Monsieur le président, madame la présidente de la commission d’enquête, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, je tiens tout d’abord à remercier le Sénat d’avoir organisé ce débat très important. En effet, le Gouvernement, dans la lutte qu’il mène contre le terrorisme, entend s’appuyer sur les travaux des parlementaires qui contribuent, par les propositions qu’ils formulent, à alimenter sa réflexion et son action.
J’intervenais tout à l’heure devant la commission des lois et la commission des affaires étrangères, et je souhaite répéter devant vous ce que je leur ai dit sur la nature du risque qui se présente à nous.
Notre pays est confronté à une menace d’un niveau très élevé, pour des raisons qui tiennent à son engagement international. Nous sommes membres de la coalition contre l’État islamique, mais nous sommes également engagés au Mali, où nous avons agi pour le compte de l’Union européenne, afin qu’un peuple qui avait commencé à aimer la liberté ne tombe pas sous le joug d’organisations terroristes radicales violentes. Nous sommes également présents en République centrafricaine. Nous sommes donc déterminés à lutter contre le terrorisme à l’intérieur et à l’extérieur de nos frontières et, si notre pays est l’une des cibles privilégiées de ceux qui, par leurs propos, appellent à la haine et au terrorisme, c’est bien en raison de cet engagement international.
Nous sommes aussi particulièrement visés – et c’était vraisemblablement le sens des attentats du mois de janvier dernier – parce que les peuples du monde ont appris à aimer un discours de la France qui défend des valeurs haïssables pour les terroristes, qu’il s’agisse de la liberté d’expression, qu’incarnent des journalistes libres parfois jusqu’à l’impertinence, ou de la laïcité, qui permet à chacun de croire ou de ne pas croire et, pour ceux qui ont fait le choix de croire, de pouvoir exercer librement leur culte dans le respect de la croyance de l’autre. Un tel discours est tout à fait incompatible avec toutes les formes de radicalité religieuse qui prétendent, par l’endoctrinement et le sectarisme, empêcher autrui de penser ce qu’il désire penser. Les actes antisémites répétés perpétrés lors des événements tragiques du mois de janvier dernier témoignent de la propension à la haine qu’occasionnent les enfermements sectaires.
Enfin, les terroristes ont la volonté de frapper ceux qui incarnent l’État de droit et la force chargée de le faire respecter – je pense aux militaires et aux membres des forces de l’ordre, particulièrement touchés à l’occasion des événements du mois de janvier.
Notre engagement international, les valeurs que nous incarnons, le discours que nous tenons, mais aussi une forme de liberté, de respect et de tolérance dans le fonctionnement de notre société, tous ces éléments sont incompatibles avec le discours des terroristes. Telles sont les raisons pour lesquelles notre pays est particulièrement visé ; telles sont les raisons pour lesquelles, aux yeux des terroristes djihadistes, il doit être touché parmi les premiers et est désigné comme cible privilégiée.
La menace est élevée en France, les événements du mois de janvier le prouvent, comme les attentats déjoués il y a trois semaines à Villejuif. Par ailleurs, l’ensemble des arrestations auxquelles nous procédons, les groupes que nous démantelons et les tentatives d’actes terroristes que le travail de nos services de renseignement permet de déjouer témoignent également, s’il en était besoin, du très haut degré de cette menace.
Nous devons regarder cette menace en face, car elle nous oblige, à l’égard des Français, à un devoir de vérité qui ne saurait se résumer à l’instrumentalisation d’un risque aux fins de dissémination de l’effroi dans la société, pour atteindre d’ailleurs on ne sait quel objectif. La vérité implique la maîtrise et le sang-froid ; elle implique que l’on qualifie le risque pour ce qu’il est, mais que l’on ne cherche pas à l’instrumentaliser à des fins politiques.
D'ailleurs, je constate que lorsque nous avons, au moment de la tentative d’attentat de Villejuif, exprimé la réalité des faits après que ceux-ci aient été établis, les mêmes qui nous ont reproché de communiquer à l’excès nous auraient fait grief d’avoir dissimulé la vérité ou d’avoir voulu cacher un risque si nous n’avions pas qualifié les choses au moment où le risque se présentait à nous.
Face au risque terroriste, il faut que nous soyons dans la maîtrise de la communication. Et c’est aussi une difficulté à laquelle les démocraties sont confrontées que d’avoir la parole maîtrisée, que de trouver les mots justes, et que d’essayer toujours, face au risque terroriste, d’être dans la vérité, avec la part d’exigence qu’elle appelle dans le choix des mots, dans le refus de l’instrumentalisation, dans la réflexion pour prendre la juste décision qui protège sans faire peur, qui assure la sécurité, sans que cela se fasse jamais au détriment des libertés.
