Mes chers collègues, je voudrais en votre nom accueillir Nicolas Bériot, secrétaire général de l'Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique (Onerc), et Éric Brun, chargé de mission. Dans le cadre du programme annuel de travail de notre délégation, un rapport d'information consacré à l'eau sera préparé au cours de cette session avec, pour co-rapporteurs, nos collègues Henri Tandonnet et Jean-Jacques Lozach, qui seront tous deux les principaux questionneurs de nos intervenants, ce qui n'empêchera pas, naturellement, que chacun puisse aussi intervenir comme il le souhaite.
Pour ce rapport consacré à l'eau, l'axe de réflexion retenu est notamment celui de la gestion de la ressource, qui va devenir un problème crucial dans les années à venir, ainsi que celui des conflits d'usage et de la bonne manière d'en prendre la mesure pour le régler à un horizon de moyen-long terme. Par définition, notre délégation se préoccupe bien sûr de la situation actuelle, mais prise comme base d'une perspective à explorer à échéance éloignée.
C'est la raison pour laquelle il nous a semblé pertinent de commencer par envisager la question de l'eau sous l'angle du réchauffement climatique et de ses conséquences. Vous êtes donc, messieurs, les tout premiers experts que nous entendons à ce sujet. Je vous remercie de votre disponibilité et de la contribution que vous allez apporter à notre réflexion.
L'Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique est une petite institution créée par la loi en 2001 pour que son action s'inscrive dans le long terme, de manière pérenne et indépendamment des changements de structures administratives ou des réorganisations du ministère de l'écologie, son autorité de rattachement.
Notre mission est de faire des recommandations sur l'adaptation aux évolutions climatiques. Notre équipe, constituée de cinq personnes au sein du ministère de l'écologie, est en charge de cette politique nationale d'adaptation. Elle est le point focal français du Giec - Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat - , elle participe à la négociation climatique, elle représente la France dans certains groupes d'experts au niveau européen sur l'adaptation en Europe et elle a quelques tâches de coopération régionale ou bilatérale. Cette équipe resserrée travaille de manière transversale, l'idée étant non pas d'accumuler des compétences et d'être spécialiste sur tous les sujets, mais de travailler intelligemment en réseau, réseau interministériel, réseau interdisciplinaire : l'adaptation consiste essentiellement en l'incorporation d'une nouvelle méthode dans différentes politiques sectorielles, dans différents domaines, dans différents ministères, sur le très long terme. En matière d'adaptation, l'eau est un sujet fondamental au tout premier rang de nos préoccupations. Cela peut paraître évident mais il est bon de le redire.
Notre propos s'organisera en deux parties : une première partie où nous vous livrerons des connaissances scientifiques stabilisées sur le réchauffement climatique et son impact sur l'eau, qui sera présentée par Éric Brun ; une seconde que j'assurerai avec un discours peut-être un peu plus libre, de vision prospective, en essayant de participer à la construction de votre propre vision. Si nous nous permettons de le tenir, c'est parce qu'effectivement l'Onerc est au coeur de nombreux réseaux : réseau mondial du Giec, réseau mondial de la négociation climatique, réseau européen de l'adaptation, réseau national, réseau interrégional, y compris l'outre-mer avec lequel nous travaillons beaucoup ; nous publions une lettre aux élus parmi de nombreuses autres publications. Nous sommes au coeur de cet ensemble, à l'interface entre science et politique, ce qui nous donne une position privilégiée. Moi-même, je participe à de nombreuses réunions internationales et j'essaierai de vous transmettre ce que j'ai acquis au cours des cinq dernières années, depuis la conférence de Copenhague en 2009 notamment.
J'exposerai d'abord les évolutions d'ores et déjà constatées puis je présenterai les projections attendues pour les cinquante ou cent prochaines années. Je concentrerai mon propos sur la métropole, car un tel exercice se révèle beaucoup plus difficile pour l'outre-mer.
Un powerpoint est projeté.
Ce premier document, fourni par Météo France et qui n'est pas encore publié, montre l'évolution, depuis cinquante ans, des précipitations, de la quantité de pluie tombée chaque année en France au cours de la période 1960-2010. Les zones marquées en bleu ou en vert clair sont celles où les précipitations ont augmenté ; celles en jaune ou en orange ont vu les précipitations diminuer. En gros, sur la moitié nord de la France, les précipitations ont plutôt augmenté tandis qu'elles ont diminué sur la moitié sud. Nos collègues de Météo France insistent sur le fait que, pris point par point, le constat n'est pas forcément significatif au niveau statistique du fait de la grande variabilité observée d'une année sur l'autre. Si années sèches et années humides se succèdent, la cohérence globale est parlante. S'il pleut plus dans la moitié nord, ça n'empêche pas que les sécheresses soient plus sévères parce qu'en fait on observe une relation étroite entre l'augmentation des températures et l'augmentation de ce qu'on appelle l'évapotranspiration, c'est-à-dire l'évaporation des sols et la transpiration par les plantes. Autrement dit, un accroissement des précipitations à l'avenir n'entraînerait pas automatiquement une diminution des sécheresses. Si on enregistre en même temps plus de pluie et des températures plus chaudes, on a un équilibre à trouver. En fait, ce petit graphique le montre pour le bassin de la Seine, plus les températures projetées y seront élevées - en l'occurrence de deux à trois degrés suivant les scénarios -, plus l'évaporation des sols augmentera, venant compenser la hausse des précipitations.
