Intervention de Nicolas Bériot

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 10 mars 2015 : 1ère réunion
Audition de nicolas bériot secrétaire général de l'observatoire national sur les effets du réchauffement climatique et éric brun chargé de mission

Nicolas Bériot, secrétaire général de l'Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique (Onerc) :

Après cette présentation des faits scientifiques établis, venons-en à l'approche prospective pour le long et le très long terme.

Il convient nécessairement de prendre du recul et de bien situer les deux cents ans d'histoire de notre société industrielle par rapport aux autres échelles de temps. Pendant plusieurs dizaines d'années, on a distingué trois domaines : le social, l'environnemental et l'économique, le développement durable se situant à l'intersection des trois. Comme un certain nombre d'auteurs l'ont dit et l'ont écrit, ce schéma me semble dépassé, car ces trois domaines ne sont pas du tout de même nature.

Je vous propose un autre schéma, dans lequel, à l'échelle du temps, on intègre, dans la biosphère ou l'environnement, la société, puis l'économie. La Terre a 4,5 milliards d'années ; les espèces, les requins par exemple, ont cent millions d'années ; le renouvellement des espèces se compte en millions ou en dizaines de millions d'années : tels sont les ordres de grandeur en jeu en cas d'extinction et d'apparition de nouvelles espèces. Pour leur part, les premières grandes civilisations humaines remontent à cinq mille ans, notre histoire industrielle, à deux cents ans. La société humaine est complètement dépendante de la biosphère, des écosystèmes, des équilibres environnementaux, qui nous nourrissent à proprement parler.

L'économie, elle, s'inscrit dans des cycles dont la durée oscille entre cinq et trente ans, en fonction notamment de la durée de vie des entreprises. Le système économique est dépendant de la société, de ses ressources, notamment humaines. Il faut avoir ces chiffres en tête : nos deux cents ans d'histoire industrielle sont autant d'années qui ont modifié les paysages, qui ont fait apparaître l'industrie, un nouveau type d'agriculture aussi. Ayons aussi en tête ces échelles de temps et toute cette interdépendance : l'économique dépend du social, le social d'une biosphère et d'écosystèmes fonctionnels.

Venons-en à la situation actuelle, en partant de l'usage de l'eau, pour aborder ensuite la notion d'adaptation dans les domaines de l'énergie, de l'agriculture, des sols ou d'autres aspects.

Pour ce qui concerne les prélèvements bruts de l'eau, rappelons quelques chiffres. Les prélèvements bruts couvrent l'eau prélevée sachant qu'une partie de cette eau est rejetée dans le milieu. Le premier secteur consommateur, c'est l'énergie, à hauteur de 64 % ; viennent ensuite l'eau potable, 17 %, l'industrie, 10 %, puis l'agriculture, 9 %. En termes de consommations nettes de la ressource en eau, l'agriculture vient en premier avec 50 %, puis l'eau potable, 30 %, ensuite l'industrie et l'énergie pour 20 %. En 2014 et depuis un certain temps déjà, en France même, la saturation de l'utilisation de la ressource en eau à certains moments de l'année et dans certaines régions est effective. Il y a donc déjà aujourd'hui un certain nombre de conflits d'usage. On l'a vu, les climats ont évolué, ils ont eu un impact sur la production agricole que l'on peut calculer sur trente ans, ce qui nous renvoie à la notion d'adaptation. Que faire pour s'adapter, dans l'avenir, à pareille situation ?

L'adaptation au changement climatique est un concept très récent, c'est une discipline qui n'existait même pas il y a dix ans et cette expression n'est comprise que depuis à peine quelques années. Vous, qui êtes des spécialistes, distinguez bien ce qui relève de l'adaptation au changement climatique ou de l'atténuation du changement climatique, mais cette notion est complètement nouvelle. En tant que praticiens, ce que nous découvrons au travers des chantiers d'adaptation - par exemple celui, en France, du plan national d'adaptation au changement climatique -, c'est que le travail sur l'adaptation, dans quelque domaine que ce soit, nous conduit à réfléchir à l'activité, à sa dépendance aux moyennes climatiques, aux extrêmes, aux ressources naturelles, à l'accès à l'eau, etc.

Cette réflexion sur l'adaptation nous amène à la conclusion suivante : s'adapter aux climats futurs, au pluriel car il y a plusieurs scénarios, c'est d'abord s'adapter au climat actuel. Si notre usage de la ressource et notre robustesse par rapport au climat, ses variations, ses extrêmes, étaient déjà rationnels, satisfaisants, nous serions armés pour aborder les climats futurs. Ce n'est pas de la théorie. Nous l'avons vécu au cours des dernières années en travaillant avec différents ministères, différents secteurs, différentes composantes de la société civile, sur tous les sujets d'adaptation, notamment pour produire le plan national d'adaptation aux changements climatiques 2011-2015, lequel recense vingt domaines, quatre-vingts mesures, deux cent cinquante actions. Il s'agit donc de devenir tout de suite robuste, résilient, mobile, adaptable à différentes configurations, situations climatiques, pour retrouver la marge de manoeuvre perdue du fait de l'émergence des conflits d'usage. Il est nécessaire de recouvrer une certaine liberté d'action afin de s'adapter tant au climat présent qu'aux climats futurs.