C'est la raison pour laquelle le Gouvernement a fait le choix d’agir toujours sans trêve ni pause, mais dans le respect rigoureux des principes du droit qui fondent la République et qui garantit à notre démocratie que le respect du droit la rendra plus forte pour lutter contre le terrorisme.
Il y a, enfin, un point sur lequel je voudrais insister, avant d’évoquer quelques mesures contenues dans votre rapport. Je veux parler de la forme nouvelle de terrorisme à laquelle nous sommes confrontés.
Cette forme nouvelle de terrorisme résulte de la dissémination de groupes nombreux dans la bande sahélo-saharienne et de la volonté de certains d’entre eux de penser une organisation politique en imposant leur logique, leur système, leur pensée, à l’exclusion, d'ailleurs, de toute autre forme d’appartenance. C’est la logique du califat, qui prétend s’implanter et s’imposer en Irak et en Syrie.
Cette forme nouvelle de terrorisme procède, outre de la dissémination des groupes terroristes dans la bande sahélo-saharienne, de la circulation de groupes terroristes à travers des frontières mal contrôlées, notamment en Afrique du Nord. Elle provient aussi des réductions de l’État libyen, qui donnent la possibilité à tous ces groupes de prospérer en Libye, pays à partir duquel ils ont le loisir d’organiser bien des trafics.
Par-delà ce contexte international très particulier, qui rend la menace protéiforme – cela a été souligné par de nombreux orateurs – et, par conséquent, plus difficilement maîtrisable que lorsque des groupes terroristes intervenaient, par exemple, à partir de l’Algérie pour frapper l’Europe et regagner ce pays en essayant de fomenter des opérations funestes à l’intérieur de groupes fermés, nous avons aujourd'hui une dissémination du terrorisme au travers de ces groupes multiples, affiliés ou non à de grandes orientations comme Al-Qaïda. En outre, nous avons aussi, dans nos propres pays, en France, un terrorisme en libre accès.
Quel est ce terrorisme en libre accès ? Il implique des ressortissants de nos pays, souvent jeunes et vulnérables, qui basculent dans des activités terroristes, en s’engageant dans des opérations hautement criminelles, notamment en Irak et en Syrie.
Le nombre de ces ressortissants n’a cessé de croître. Lorsque j’ai été nommé ministre de l’intérieur voilà plus d’un an, j’ai vu immédiatement la réalité et sa potentialité dangereuse : entre 400 et 500 Français étaient engagés dans des opérations de ce type, contre 1 600 à 1 700 aujourd'hui. Parmi ces ressortissants français, des mineurs et des femmes désormais sont sur le théâtre des opérations terroristes en Irak et en Syrie ; 300 d’entre eux ont participé à des opérations et sont revenus sur le territoire national. Cela signifie que 700 Français de tous âges, de tous horizons ont été engagés dans des opérations terroristes en Irak et en Syrie ; ils sont ou en sont revenus. En outre, 300 personnes en France prétendent rejoindre ces groupes ou ont le projet de le faire ; 285 personnes se trouvent quelque part en Europe, entre la France et la Syrie ou l’Irak, sur le chemin de ce parcours funeste.
Il s’agit donc d’un phénomène de grande ampleur, qui n’a cessé de croître, de prendre de la force, de briser des familles, de ruiner des destins et de conduire des jeunes à la mort.
Vous avez indiqué tout à l’heure, madame Assassi, que 100 jeunes sont actuellement sur le théâtre des opérations. Non, ils sont 700 ! Le nombre que vous avez énoncé correspond au nombre de personnes qui y sont mortes. Ils sont 700 aujourd'hui !
Ce terrorisme en accès libre a de multiples causes. On ne saurait analyser ce phénomène sans en avoir une approche multifactorielle.
Il y a l’efficacité d’une propagande diffusée par internet.
Il y a les effets de la numérisation de la société.
Il y a des acteurs terroristes qui, par la sophistication des moyens numériques qu’ils mobilisent, parviennent à endoctriner, à embrigader, à convaincre des jeunes qui n’ont jamais fréquenté une mosquée ni rencontré un imam radicalisé de s’engager dans des opérations à caractère terroriste.