Sur la période 1959-2009, tous les points de mesure traités par Météo France et homogénéisés montrent une augmentation des températures en France. La moyenne sur l'ensemble des points s'élève au rythme de 0,3 degré tous les dix ans, soit une croissance d'1,5 degré en cinquante ans. La répartition n'est pas uniforme sur l'ensemble du territoire. Le quart sud-est voit ses températures augmenter davantage que la partie ouest parce que le climat océanique fait que l'océan se réchauffe plus lentement et produit donc un réchauffement moins fort dans la partie ouest ; on observe plus de précipitations sur le nord et des températures plus élevées tandis que, sur le sud, on constate des températures plus élevées mais aussi moins de précipitations. Il en résulte des sécheresses plus importantes. Météo France a défini un indicateur de sécheresses « agricoles », qui tient compte, au cours de l'année, non pas des quantités de pluie mais des températures et donne le taux de l'humidité dans le sol. Ainsi, depuis 1959, le nombre de sécheresses dites agricoles a augmenté. Il ne s'agit pas d'une augmentation régulière, je vous l'ai dit : on remarque très bien le pic de 1976, dont tout le monde se souvient, et puis aussi celui de 1989-1990. Il y a déjà eu de grandes sécheresses dans le passé mais on observe, dans les périodes récentes, que ces sécheresses sont de plus en plus fréquentes. Ce n'est pas qu'elles soient forcément plus sévères, mais il y en a de plus en plus. Ce petit trait noir qu'on voit un peu augmenter correspond à la moyenne sur plusieurs années, pour lisser l'effet d'une année sèche suivie d'une année humide. Le fait que les sécheresses agricoles sont de plus en plus fréquentes et augmentent se voit aussi sur cette carte d'humidité des sols, en tendance sur cinquante ans ; le phénomène touche les deux tiers de la France.
Par conséquent, le constat est clair : il fait de plus en plus chaud, il pleut de plus en plus dans les régions nord, de moins en moins dans les régions sud mais les sécheresses augmentent aussi bien au nord qu'au sud.
En ce qui concerne les projections, j'ai établi un document extrait de cartes produites par le cinquième rapport du Giec, sur la base de données qui datent d'à peine une année pour l'ensemble du globe, à partir de modèles calculés sur un point tous les cent cinquante kilomètres environ, soit un niveau de résolution bien différent de ce que l'on a vu précédemment. Cette carte synthétise tout ce que le Giec a produit en matière de simulation et quels que soient les scénarios climatiques. On y exprime les variations à attendre de précipitations pour la fin du siècle en fonction de l'augmentation moyenne des températures sur le globe, selon des scénarios qui tablent sur deux, trois, quatre ou cinq degrés. En faisant la synthèse, on peut calculer un pourcentage de précipitations, en plus ou en moins, par degré d'augmentation de la température. En retenant le scénario moyen d'une augmentation de trois degrés d'ici à la fin du siècle, il faudrait multiplier les valeurs du pourcentage de base par trois, soit une baisse des précipitations de 36 % à 40 % dans les régions où vous voyez de l'orange foncé, et une hausse de 36 % à 40 % pour celles notées en bleu. La France, elle, se situe dans une zone intermédiaire entre la partie nord, celle des couleurs vertes et bleues, où les précipitations augmentent, et la partie sud - voyez l'Espagne, toute la Méditerranée -, pour laquelle les modèles anticipent une diminution des précipitations. Cela confirme ce que l'on observe déjà depuis cinquante ans en matière de projections climatiques à échéance 2080-2100 : plus de précipitations dans le nord de la France et moins dans le sud.
Il s'agit là de projections pour la fin du XXIe siècle. Jusqu'à présent, je m'étais fondé sur une carte des événements correspondant aux cinquante dernières années, qui sont particulièrement éclairants. Météo France avait produit, dans les années 2003-2004, des statistiques rétrospectives pour cent ans mais avec beaucoup moins de points puisque les séries de mesures homogénéisées remontant au début du XXe siècle sont beaucoup plus rares. Pour ces raisons, Météo France a préféré refaire l'évolution sur cinquante ans, avec beaucoup plus de données et davantage de fiabilité, mais les grandes tendances restent les mêmes.
Je vous l'ai dit, la France se situe juste dans la période de transition entre plus de précipitations au nord et moins au sud, mais quand on regarde en détail l'évolution saison par saison, notamment en été, on constate que la quasi-totalité des modèles climatiques prévoit un assèchement sur l'ensemble du territoire français. C'est un point important : avec plus de précipitations annuelles, la moitié nord en aura davantage en hiver mais moins en été, tandis que, pour les régions sud, les quantités de précipitations diminueront quelle que soit la période de l'année. Des équipes scientifiques travaillant au sein de l'Institut Pierre-Simon Laplace ont fait des simulations pour différents bassins versants, notamment ceux de la Seine et de la Somme. J'ai extrait un résultat pour la Somme, transposable pour la Seine : son débit, au vu de l'évolution observée de 1950 à 2000 telle que prolongée sur la base des scénarios climatiques du quatrième rapport du Giec, va diminuer d'à peu près 50 % d'ici à la fin du siècle. D'autres extrapolations faites dans le cadre du projet Explore 2070 du ministère de l'écologie pour l'ensemble du territoire métropolitain aboutissent à une baisse des débits, pour un scénario intermédiaire de changement climatique, de l'ordre de 10 % à 40 %. De même, des simulations faites pour la Somme sur la hauteur des nappes phréatiques réalimentées par les précipitations essentiellement hivernales tablent sur une baisse de cinq mètres, ce qui est considérable.
Par ailleurs, les régions montagneuses, qui alimentent une bonne partie de nos grands fleuves, vont subir de très fortes diminutions de l'enneigement. Cela a pour conséquence de décaler le pic de débit pendant la période printanière. Prenons le débit moyen de la Durance sur une centaine d'années, qui enregistre un grand pic au printemps avec la fonte des neiges, et les projections en cas de doublement de gaz carbonique. Ce sont des travaux, déjà assez anciens, qui datent de l'époque où l'on imaginait à peine que le gaz carbonique pourrait doubler, alors qu'aujourd'hui on en est plutôt à son triplement ou quadruplement. Or, à cette époque et avec les modèles d'alors, on calculait que le pic printanier de débit se produirait avec une avance de l'ordre de deux à quatre semaines, ce qui est considérable. Ce n'est pas anodin car la conséquence en est qu'en été, à partir des mois de juin et juillet, les débits seront beaucoup plus faibles que ce qu'ils sont actuellement : la fonte des neiges ayant eu lieu plus tôt, on aura davantage d'évaporation. De même, les climatologues prévoient une baisse considérable des glaciers dans les Alpes françaises, qui alimentent en partie les rivières ; cette source essentielle en eau aujourd'hui est donc vouée à disparaître avec le temps.
Après cette présentation des faits scientifiques établis, venons-en à l'approche prospective pour le long et le très long terme.
Il convient nécessairement de prendre du recul et de bien situer les deux cents ans d'histoire de notre société industrielle par rapport aux autres échelles de temps. Pendant plusieurs dizaines d'années, on a distingué trois domaines : le social, l'environnemental et l'économique, le développement durable se situant à l'intersection des trois. Comme un certain nombre d'auteurs l'ont dit et l'ont écrit, ce schéma me semble dépassé, car ces trois domaines ne sont pas du tout de même nature.
