Intervention de Bernard Cazeneuve

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 12 mai 2015 à 17h00
Renseignement — Audition de M. Bernard Cazeneuve ministre de l'intérieur et M. Jean-Yves Le drian ministre de la défense

Bernard Cazeneuve, ministre de l'intérieur :

Merci de nous offrir l'opportunité de vous présenter ce texte et de répondre à vos questions, car ce projet de loi a fait l'objet de nombreuses polémiques et de beaucoup d'approximations. Non, il n'a pas été dicté par les événements tragiques de janvier, non, il ne s'agit pas d'un texte de circonstance dicté par l'émotion suscitée par ces actes terroristes abjects.

Après l'affaire Snowden, le gouvernement de M. Jean-Marc Ayrault a souhaité mieux encadrer les services de renseignement alors que la dernière loi les concernant datait de 1991 et que de nombreuses évolutions technologiques étaient intervenues depuis lors, comme le développement du numérique et l'utilisation des téléphones portables. Il s'agit de mieux lutter contre toutes les formes de menace et notamment contre le terrorisme. C'est pourquoi le Gouvernement a souhaité mieux encadrer l'activité de ses services de renseignement et lui donner une base juridique, comme l'ont d'ailleurs fait d'autres grandes démocraties.

Le texte qui vous est aujourd'hui proposé s'inspire largement des propositions formulées par les députés Patrice Verchère et Jean-Jacques Urvoas, mandatés par M. Jean-Marc Ayrault, et par la délégation parlementaire au renseignement.

La politique du renseignement a connu de profondes évolutions depuis une dizaine d'années. Après la loi de 1991, il y eut la création de la communauté du renseignement en 2007 puis de la délégation parlementaire au renseignement afin de contrôler davantage l'exécutif. En 2009, le conseil national du renseignement et le coordonnateur au renseignement ont vu le jour ; en 2010, l'académie du renseignement ; en 2014, l'inspection du renseignement. En dix ans, une série d'événements a conduit les gouvernements successifs à mieux organiser les activités des services de renseignement et à créer les conditions d'un contrôle accru.

Aux yeux du Gouvernement, les services de renseignements ne sont pas des services en marge du droit poursuivant des desseins occultes et obscurs, mais bien des services à part entière de l'État. Leur objectif, éminemment républicain, est de sauvegarder les intérêts supérieurs de la Nation et de protéger les Français contre des risques sérieux. Ils doivent développer leur activité dans le respect scrupuleux des règles de droit. C'est pourquoi le Gouvernement a présenté ce projet de loi qui poursuit trois objectifs : protéger les Français contre des risques nouveaux, garantir les libertés grâce au contrôle de l'activité des services de renseignement, assurer la sécurité juridique de ces mêmes services.

Après avoir évoqué l'esprit qui a présidé à l'élaboration de ce projet de loi, j'en viens au contexte et je tiens à reprendre les propos tenus ce matin dans le Figaro par le procureur de la République de Paris, François Molins, qui a estimé que le niveau de la menace terroriste était extrêmement élevé. Prétendre que nous instrumentalisons cette menace pour défendre l'organisation de nos services de renseignement à des fins obscures n'est pas raisonnable. Nous ne voulons pas semer l'effroi, pour ne pas tomber dans le piège que nous tendent les terroristes, mais nous devons la vérité aux Français. Le numérique joue un rôle déterminant dans le basculement d'un certain nombre de nos ressortissants, parmi les plus vulnérables, dans des activités terroristes. La propagande des groupes terroristes sur Internet, le rôle des réseaux sociaux qui incitent, provoquent, appellent au terrorisme, l'utilisation du « darknet » et de technologies très sophistiquées pour préparer des attentats sans être repéré constituent des éléments nouveaux avec lesquels il nous faut compter dans la lutte antiterroriste. Nous devons nous armer pour faire face aux risques représentés par ces moyens nouveaux et aux possibilités qu'ils offrent à ceux qui veulent porter atteinte à notre liberté et à notre sécurité.