En matière de voies d'adaptation, deux secteurs se dégagent : l'énergie et l'agriculture. L'énergie évidemment, en termes d'efficacité énergétique et d'économie d'énergie, puisque cela permettra un moindre recours aux centrales thermiques nécessitant des procédés de refroidissement. Le projet de loi en cours d'adoption sur la transition énergétique s'est déjà engagé dans cette direction. Je m'en réjouis, en ma qualité d'expert dans le domaine de l'énergie et du climat, bien que j'aie le sentiment personnel que, dans le secteur énergétique, notre potentiel de recherche est insuffisamment exploité. Pourquoi ? Parce qu'il y a, selon moi, des enjeux industriels, des enjeux de filière, qui sont pesants et hérités des choix faits au cours des décennies passées, qui provoquent une certaine inertie à l'encontre de notre effort en matière de recherche libre, indépendante, fondamentale, transdisciplinaire, transversale, etc.

Dans le domaine de l'agriculture, il existe différentes pistes d'adaptation : accroître le stockage d'eau, développer une agriculture écologiquement intensive et moins consommatrice en eau, réduire les pertes et les mauvaises utilisations, lutter contre les fuites ; voilà ce que l'on peut faire tout de suite même si ce n'est pas la panacée. Vous êtes sans doute, pour certains d'entre vous, meilleurs connaisseurs du secteur agricole que je ne le suis. Force est de constater actuellement un mouvement très fort en faveur de la transformation de l'agriculture dans nombre de pays du monde, qui dépasse l'aspect technique et relève d'une sorte de mouvement social, d'une relation repensée à l'agriculture, à l'usage des sols. De nouvelles notions émergent : celle de la sécurité alimentaire évidemment, mais aussi celle de la justice alimentaire, de la reconquête d'une souveraineté sur l'accès à une alimentation saine. On entend ce discours aussi bien au Pérou qu'en Australie, en Chine, en France. Les nouvelles formes d'agriculture seront plus économes en ressources diverses, en intrants évidemment mais aussi en eau. Un sol sain, un sol riche en matière organique est aussi un sol vivant, un sol qui reçoit mieux l'eau, qui la stocke mieux, qui en garde davantage. Tout cela est prouvé. L'année 2015 a été déclarée année internationale des sols. L'une des premières fonctions des sols, c'est de stocker de l'eau. Cela suscite beaucoup de travaux pour la restauration des sols : on peut restaurer des sols en quelques années, réduire les ruissellements, obtenir des sols qui captent mieux l'eau, réduire également leur artificialisation. On peut favoriser un urbanisme qui respecte davantage les sols, qui ne les artificialise pas trop, qui encourage la végétalisation.

Sur le plan des réseaux et de la consommation domestique de l'eau, il faut évidemment lutter contre les fuites sur les réseaux. Le plan national d'adaptation au changement climatique comporte une mesure phare : baisser, d'ici à 2020, d'environ 20 % les consommations d'eau. C'est faisable simplement en réduisant notamment ces fuites par l'entretien des réseaux.

Il est également possible d'agir par le biais de l'éducation et de la formation à l'éducation au développement durable. On va vers une civilisation où le citoyen se recentre sur la satisfaction de ses besoins fondamentaux : on sort du linéaire pour aller au circulaire. Des citoyens plus responsables, plus informés, plus exigeants sur la qualité de l'eau veulent savoir ce qu'ils boivent, connaître les composants, les pollutions. Dans le domaine de la recherche, je suis personnellement très attaché au développement d'une recherche indépendante, fondamentale, transversale, interdisciplinaire. Il est important de susciter une société de la connaissance. À titre anecdotique, mais ce n'est pas anodin, j'étais en Australie l'année dernière, où le gouvernement australien n'est pas intéressé, a priori, par les politiques climatiques et reste pour ainsi dire sceptique sur le réchauffement climatique. Au sein de l'organisme météorologique australien, il a fallu changer des noms de programme ou d'unités pour que la notion de changement climatique n'y apparaisse pas. De même, l'un des états américains refuse toute référence à la notion de changement climatique, de réchauffement climatique, ainsi qu'à celle de hausse du niveau marin préférant parler de « nuisances invasives ». Cette négation de la connaissance scientifique me semble grave et j'espère qu'en Europe, et en France tout particulièrement, on ne sera jamais dans ce genre d'impasse.

Dans le cadre d'une vision de long terme, il convient d'abandonner le concept de développement et de croissance linéaires pour s'inscrire dans une logique holistique et circulaire. L'heure est à l'économie circulaire, l'écoconception, le recyclage, l'économie des matières premières ; on veut retrouver les cycles de la nature, de l'eau, du carbone, adopter des démarches biomimétiques.

Enfin, définir une vision de très long terme, c'est également soutenir une vision d'abondance à retrouver car la nature est abondante. Nous avons, depuis deux cents ans, créé des circonstances et des systèmes économiques qui engendrent de la rareté. Bien souvent, la rareté économique n'est qu'artificielle. La nature elle-même est abondante. À nous de nous en rapprocher, de nous fonder sur le biomimétisme, de travailler avec la nature et non pas contre elle ou en défense, de maintenir des écosystèmes fonctionnels qui ont plus de valeur que tous les circuits économiques, de préserver la biodiversité, de favoriser la biomasse, l'accumulation de matière organique, la restauration de sols vivants, de développer une société de la connaissance, l'éducation au développement durable, la recherche indépendante, d'acter et d'accompagner la transformation de l'agriculture. Ce mouvement qui, je crois, est mondial souhaite préserver la diversité dans les solutions économiques, dans les systèmes. Votre délégation dispose d'un vaste champ de créativité et d'innovation si vous travaillez sur le long terme, étant entendu qu'il importe d'agir dès à présent. En rétablissant ces équilibres maintenant, nous deviendrons plus forts pour aborder le futur.

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