Je vous propose un autre schéma, dans lequel, à l'échelle du temps, on intègre, dans la biosphère ou l'environnement, la société, puis l'économie. La Terre a 4,5 milliards d'années ; les espèces, les requins par exemple, ont cent millions d'années ; le renouvellement des espèces se compte en millions ou en dizaines de millions d'années : tels sont les ordres de grandeur en jeu en cas d'extinction et d'apparition de nouvelles espèces. Pour leur part, les premières grandes civilisations humaines remontent à cinq mille ans, notre histoire industrielle, à deux cents ans. La société humaine est complètement dépendante de la biosphère, des écosystèmes, des équilibres environnementaux, qui nous nourrissent à proprement parler.
L'économie, elle, s'inscrit dans des cycles dont la durée oscille entre cinq et trente ans, en fonction notamment de la durée de vie des entreprises. Le système économique est dépendant de la société, de ses ressources, notamment humaines. Il faut avoir ces chiffres en tête : nos deux cents ans d'histoire industrielle sont autant d'années qui ont modifié les paysages, qui ont fait apparaître l'industrie, un nouveau type d'agriculture aussi. Ayons aussi en tête ces échelles de temps et toute cette interdépendance : l'économique dépend du social, le social d'une biosphère et d'écosystèmes fonctionnels.
Venons-en à la situation actuelle, en partant de l'usage de l'eau, pour aborder ensuite la notion d'adaptation dans les domaines de l'énergie, de l'agriculture, des sols ou d'autres aspects.
Pour ce qui concerne les prélèvements bruts de l'eau, rappelons quelques chiffres. Les prélèvements bruts couvrent l'eau prélevée sachant qu'une partie de cette eau est rejetée dans le milieu. Le premier secteur consommateur, c'est l'énergie, à hauteur de 64 % ; viennent ensuite l'eau potable, 17 %, l'industrie, 10 %, puis l'agriculture, 9 %. En termes de consommations nettes de la ressource en eau, l'agriculture vient en premier avec 50 %, puis l'eau potable, 30 %, ensuite l'industrie et l'énergie pour 20 %. En 2014 et depuis un certain temps déjà, en France même, la saturation de l'utilisation de la ressource en eau à certains moments de l'année et dans certaines régions est effective. Il y a donc déjà aujourd'hui un certain nombre de conflits d'usage. On l'a vu, les climats ont évolué, ils ont eu un impact sur la production agricole que l'on peut calculer sur trente ans, ce qui nous renvoie à la notion d'adaptation. Que faire pour s'adapter, dans l'avenir, à pareille situation ?
L'adaptation au changement climatique est un concept très récent, c'est une discipline qui n'existait même pas il y a dix ans et cette expression n'est comprise que depuis à peine quelques années. Vous, qui êtes des spécialistes, distinguez bien ce qui relève de l'adaptation au changement climatique ou de l'atténuation du changement climatique, mais cette notion est complètement nouvelle. En tant que praticiens, ce que nous découvrons au travers des chantiers d'adaptation - par exemple celui, en France, du plan national d'adaptation au changement climatique -, c'est que le travail sur l'adaptation, dans quelque domaine que ce soit, nous conduit à réfléchir à l'activité, à sa dépendance aux moyennes climatiques, aux extrêmes, aux ressources naturelles, à l'accès à l'eau, etc.
Cette réflexion sur l'adaptation nous amène à la conclusion suivante : s'adapter aux climats futurs, au pluriel car il y a plusieurs scénarios, c'est d'abord s'adapter au climat actuel. Si notre usage de la ressource et notre robustesse par rapport au climat, ses variations, ses extrêmes, étaient déjà rationnels, satisfaisants, nous serions armés pour aborder les climats futurs. Ce n'est pas de la théorie. Nous l'avons vécu au cours des dernières années en travaillant avec différents ministères, différents secteurs, différentes composantes de la société civile, sur tous les sujets d'adaptation, notamment pour produire le plan national d'adaptation aux changements climatiques 2011-2015, lequel recense vingt domaines, quatre-vingts mesures, deux cent cinquante actions. Il s'agit donc de devenir tout de suite robuste, résilient, mobile, adaptable à différentes configurations, situations climatiques, pour retrouver la marge de manoeuvre perdue du fait de l'émergence des conflits d'usage. Il est nécessaire de recouvrer une certaine liberté d'action afin de s'adapter tant au climat présent qu'aux climats futurs.
En matière de voies d'adaptation, deux secteurs se dégagent : l'énergie et l'agriculture. L'énergie évidemment, en termes d'efficacité énergétique et d'économie d'énergie, puisque cela permettra un moindre recours aux centrales thermiques nécessitant des procédés de refroidissement. Le projet de loi en cours d'adoption sur la transition énergétique s'est déjà engagé dans cette direction. Je m'en réjouis, en ma qualité d'expert dans le domaine de l'énergie et du climat, bien que j'aie le sentiment personnel que, dans le secteur énergétique, notre potentiel de recherche est insuffisamment exploité. Pourquoi ? Parce qu'il y a, selon moi, des enjeux industriels, des enjeux de filière, qui sont pesants et hérités des choix faits au cours des décennies passées, qui provoquent une certaine inertie à l'encontre de notre effort en matière de recherche libre, indépendante, fondamentale, transdisciplinaire, transversale, etc.
