C'est une question difficile, à laquelle il n'y a pas de réponse totalement satisfaisante, mais il existe quand même plusieurs certitudes que nous devrions prendre en compte.
Tout d'abord, le système étatique moyen-oriental que nous avons connu ne renaîtra pas de ces cendres. La question est donc de savoir quoi faire face à des États comme l'État irakien, qui sont en phase d'effondrement.
Je peux illustrer ce dilemme à travers une initiative américaine récente. Les Américains ont compris, je crois, - même s'il existe des divergences au Congrès entre républicains et démocrates - que l'armée irakienne ne fait pas le poids devant l'État islamique, et qu'il vaut mieux s'adresser directement aux Kurdes et aux Arabes sunnites.
Un vote d'intention récent du Congrès américain envisageait l'armement des forces armées kurdes et d'une garde nationale arabe sunnite, comme s'il s'agissait d'ethnies indépendantes, sans passer par le gouvernement central irakien. Vous imaginez la levée de boucliers de la part des officiels irakiens et, plus précisément, des Chiites qui se veulent, parce qu'ils sont majoritaires en Irak mais qu'ils se savent minoritaires à l'échelle du monde arabe, les derniers gardiens du temple de l'État irakien !
La réaction de Moqtada al-Sadr a été extrêmement véhémente : il a en effet menacé directement les Américains, s'ils mettaient en application, je cite, « leur plan américano-sioniste de division de l'Irak sur des bases confessionnelles ». À sa suite, on a vu le Premier ministre irakien Haïder al-Abadi dénoncer ce plan, et l'ayatollah al-Sistani a surenchéri en disant combien il réprouvait une telle initiative.
La question se pose effectivement : existe-t-il une solution politique dans le cadre des institutions irakiennes actuelles ? Je ne le pense pas. Le gouvernement irakien ne représente plus l'ensemble de la population irakienne. Même si l'on trouve des Kurdes au sein du gouvernement, ils n'y sont que pour des raisons tactiques, et force est de constater qu'ils ne représentent pas l'immense majorité des Arabes sunnites qui, malgré quelques défections, continuent à prêter allégeance à l'État islamique.
C'est donc un gouvernement, plus qu'un État, qui représente une partie de la société, et surtout des partis religieux chiites, et qui, même s'il le voulait, ne pourrait s'ouvrir. On a beaucoup glosé sur les pressions occidentales sur Nourine al-Maliki, visant à l'inciter à inclure les Arabes sunnites dans le gouvernement. Toutefois, on n'a pas pris en compte le fait que Nourine al-Maliki n'avait pas les moyens d'imposer son autorité. Même qu'il avait voulu les inclure, il ne le pouvait pas. Tout ce qu'il donne aux uns, ils le retirent en effet aux autres, c'est-à-dire à sa propre base « politique », et plutôt confessionnelle.
Ce système « à la libanaise », qui fonctionne déjà très mal au Liban, ne peut fonctionner dans le cadre de communautés aussi importantes que les trois grandes communautés irakiennes. La question qui se pose pour les diplomaties occidentales est de savoir si elles doivent ou non reconnaître que l'action militaire ne mènera à rien, sinon à renforcer l'État islamique, qui nous présente comme une coalition de « croisés dirigée contre l'islam ».
La question se pose aussi de savoir jusqu'où aller dans la reconnaissance de l'autonomie par rapport à un gouvernement qui n'est plus représentatif des Kurdes, ni des Arabes sunnites. Cela a déjà été le cas lorsque nous avons reçu des généraux kurdes. On ne dissociera pas les Arabes sunnites de l'État islamique si on ne leur offre pas mieux que l'État islamique. Or, l'État islamique, localement, a donné le pouvoir aux acteurs locaux, ce qui constitue ce qu'une tribu ou un quartier peut désirer dans le contexte actuel. Tant qu'on ne fait pas mieux et qu'on n'apporte pas un projet politique à une communauté qui s'estime à juste titre discriminée, il n'y aura pas de résultat, encore moins si notre action se limite à des bombardements aériens.