Il y a la porosité de plus en plus grande qui existe – les événements du mois de janvier dernier en témoignent – entre la petite délinquance enkystée dans les banlieues et le grand terrorisme. Je pense à ceux qui ont engagé les opérations du mois de janvier, notamment à Amedy Coulibaly avec les crimes abjects que l’on sait de Montrouge et de l’épicerie Hyper Cacher, qui avait mobilisé autour de lui toute une série d’acteurs, de petits délinquants, présents dans les quartiers, sans nécessairement savoir à quoi ils participaient. Et cette porosité entre la petite délinquance et le grand terrorisme est un phénomène nouveau, qui accélère le processus d’enrôlement et d’embrigadement, ainsi que le basculement, ce qui rend, par conséquent, beaucoup plus « capillaire », si je puis utiliser cette expression, la violence par le trafic d’armes, par l’utilisation des armes à feu après que le trafic a eu lieu, par la mobilisation de l’argent de la drogue pour commettre des actes préparés de longue date.
Enfin, il existe un troisième phénomène, la radicalisation en prison : non pas que la prison soit devenue un lieu de fabrication de terroristes – tel n’est pas le cas –, mais il est incontestable que des terroristes emprisonnés pour avoir commis des actes répréhensibles au début des années quatre-vingt-dix ont pu rencontrer des délinquants qui ont basculé.
D’ailleurs, on a pu constater qu’une cartographie du terrorisme place, dans une espèce de continuum d’actions violentes, ceux qui, dans les années quatre-vingt-dix, avaient agi et ceux qui agissent aujourd'hui. Des connexions se sont nouées entre les uns et les autres : certains ont participé à des tentatives d’évasion ; d’autres à des tentatives de recrutement – la filière du 19e arrondissement pour laquelle ils avaient été emprisonnés –, puis ont rencontré en prison des terroristes. Et des groupes avec des réseaux très organisés, qui représentent un risque et un danger, se sont constitués. Voilà la réalité protéiforme à laquelle nous sommes confrontés.
Pour nous inciter à agir, vous faites des propositions, que j’ai toutes lues avec beaucoup d’attention. Après avoir entendu les orateurs qui se sont exprimés, permettez-moi de vous dire ce que nous faisons au regard de ce que vous proposez.
Une grande partie des propositions que vous formulez sont déjà mises en place. C'est d’ailleurs la raison pour laquelle je soutiens votre rapport. Le décalage entre ce que vous préconisez et ce que nous faisons est minime. D’après le calcul que j’ai fait, près de 70 % de vos propositions sont déjà en œuvre au travers des textes que nous avons fait adopter.
Que faisons-nous ? Comment agissons-nous ?
D’abord, nous affectons des moyens supplémentaires aux services de police et de renseignement pour leur permettre de répondre à la menace. Monsieur Reichardt, je vous ai entendu expliquer que nous avions perdu deux ans. Pour ma part, je ne souhaite pas faire de polémique sur ces questions. Partout où j’ai eu l’occasion de m’exprimer, j’ai fait en sorte de ne pas céder à la pente de la politique partisane et des clivages qui n’ont pas lieu d’être sur des sujets de cette nature.
Néanmoins, je voudrais tout même vous rappeler, monsieur le sénateur, que ce n’est pas ce gouvernement qui a supprimé 13 000 postes dans la police !
Ce n’est pas ce gouvernement qui a supprimé des postes en nombre au sein du service central du renseignement territorial !
Ce n’est pas ce gouvernement qui a diminué les crédits hors T2 dont les forces de l’ordre avaient besoin pour se moderniser et faire face de façon efficace aux risques qui se présentent à notre société.
Enfin, ce n’est pas non plus ce gouvernement qui, en l’assumant d'ailleurs, a affaibli le service public de la sécurité pour la bonne et simple raison qu’il l’a conforté !
Ensuite, pour vous rassurer totalement sur le fait que nous n’ayons pas perdu deux ans, je veux indiquer que nous avons créé la direction générale de la sécurité intérieure à laquelle nous avons attribué 432 postes.
Par ailleurs, nous avons abondé le budget de la sécurité intérieure à hauteur de 12 millions d’euros de crédits hors T2 par an. Nous avons décidé de créer 500 emplois supplémentaires par an dans la police et la gendarmerie, dont une grande partie a été affectée au renseignement territorial.
Au lendemain des attentats de janvier, nous avons créé 1 500 postes supplémentaires, dont 500 postes à la direction nationale de la sécurité intérieure, qui s’ajoutent aux 432 postes précédemment évoqués, et 500 postes au service central du renseignement territorial.