Dans le domaine de l'agriculture, il existe différentes pistes d'adaptation : accroître le stockage d'eau, développer une agriculture écologiquement intensive et moins consommatrice en eau, réduire les pertes et les mauvaises utilisations, lutter contre les fuites ; voilà ce que l'on peut faire tout de suite même si ce n'est pas la panacée. Vous êtes sans doute, pour certains d'entre vous, meilleurs connaisseurs du secteur agricole que je ne le suis. Force est de constater actuellement un mouvement très fort en faveur de la transformation de l'agriculture dans nombre de pays du monde, qui dépasse l'aspect technique et relève d'une sorte de mouvement social, d'une relation repensée à l'agriculture, à l'usage des sols. De nouvelles notions émergent : celle de la sécurité alimentaire évidemment, mais aussi celle de la justice alimentaire, de la reconquête d'une souveraineté sur l'accès à une alimentation saine. On entend ce discours aussi bien au Pérou qu'en Australie, en Chine, en France. Les nouvelles formes d'agriculture seront plus économes en ressources diverses, en intrants évidemment mais aussi en eau. Un sol sain, un sol riche en matière organique est aussi un sol vivant, un sol qui reçoit mieux l'eau, qui la stocke mieux, qui en garde davantage. Tout cela est prouvé. L'année 2015 a été déclarée année internationale des sols. L'une des premières fonctions des sols, c'est de stocker de l'eau. Cela suscite beaucoup de travaux pour la restauration des sols : on peut restaurer des sols en quelques années, réduire les ruissellements, obtenir des sols qui captent mieux l'eau, réduire également leur artificialisation. On peut favoriser un urbanisme qui respecte davantage les sols, qui ne les artificialise pas trop, qui encourage la végétalisation.
Sur le plan des réseaux et de la consommation domestique de l'eau, il faut évidemment lutter contre les fuites sur les réseaux. Le plan national d'adaptation au changement climatique comporte une mesure phare : baisser, d'ici à 2020, d'environ 20 % les consommations d'eau. C'est faisable simplement en réduisant notamment ces fuites par l'entretien des réseaux.
Il est également possible d'agir par le biais de l'éducation et de la formation à l'éducation au développement durable. On va vers une civilisation où le citoyen se recentre sur la satisfaction de ses besoins fondamentaux : on sort du linéaire pour aller au circulaire. Des citoyens plus responsables, plus informés, plus exigeants sur la qualité de l'eau veulent savoir ce qu'ils boivent, connaître les composants, les pollutions. Dans le domaine de la recherche, je suis personnellement très attaché au développement d'une recherche indépendante, fondamentale, transversale, interdisciplinaire. Il est important de susciter une société de la connaissance. À titre anecdotique, mais ce n'est pas anodin, j'étais en Australie l'année dernière, où le gouvernement australien n'est pas intéressé, a priori, par les politiques climatiques et reste pour ainsi dire sceptique sur le réchauffement climatique. Au sein de l'organisme météorologique australien, il a fallu changer des noms de programme ou d'unités pour que la notion de changement climatique n'y apparaisse pas. De même, l'un des états américains refuse toute référence à la notion de changement climatique, de réchauffement climatique, ainsi qu'à celle de hausse du niveau marin préférant parler de « nuisances invasives ». Cette négation de la connaissance scientifique me semble grave et j'espère qu'en Europe, et en France tout particulièrement, on ne sera jamais dans ce genre d'impasse.
Dans le cadre d'une vision de long terme, il convient d'abandonner le concept de développement et de croissance linéaires pour s'inscrire dans une logique holistique et circulaire. L'heure est à l'économie circulaire, l'écoconception, le recyclage, l'économie des matières premières ; on veut retrouver les cycles de la nature, de l'eau, du carbone, adopter des démarches biomimétiques.
Enfin, définir une vision de très long terme, c'est également soutenir une vision d'abondance à retrouver car la nature est abondante. Nous avons, depuis deux cents ans, créé des circonstances et des systèmes économiques qui engendrent de la rareté. Bien souvent, la rareté économique n'est qu'artificielle. La nature elle-même est abondante. À nous de nous en rapprocher, de nous fonder sur le biomimétisme, de travailler avec la nature et non pas contre elle ou en défense, de maintenir des écosystèmes fonctionnels qui ont plus de valeur que tous les circuits économiques, de préserver la biodiversité, de favoriser la biomasse, l'accumulation de matière organique, la restauration de sols vivants, de développer une société de la connaissance, l'éducation au développement durable, la recherche indépendante, d'acter et d'accompagner la transformation de l'agriculture. Ce mouvement qui, je crois, est mondial souhaite préserver la diversité dans les solutions économiques, dans les systèmes. Votre délégation dispose d'un vaste champ de créativité et d'innovation si vous travaillez sur le long terme, étant entendu qu'il importe d'agir dès à présent. En rétablissant ces équilibres maintenant, nous deviendrons plus forts pour aborder le futur.
Merci messieurs. Je vais d'abord donner la parole à nos deux co-rapporteurs.
Vous nous avez donné une vision somme toute assez inquiétante du futur avec le réchauffement climatique et ses conséquences notamment sur le sujet qui nous occupe, celui de l'eau. En définitive, si j'ai bien compris, il y a eu non pas forcément pénurie mais une répartition différente de la ressource en eau, et cela va se poursuivre selon les territoires et dans le temps. Le niveau des précipitations conserve un volume à peu près équivalent mais se répartit de façon différente et la pénurie vient plutôt du réchauffement que de l'absence d'eau. Or, si l'eau n'est pas récupérée sur les continents, elle se retrouvera dans les océans. Ai-je bien interprété vos propos ?
Il faut distinguer deux éléments. D'après les observations effectuées sur le territoire métropolitain, la quantité de pluie a peu évolué au cours des cinquante dernières années. Il y en a davantage au nord, moins au sud, mais quand le rythme des pluies change au cours d'une saison, qu'il en tombe plus en été ou en hiver, on recueille localement la même ressource. Quand l'écart est constaté dans deux parties d'un même pays assez éloignées l'une de l'autre, mettons de cinq cents kilomètres entre la moitié nord et la moitié sud, se pose le problème des transferts d'eau. La France n'est pas un pays où l'infrastructure permet aujourd'hui d'apporter de l'eau d'une région vers une autre, excepté par le chemin naturel des fleuves, tel que c'est actuellement le cas.
Ainsi, le Rhône et, surtout, la Durance constituent depuis des siècles la source d'eau du quart sud-est de la France pour l'agriculture. Des pays comme l'Espagne avaient envisagé de créer des grands transferts d'eau dans les régions au nord, notamment en provenance des zones montagneuses des Pyrénées mais nous n'avons pas ce type d'infrastructure, qui n'est d'ailleurs pas forcément souhaitable en termes d'adaptation pour le futur. Même si un déficit de précipitations posera des difficultés à notre agriculture, notamment au cours des mois d'été, la France n'est pas un pays de sécheresse permanente.