Depuis 2014, le nombre de nos ressortissants engagés dans des activités à caractère terroriste en Irak et en Syrie a augmenté de 182 %. Aujourd'hui, près de 1 700 personnes sont concernées par des opérations terroristes dans ces deux pays mais aussi dans la bande sahélo-saharienne ; la moitié environ sont allées sur le théâtre des opérations terroristes et en sont revenues. En outre, environ 300 de nos ressortissants souhaitent s'y rendre, 285 sont en cours d'acheminement et 130 procédures judiciaires ont été ouvertes concernant plus de 500 personnes. De plus, des cellules dormantes sont installées sur notre territoire. Leur activité est difficilement détectable et elles peuvent à tout moment frapper. Nous devons également prendre en compte l'activité que développent sur les réseaux sociaux ou dans l'espace numérique ceux qui appellent au terrorisme, ce qui justifie de la montée en puissance de la plateforme Pharos qui identifie la portée de leurs messages. Enfin, la radicalisation dans les prisons conduit certains réseaux à se constituer avant de passer à l'acte. Certains de ceux qui ont frappé notre pays en janvier dernier étaient en lien avec des filières terroristes datant du début des années 1990, dont ils avaient rencontré certains des membres en prison. Il y a un continuum dans l'activité terroriste. D'autres pays sont concernés, comme en témoignent les événements survenus à Copenhague, Tunis, ou en Australie et les attentats déjoués dans d'autres pays de l'Union.

J'en viens au contenu du projet de loi. Depuis 2012, le Gouvernement a souhaité renforcer les moyens des services de renseignement pour mieux prévenir les risques terroristes. Ainsi, la création de 432 emplois a été annoncée en 2012 au sein de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et plus de 200 postes ont d'ores et déjà été créés. Une partie des 500 emplois supplémentaires créés dans la police et la gendarmerie a vocation à être affectée au service central du renseignement territorial car, pour lutter efficacement contre le terrorisme, il faut développer la collecte de l'information sur tout le territoire. J'ai récemment dit à l'occasion d'un séminaire des directeurs départementaux de la sécurité publique qu'ils devaient diriger et coordonner l'action de ceux qui travaillent dans la filière du renseignement territorial afin de prioriser le risque, avec le concours d'universitaires et d'experts. D'autres emplois ont été créés au sein de la direction centrale de la police de l'air et des frontières et de la direction centrale de la police judiciaire pour renforcer Pharos et les services qui luttent contre la cybercriminalité.

Ce texte précise les sept finalités pour lesquelles les techniques de renseignement pourront être mobilisées. La loi de 1991 ne faisait référence qu'à la sécurité nationale et aux intérêts fondamentaux de la Nation. Le fait de préciser les finalités, par souci d'en encadrer le champ, a été interprété par certains comme une extension du champ d'intervention des services de renseignement. Or, c'est tout le contraire, le but étant d'encadrer les activités de nos services. L'Assemblée nationale a précisé les finalités et je suis persuadé qu'il en ira de même au Sénat. On m'a reproché de vouloir intercepter les conversations de tous ceux qui se préparent à manifester dans le respect des règles de la République. Cela n'a jamais été notre objectif : le texte vise à éviter les violences extrêmes qui se sont produites dans l'espace public et qui étaient de nature à exposer nos ressortissants à des risques qu'il appartient à l'État de prévenir. On ne peut se contenter de réparer ces actes en les judiciarisant s'il y a la possibilité de les empêcher. Un exemple : si des éléments nous sont communiqués témoignant du fait que des violences risquent d'être commises à la sortie d'un lieu de culte par des groupes constitués dont la violence est la modalité, faut-il attendre que ces violences soient commises, ou les empêcher par des mesures de police administrative, au nom de la protection que l'État républicain doit à tous, à commencer par les plus vulnérables ?