En effet, comment collecter les signaux faibles et les renseignements sur le terrain, dès lors qu’il y a un lien entre ces signaux faibles et ce qui se passe dans le haut du spectre, si nous n’avons pas les moyens de remplir ces missions ?
C’est ce gouvernement qui a décidé de doter le service central du renseignement territorial de ces 500 postes supplémentaires, avec 350 postes pour la police nationale et 150 pour la gendarmerie nationale.
C’est ce gouvernement qui a décidé de conforter la plateforme PHAROS, la plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements, ainsi que les moyens de la direction centrale de la police judiciaire, en créant près de 120 postes sur trois ans, pour lui permettre, en matière de cybercriminalité, d’être beaucoup plus efficace dans la lutte contre le terrorisme.
Enfin, comme les moyens humains ne valent rien s’ils ne sont pas assortis de moyens numériques, d’infrastructures, de véhicules, d’armes, il a été décidé d’abonder le budget du ministère de l’intérieur à hauteur de 233 millions d’euros sur trois ans, en vue de favoriser la numérisation des forces et la modernisation des infrastructures informatiques, notamment du système CHEOPS, le système de circulation hiérarchisée des enregistrements opérationnels de la police sécurisés, indispensable pour identifier les terroristes au moment de leur retour sur le territoire national.
Vous parlez de retard, monsieur le sénateur, mais, moi, je vous parle de ce que nous faisons pour combler les lacunes qui ont largement contribué à affaiblir nos forces de sécurité ! Ces faits sont incontestables. Ils sont d’ailleurs parfaitement compris par les fonctionnaires placés sous ma responsabilité, lesquels savent les efforts que nous réalisons pour permettre à notre pays de faire face à la situation.
Voilà l’effort de modernisation que nous conduisons. C’est une première réponse.
La deuxième réponse consiste à apporter des outils juridiques par-delà les moyens humains et matériels que nous allouons à nos forces. Pour ce faire, nous avons décidé de prendre des dispositions législatives visant à permettre à notre pays d’être à la hauteur du risque et de répondre à la menace.
Ainsi, la loi du 13 novembre 2014, qui contient des mesures puissantes en matière de lutte contre le terrorisme, a été adoptée par le Sénat, comme par l’Assemblée nationale.
Nous avons décidé, par exemple, de réguler internet. Pour ma part, je ne pense pas qu’internet soit une mauvaise chose, mais je n’ai, pour autant, aucune naïveté en la matière. Pourquoi accepter systématiquement sur internet, sur des réseaux sociaux, des appels à la haine, des provocations au terrorisme, des textes, des propos ou des blogs appelant ou provoquant au terrorisme que nous n’accepterions pas de voir proférer dans la rue ?
Que se passerait-il demain si, devant vos mairies, nos ministères, des manifestants brandissaient des pancartes appelant à l’antisémitisme, à la mort de ressortissants français de confession juive à la sortie des synagogues ou de Français de confession musulmane à la sortie des mosquées ? Nous demanderions immédiatement que les personnes à l’origine de ces actes soient sanctionnées. Car appeler au crime, à la haine, au meurtre et à la discrimination à l’égard de l’autre dans un pays républicain comme le nôtre, c’est effectivement un acte qui mérite sanction !
C'est la raison pour laquelle nous avons décidé de procéder au blocage des sites et des blogs qui appellent ou provoquent au terrorisme. Et nous l’avons fait non pas parce que nous étions désireux de remettre en cause de quelque manière que ce soit la liberté d’expression sur internet, mais parce qu’il s’agit d’un espace public comme un autre, à l’intérieur duquel chacun doit s’exprimer dans le respect des règles de droit et des principes républicains !
Il n’y a pas de République, il n’y a pas de « vivre ensemble », il n’y a pas d’unité et d’indivisibilité de la République autour de ces valeurs s’il n’y a pas d’altérité. Et qu’est-ce que l’altérité ? C’est la capacité de chacun à se poser la question de savoir si le propos qu’il tient sur l’autre est de nature à susciter de la violence, de la haine ou à le blesser simplement en raison de ce qu’il est.
La République sans l’altérité, cela n’existe pas ! La République sans le respect de l’autre, cela n’existe pas ! La République avec l’appel à la haine, l’apologie du terrorisme, l’appel à l’antisémitisme ou à l’islamophobie, cela n’existe pas ! La République implique que, dans tous les espaces, les règles de la République soient respectées !