- Présidence de M. Henri Tandonnet -
Je reviens sur deux des diapositives que vous avez projetées et présentant, en courbes, les conséquences du réchauffement climatique sur les débits des rivières et sur la baisse des nappes phréatiques. Peut-on en déduire que, pour des raisons mécaniques, la courbe serait similaire en ce qui concerne le niveau des retenues des barrages hydroélectriques ? Et puisque je parle d'hydroélectricité, pensez-vous que celle-ci reste une solution d'avenir, en dépit de son image datée des Trente Glorieuses et des multiples barrages construits dans les années cinquante ? Cela m'évoque aussi, dans un domaine voisin, l'usine marémotrice de la Rance, qui est restée, je crois, un modèle unique. Pourquoi cette voie a-t-elle été abandonnée ? Est-ce pour des raisons financières, technologiques ou d'autres motifs ?
Ma deuxième question est relative à la stratégie, puisque vous vous en souciez également. L'Union européenne a engagé une stratégie spécifique d'adaptation au changement climatique ; est-elle également dédiée à la problématique de l'eau ?
Pour ce qui concerne votre première question, en termes de ressources pour les barrages hydrauliques, les situations observées sont très diverses. Par exemple, pour les barrages en région montagneuse, là où se trouvent les infrastructures les plus importantes aujourd'hui, il y aura toujours de la ressource en eau en quantité sans doute suffisante. Si le pic de débit des rivières alpines, qui se produit aujourd'hui au mois de mai globalement dans les Alpes, arrive quinze jours ou un mois plus tôt, cela peut poser un problème en termes non pas de capacité de stockage, mais d'usage de l'eau qui est stockée. S'agissant du barrage de Serre-Ponçon, une partie y est dédiée au maintien du débit du canal de la Durance pour les besoins en eau d'une grande fraction du sud-est de la France et une autre est destinée à la production d'électricité aux périodes où on en a le plus besoin, notamment l'hiver en raison de la consommation électrique liée au chauffage.
Le problème central est plutôt celui d'une gestion intelligente de la ressource, de l'équilibre à trouver entre des usages différents, de choix à faire, mais je ne vois pas que nous rencontrions de difficultés pour remplir ces grands barrages. Le Maroc a engagé d'énormes investissements pour pouvoir compenser les diminutions de ses ressources en eau grâce à un stockage bien plus important que par le passé, et sa motivation porte davantage sur la capacité d'éviter des étiages trop sévères de ses rivières et sur la fourniture d'eau pour l'irrigation que sur un besoin hydroélectrique. Pour en revenir à la France, mon appréciation doit être tempérée par le fait que chaque barrage est différent - ils ne sont pas alimentés par les mêmes rivières, la même filière - mais, globalement, je pense que la menace ne porte pas forcément sur la capacité à pouvoir stocker de l'eau pour de tels usages.
Sur la question spécifique des barrages hydroélectriques, vous gagneriez à auditionner des représentants d'EDF, car ce groupe fait partie des organismes qui, en France, ont le plus tôt travaillé sur les questions d'adaptation au changement climatique. En outre, EDF est sans doute, en France, l'un de ceux qui ont le plus de compétences internes en termes d'étude et de recherche en ces domaines.
Sur la question de l'usine marémotrice, je crains de ne pas être assez qualifié pour vous répondre. Ce que je puis dire, en revanche, d'une manière générale, c'est qu'il faut ouvrir l'éventail des possibilités en matière de production de l'énergie, tant celles-ci sont multiples. Je citerai en particulier les énergies dites marines, c'est-à-dire l'énergie des marées, des courants, les hydroliennes, l'énergie thermique des mers. Ces différents types d'énergie n'utilisent a priori pas de ressource en eau douce, et donc vont dans le bon sens par rapport au problème que vous vous posez. Les énergies marines constituent de ce point de vue un vrai potentiel.
Par ailleurs, c'est en avril 2013 que l'Union européenne a adopté une stratégie d'adaptation au changement climatique. Elle contient d'abord un socle de connaissances, puisque l'expertise climatique et les données concernant l'adaptation doivent être mises en commun. Son deuxième axe de travail, qu'on pourrait appeler l'incorporation - en anglais le mainstreaming - de l'adaptation dans les différentes politiques sectorielles comprend aussi les incitations, les questions de financement. Le troisième porte sur les questions de coopération transfrontalière, par exemple les questions de partage d'un bassin fluvial, etc. Si l'Union européenne n'apporte pas encore d'idées nouvelles qui pourraient nous servir, elle fournit tout de même une information utile. L'Agence européenne pour l'environnement gère ainsi une plate-forme dénommée Climate-ADAPT : c'est un serveur européen, l'un des éléments de la stratégie européenne, qui consiste en un recueil d'informations venant des pays membres.
Merci pour cette présentation aussi intéressante que préoccupante, voire inquiétante parfois. L'un des graphiques qui nous a été présenté montre un niveau des eaux de la Somme à un indice 40 en 1950, puis 20 en 2100. Cela signifie-t-il qu'inéluctablement en 2250 nous serons à zéro ? Et si c'est vrai pour la Somme, l'est-ce pour d'autres rivières ? On mesure les conséquences que cela pourrait avoir à la fois sur notre réflexion et sur l'avenir des générations futures. C'est ma première remarque.
La deuxième porte sur l'innovation et la recherche dans le domaine de l'exploitation des océans. Nous n'en sommes probablement qu'aux prémices. Ne pensez-vous pas que, dans ce domaine, nous travaillons insuffisamment, que ce soit au niveau européen ou au niveau international ? J'évoquerai à mon tour l'énergie hydrolienne, des marées et des courants marins, qui s'annonce relativement peu coûteuse, si ce n'est, peut-être, en exploitation.
Une autre question se pose : le stockage des énergies renouvelables. La recherche fondamentale n'est pas allée suffisamment loin, alors que si tel était le cas, pour l'énergie éolienne ou l'énergie solaire par exemple, on pourrait franchir un pas considérable dans le domaine non seulement des économies d'énergie mais aussi des « énergies propres ».
Dernier point, il me semble qu'innovation et solidarité sont indissociables. Aujourd'hui, on compte probablement une ou deux voitures par ménage aux États-Unis contre une voiture pour cinquante ou cent personnes en Chine ou en Inde, et moins encore en Afrique. Or, nul doute que va se généraliser le souhait, somme toute légitime, de consommer et d'avoir une voiture individuelle comme c'est le cas sur le continent européen.