Nous avons accepté des amendements qui précisaient les finalités prévues dans le texte initial. Le ministre de la défense, Mme la garde des sceaux et moi-même souhaitons que le débat au Sénat permette d'aller encore plus loin, sous réserve que ces précisions ne nous mettent pas en difficulté par rapport à nos objectifs.

On nous a aussi reproché de vouloir mobiliser des dispositifs de surveillance de masse. C'est tout le contraire : le texte prévoit des dispositifs très ciblés, qu'il s'agisse de la surveillance en temps réel des terroristes ou de la détection sur données anonymes qui permet de ne cibler que ceux qui, par leur comportement sur Internet, révèlent leur volonté de commettre un acte terroriste. Sans empiéter sur l'enquête judiciaire en cours, je note que les événements de Villejuif témoignent du niveau très élevé de sophistication des technologies numériques utilisées pour échapper à la surveillance et à la détection. Il s'agit de mobiliser à des fins anti-terroristes des technologies particulières permettant de cibler ceux que nous voulons suivre. Par principe, le Gouvernement s'est refusé à mettre en place des techniques de surveillance généralisée. Les dispositifs sont encadrés pour éviter qu'ils ne portent atteinte aux libertés publiques.

Enfin, le texte prévoit des mesures de police administrative, destinées à prévenir des actes portant gravement atteinte à l'ordre public. Le juge administratif, qui est aussi le juge des libertés, exerce le contrôle sur les mesures de police administrative, comme en témoigne un grand nombre d'arrêts du Conseil d'État. L'article 66 de la Constitution et son interprétation constante par le Conseil constitutionnel définissent les conditions très particulières dans lesquelles, dans le cadre de mesures administratives, le juge judiciaire peut être requis. Il s'agit notamment de mesures privatives de liberté, telles que la rétention pour les étrangers.

Les dispositifs seront désormais sous le regard du juge administratif. Les contrôles seront donc beaucoup plus rigoureux que ce qui se faisait auparavant dans notre pays, ainsi que dans d'autres démocraties. La commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), qui prendra la suite de la commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), sera une autorité administrative dont la composition a été revue, les pouvoirs élargis, les moyens d'investigation confortés. Les députés ont souhaité que la CNCTR dispose de tous les moyens nécessaires pour exercer un contrôle poussé. Si nous avons élargi la composition de la CNCTR, contrairement aux préconisations du Conseil d'État, c'est parce que les parlementaires, notamment ceux de l'opposition, ont souhaité qu'on augmente leur nombre au sein de cette commission pour en assurer le pluralisme. Nous avons donc été contraints d'augmenter le nombre de représentants des juges administratifs et judiciaires pour qu'ils restent majoritaires au sein de cette commission.

Le juge administratif pourra être saisi par la CNCTR : si le Conseil d'État estime que des techniques de renseignement ont été utilisées à tort, il pourra procéder à la destruction des données collectées et à l'indemnisation de la victime des mesures de surveillance injustifiées. Quand la CNCTR ou le juge administratif constateront que des infractions pénales ont été commises par les services de renseignement, ils pourront, au titre de l'article 40 du code de procédure pénale, saisir le juge pénal. Enfin, la délégation parlementaire au renseignement, qui s'est vu sous cette législature reconnaître une véritable compétence en matière de contrôle de l'activité des services, pourra y procéder à tout moment.

Les critiques sur ce texte doivent être prises au sérieux, non pas parce qu'elles sont légitimes, mais pour lever toute suspicion. C'est pourquoi le Gouvernement a répondu dans une note en quatorze pages aux critiques exprimées par la commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH).

C'est dans cet esprit d'ouverture et de rigueur que nous abordons au Sénat cette discussion et nous sommes persuadés que ce texte sortira de votre assemblée meilleur qu'il n'y est rentré. Le Gouvernement s'en remet à votre sagacité, qui est grande.

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