2009. Cependant, remplacer l’octroi de mer par la TVA impliquerait d’augmenter sensiblement son taux, excepté en Guyane, où elle n’existe pas. Les taux de la TVA applicables dans les départements de la Guadeloupe, de la Martinique et de La Réunion sont de 2, 1 % pour le taux réduit, contre 10 % ou 5 % selon les cas en France métropolitaine, et de 8, 5 % pour le taux normal au lieu de 20 % en France hexagonale. La réforme doit surtout s’accompagner de la garantie pour les collectivités locales de pouvoir maîtriser le produit de la TVA régionale.

Le chantier de la réforme de la fiscalité, notamment en outre-mer, nécessite donc d’être obligatoirement et rapidement ouvert, bien entendu, dans la concertation la plus large.

Le Premier président de la Cour des comptes ne disait pas autre chose lorsqu’il affirmait que l’octroi de mer repose sur un fondement dérogatoire, dont l’avenir est incertain, et qu’il faut travailler aux moyens de redresser, outre-mer, la part de la fiscalité directe. Cela suppose d’établir des bases cadastrales là où elles font défaut – je pense à Mayotte et à la Guyane –, bases servant d’assiette aux impositions locales directes et qui permettraient de collecter l’impôt le plus correctement possible. Néanmoins, cela ne sera pas suffisant. Tout doit être repensé.

Le Premier président de la Cour des comptes évoquait ensuite la refonte du système de sur-rémunération : redéployer en crédits les sommes versées par l’État sous forme de salaires, ces sommes devant rester sur place.

Enfin, traiter uniquement de la question de l’octroi de mer revient à n’aborder qu’une partie de la question du développement et de l’avenir des outre-mer. Le sujet est nettement plus vaste, et le temps est compté pour élaborer des pistes de développement, d’autant que la situation est de plus en plus tendue. Espérons seulement que ce constat soit partagé par tout le monde, y compris par le Gouvernement.

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