Sur la première question qui concerne les tendances de long terme, le Giec considère qu'à cause de l'inertie du climat, et quoi qu'on fasse, le réchauffement va se poursuivre pendant plusieurs siècles, et ce quand bien même on aurait déjà réduit sensiblement les émissions de gaz carbonique. Ainsi, le niveau des océans va continuer à monter parce qu'on sait que l'équilibre des grandes calottes glaciaires, par exemple celle du Groenland aujourd'hui, est déjà affecté. Il lui faudra quelques centaines d'années, voire quelques milliers, pour fondre complètement mais le Groenland est aujourd'hui en péril. Or, il représente l'équivalent de six mètres d'eau quand on répartit la fonte des glaces sur l'ensemble des océans ; c'est absolument considérable. Le jour où le Groenland aura complètement fondu, les deux premiers étages des maisons seront déjà sous l'eau à Manhattan et, en France, la Camargue et l'ensemble des zones dites basses seront particulièrement touchées.
Sur la question de la ressource en eau, le graphique que j'ai montré présente un effet de saturation : le niveau baisse pour atteindre à peu près 25 mètres cubes par seconde, mais, lorsqu'il n'y a plus d'eau à évaporer dans les sols, il n'y a plus de perte possible. Ce qui va s'observer, par exemple pour la moitié nord de la France, c'est la persistance de pluies en hiver, peut-être davantage qu'actuellement, sans évaporation à cette saison : il y aura donc un effet de maintien. Les nappes phréatiques baisseront mais continueront d'être alimentées pendant l'hiver, ce qui permettra de maintenir des débits assez importants dans ce type de rivières, au moins dans les régions où les nappes phréatiques sont importantes, ce qui est le cas, je crois, pour 60 % de la surface de la France métropolitaine. Il ne faut pas craindre que la Somme ou la Seine aient un débit d'étiage quasiment nul en été parce qu'une bonne partie de leur alimentation provient des précipitations hivernales. En revanche, pour de petites rivières du sud de la France, des Cévennes ou des Alpes, là où le manteau neigeux aura considérablement diminué ou bien où les glaciers auront disparu, on pourra constater des étiages beaucoup plus sévères parce que le bassin versant est plus petit, l'écoulement beaucoup plus rapide et qu'il n'y a pas ou quasiment pas de nappe phréatique dans les régions montagneuses. Et comme ce sont aussi des régions d'implantation d'ouvrages hydroélectriques, peut-être faudra-t-il y maintenir une partie des débits par des ouvrages de stockage.
Sur le niveau de la recherche dans le domaine de l'exploitation des océans et du stockage des énergies marines renouvelables, n'étant pas un spécialiste, je ne saurai dire qu'elle est insuffisante. Au sein de la communauté des climatologues, à laquelle nous appartenons, et dans le domaine de la météorologie et de la climatologie, la coopération mondiale en matière de recherche a commencé voilà cent cinquante ans. Toute l'information y est partagée et la recherche extrêmement ouverte pour ce qui concerne la description des systèmes naturels, du climat, des impacts, des vulnérabilités, etc. En revanche, quand on aborde les solutions à envisager, on touche à des enjeux industriels, à des filières et forcément la recherche n'est pas organisée de la même manière. Je m'étonne un peu que, en France, on ait donné finalement à un organisme qui est en charge de l'énergie nucléaire une mission complémentaire sur les énergies alternatives, à un organisme en charge du pétrole une mission complémentaire sur les énergies nouvelles. Au titre de mon appartenance au monde scientifique, cela ne me semble pas optimal parce que, pour remettre les choses à plat sur un problème aussi fondamental que l'énergie, au niveau tant national qu'international, il faut disposer d'une liberté de penser, d'une indépendance indispensables à la recherche. À un tel niveau, il reste des choses à faire, il peut y avoir de bonnes surprises dans le domaine de l'énergie et il faut aussi créer des ponts entre recherche fondamentale et recherche appliquée. L'État se doit vraiment d'avoir une pensée indépendante informée et, si je suis persuadé qu'il existe des solutions potentielles, on n'est peut-être pas encore complètement structuré pour aller vers cette vision, cette recherche à long terme et une véritable innovation.
Sur le lien entre innovation et solidarité, cela renvoie à la question climatique, ce qui nous éloigne peut-être un peu de votre réflexion portant sur la prospective sur l'eau. Le champ de la négociation climatique est un champ où, par définition, doit s'exercer la solidarité puisque le problème climatique mondial ne peut être résolu si chacun continue le business as usual en fonction de ses intérêts à court terme et sans tenir compte de l'enjeu global.
Quant à l'innovation, j'y suis personnellement extrêmement attaché. Le XXe siècle a vu le développement de nombreuses filières et de filières géantes. Mais l'on se trouve désormais un peu prisonnier de ce que l'on a créé. À l'occasion de la négociation climatique mondiale, de la Conférence Rio+20 et pendant les années qui ont suivi, on a assisté à un mouvement mondial qui dépasse largement la question des politiques climatiques. Il s'agit d'un mouvement de transition écologique dans lequel il y a énormément de remises en question et de perspectives.
J'ai une petite idée sur la réponse à la question que vous posiez en filigrane sur les raisons qui ont poussé à confier la recherche à Total ou aux responsables de l'industrie atomique. Elle est toute simple : ce sont eux qui ont l'argent et tous les gouvernements qui se succèdent depuis quelques années se préoccupent davantage de l'aspect financier que de la liberté de la recherche. Cela étant, je n'engage que moi en disant cela.
J'en viens à ma question. J'ai l'impression que votre raisonnement en matière de ressource en eau est du même type que celui qu'on pouvait avoir en matière de la ressource en énergie fossile, c'est-à-dire que, la ressource s'épuisant, il faut la ménager. Or, sauf erreur de ma part, l'eau qui est « consommée » est rejetée quelque part, elle ne disparaît pas, elle retourne à la nature. La ressource dont vous parlez, est-ce l'eau douce ou est-ce l'eau en général ? Le problème de fond est, me semble-t-il, non pas la « protection de la ressource » mais plutôt la répartition de l'usage dans la durée, sur une ou plusieurs années. Cela pose un problème de stockage, soit en préservant la nature, ou les sols, ce que vous avez abordé, soit en créant des équipements, pour mieux répartir la ressource en eau sur le territoire, entre le nord et le sud en tenant compte localement des conflits d'usage.
Quand vous avez, comme dans le sud, une urbanisation galopante, il est évident que cela augmente les occasions de conflits d'usage. Pour terminer, je suis frappé par l'incompréhension des problèmes. On y fait des distinctions entre les compétences « gestion de la ressource » et « gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations », la fameuse Gemapi. Or, actuellement, un certain nombre d'établissements publics de bassin gèrent à la fois les deux compétences ; ce n'est d'ailleurs pas illégitime car un bassin sert à la ressource mais aussi à écrêter des crues, et cela soulève la question du financement. Je vous avoue que j'ai un peu de mal à suivre ! Puisque vous appartenez au ministère de l'écologie, avez-vous l'impression d'une coupure entre les réflexions de long terme, époque où « nous serons tous morts », comme dirait Keynes, et la gestion actuelle ?
De même, vous avez évoqué le problème de renouvellement des réseaux des collectivités qui sont effectivement très vieux et qui pose de redoutables problèmes de financement : les communes rurales, notamment, n'en ont pas les moyens et l'obtention de subventions auprès des agences de bassin n'est pas toujours très facile.
Je garde l'impression de quelques ratés dans la mise en oeuvre des outils qui nous permettraient précisément de faire face au problème qui va se poser à nous.
Sur la question du renouvellement de l'eau, il faut distinguer plusieurs types d'usage. Certains endroits enregistrent peu de pertes : c'est le cas des zones de barrages, où l'eau est restituée à la rivière. À l'inverse, dans les zones d'irrigation, où l'on essaie d'humidifier les sols pour que les plantes puissent avoir leur fonctionnement physiologique naturel et produire de la biomasse, se produit un phénomène d'évapotranspiration qui va alimenter l'atmosphère, constituer éventuellement des nuages mais qui se déplaceront ailleurs, vers d'autres pays ou au-dessus des océans. Dans ce cas, l'eau est perdue localement. Entre ces deux extrêmes, il existe toutes sortes d'intermédiaires : on va utiliser de l'eau mais elle sera rendue sous une forme où elle n'est plus utilisable pour son premier usage. Par exemple, l'eau potable utilisée va partir dans les réseaux d'assainissement, sera retraitée et servira plutôt à alimenter des nappes ou sera dédiée à d'autres usages.
Sur ce point particulier, quand vous dites que l'eau évaporée par les plantes est perdue, n'a-t-elle pas néanmoins une influence sur les températures en rafraîchissant l'atmosphère à l'échelle régionale ? Dans le sud-ouest, des études montrent que l'irrigation des maïs entraîne des effets bénéfiques sur la baisse des températures : la température sur un chaume ou sur des terrains irrigués et des plantations n'est pas du tout la même.
Vous avez raison, mais, pour obtenir l'évaporation de l'eau, il faut consommer énormément d'énergie ; faites-en l'expérience avec un litre d'eau à bouillir dans une casserole. Dans la nature, l'eau évaporée limite le réchauffement mais très localement et pour une courte durée, et accroît l'effet de serre. Des études ont été menées dans le cadre du Grand Paris pour développer des villes dans lesquelles l'îlot de chaleur serait moins important : une des solutions consisterait à revégétaliser avec des toits végétalisés ou des espaces verts qui provoqueraient une évaporation réduisant la chaleur du soleil mais, j'y insiste, de façon limitée et très localement.
Pour donner une réponse plus complète à votre question, il serait intéressant que vous rencontriez la direction de l'eau et de la biodiversité. Notre vision à l'Onerc est générale et transversale, il faut compléter nos propos par des informations plus spécialisées dans ces secteurs.
Ma première question porte sur les inondations : sont-elles plus fréquentes que lors des dernières décennies, y a-t-il eu, comme on serait tenté de le croire, modification de la pluviométrie, en termes d'abondance ou de localisation ?
La deuxième est d'ordre technique. Lorsqu'on refroidit une centrale nucléaire, quelle fraction de l'eau utilisée s'évapore et quel est le pourcentage restitué à la rivière ?
Par ailleurs, a-t-on vraiment tenu compte des conséquences de l'urbanisation sur la perte des eaux de ruissellement qui ne sont pas récupérées par les sols ? Vous avez aussi parlé d'agriculture et c'est un milieu que je connais bien, étant élu du Jura. Je ne suis pas dans une région où on irrigue mais je crois qu'il est possible de réguler les besoins en eau des plantes tout en améliorant les résultats agronomiques. Dispose-t-on d'études en la matière ?
Enfin, nous avons évoqué les pertes sur les réseaux d'eau, qui peuvent s'élever à 60 % ou 70 %, voire davantage. Les agences de l'eau ont des projets mais les remplacements de canalisations ont un coût élevé. Dans un village à côté de chez moi, les canalisations qui avaient été posées en 1905 ont été changées en raison de gros problèmes rencontrés pendant l'été, mais on m'a indiqué que les agences de l'eau n'ont plus ce type de priorité au regard des consignes qui leur sont données par le ministère de l'écologie.
En ce qui concerne l'intensité des précipitations, le Giec explique très clairement la situation : s'il y a moins de précipitations sur une année, celles-ci se produisent sur des épisodes plus intenses parce qu'une atmosphère plus chaude est plus chargée en vapeur d'eau. Il n'y a donc aucune contradiction entre le fait d'anticiper moins de précipitations dans le sud de la France mais davantage d'inondations. Cela étant, on ne peut attribuer forcément les précipitations observées en octobre, novembre et décembre 2014 dans le midi au changement climatique, même si ce facteur accroît leur probabilité de survenance. Une science se développe aujourd'hui autour de ce qu'on appelle l'attribution du changement climatique, notamment pour les événements extrêmes, et elle correspond très bien avec le fait qu'on ait une atmosphère globalement plus chaude : l'une des explications des événements de l'automne dernier est que la mer Méditerranée était particulièrement chaude à cette époque, entraînant un fort volume de vapeur d'eau potentiellement disponible, et donc des pluies plus intenses.
En ce qui concerne les centrales nucléaires, je ne saurais vous répondre. EDF peut vous apporter des éléments très concrets sur la quantité d'eau nécessaire au refroidissement des centrales. Je citerai néanmoins un usage un peu particulier : celui de l'eau sous la contrainte des températures. Pendant la canicule de 2003, EDF a eu beaucoup de difficultés à gérer le fait que les rivières étaient chaudes en raison d'un débit très bas. Pour préserver la biodiversité, il ne faut pas dépasser un certain niveau de température au risque d'une surmortalité des poissons. Il importe donc d'éviter que le refroidissement des centrales nucléaires n'entraîne, en aval, une augmentation de la température mettant en danger de nombreux écosystèmes. Cette problématique de la température de l'eau est peu connue. Si l'on imagine que, dans le futur, les rivières seront de plus en plus chaudes, surtout en été, il n'y a pas encore d'étude extrêmement poussée qui permette de quantifier ces phénomènes. EDF sera certainement à même de répondre beaucoup plus précisément, notamment à la question de la quantité d'eau nécessaire évaporée dans les tours de refroidissement.
Je ne suis pas en mesure de répondre de manière utile, informée et précise aux questions sur l'irrigation ou sur le traitement des fuites des réseaux ou leur financement, qui ne sont pas de ma compétence.
C'est exactement ce cloisonnement des compétences qui freine nos progrès et nous conduit à l'inertie. Je trouve dommage que, précisément, les réflexions que vous menez et qui impliqueraient des changements de pratique restent confinées à ce niveau et qu'il faille consulter d'autres spécialistes pour nous expliquer les bonnes raisons qui font qu'il n'est pas possible de changer. Vous n'y êtes pour rien mais je regrette qu'il y ait autant de cloisons étanches entre les différents secteurs d'un même ministère.
Nous avons l'habitude de travailler avec nos collègues et Nicolas Bériot a parlé du plan national d'adaptation au changement climatique adopté en 2011 par la France, après une très longue période de concertation multisectorielle avec les acteurs concernés. La capacité intellectuelle humaine ne peut affronter seule, dans la complexité du monde d'aujourd'hui, tous les problèmes de politiques publiques, les problèmes techniques, les problèmes scientifiques. Mais pendant toute cette phase d'élaboration du plan national d'adaptation au changement climatique, il y a eu une vraie synergie avec des expertises mobilisées pour répondre à ces questions.
Je voudrais préciser que le fonctionnement de ce plan national quinquennal d'adaptation au changement climatique repose sur un réseau interministériel de dix-sept pilotes relevant de différents ministères. Pour la question de l'eau, ce rôle revient à la direction de l'eau et de la biodiversité du ministère de l'écologie.
Vous avez affirmé, à propos du réchauffement, d'une part, qu'il a commencé il y a très longtemps, d'autre part, qu'il se poursuivra pendant des siècles. Quand j'entends par ailleurs qu'il est imputable à l'activité humaine, je m'interroge. Le réchauffement a commencé à une époque où la population mondiale était bien moindre et la consommation d'énergie fossile quasi nulle. J'ai la conviction que les émissions de CO2, à l'origine d'une partie de ce réchauffement, vont très rapidement cesser car les industriels du monde entier produiront, d'ici à trente ans, avec un impact écologique faible, voire nul, des voitures, des camions, des avions. N'étant pas un spécialiste du sujet, je pose la question : peut-on considérer qu'on vit un cycle normal où l'activité même n'a aucune influence ?
La question de l'origine anthropique ou non du changement climatique est un vaste débat. Il est clair, en comparant l'état du climat avant et après, que nous sommes aujourd'hui dans une phase de transition : le climat n'est plus stabilisé. Il l'a été, en gros, pendant douze mille ans mais, depuis 1750, selon la théorie à laquelle nous adhérons et sur la base de laquelle sont prises les décisions politiques actuelles, le climat a commencé à changer d'une manière brutale, avec des atteintes portées aux écosystèmes et aux systèmes climatiques notamment au cours du dernier siècle. Pour faire évoluer le climat vers un nouvel état de stabilité, il faut agir sur un certain nombre de paramètres. Peut-être, comme vous le dites, et c'est aussi mon souhait, va-t-on résoudre complètement la question des émissions de gaz à effet de serre dans les vingt, trente, quarante, cinquante ans. Cela étant, en raison de l'importance des atteintes à l'environnement, l'inertie des systèmes, la fonte des glaces, le réchauffement océanique vont continuer à produire des effets pendant une très longue période.
C'est surtout en raison de l'inertie des océans qu'il devra s'écouler encore des centaines d'années avant d'atteindre un nouvel équilibre. Pour ce qui est de la cause anthropique du changement climatique, il faut savoir que le dernier rapport du Giec a été approuvé par l'ensemble des pays qui y sont représentés, c'est-à-dire la quasi-totalité des pays membres de l'Onu, y compris les pays producteurs de pétrole. Face aux données scientifiques produites librement par des milliers de chercheurs de par le monde, toutes les évidences sont sur la table.
Vous qui disposez d'une vue globale et internationale des choses, pensez-vous que certains des pays méditerranéens qui ont connu les difficultés auxquelles nous risquons d'être confrontés dans les années à venir pourraient nous fournir des exemples pertinents d'adaptation des ressources aux besoins ? Vous avez dit que la nature est abondante. Personnellement, je ne lui fais pas tout à fait confiance pour résoudre d'elle-même le problème de ses ressources et des bonnes manières de les préserver.
Je citerai l'exemple de l'Australie, dont le territoire comporte des zones désertiques. Certaines sociétés ont su gérer la durabilité, la soutenabilité pendant des milliers d'années grâce à des pratiques extrêmement économes, le plus souvent en sachant composer avec la nature. Pour ce qui est de trouver directement des idées, par exemple dans les pays méditerranéens, c'est plus compliqué. Je peux vous dire que la zone méditerranéenne est déjà fortement impactée sur le plan écologique et le sera potentiellement plus encore dans le futur. Dans de nombreux endroits, la végétation n'a pas été préservée et le sol n'est plus capable de soutenir la vie ni même de stocker de l'eau. C'est en partie réversible, il est des opérations assez importantes de reverdissement de déserts. L'expérience l'a montré, il est possible, en quatre ou cinq ans, de reconstituer un sol : en lui apportant de nouveau de la matière organique, la structure même du sol change, celui-ci devient plus apte à stocker de l'eau et la vie revient.
Merci de ces propos qui ont notamment mis en lumière la dimension internationale de toutes ces questions, lesquelles appellent à l'évidence des réponses globales.