Au-delà du débat sur le terrorisme et le renseignement, la question que pose le projet de loi est bien celle de la conséquence d’un processus qui est en train de bouleverser la société dans son entier, pour ne pas parler d’un « changement de civilisation ».
Au fond, ce qui est en train de se passer, c’est la disparition progressive, et parfois lente et inconsciente, de l’humanisme sur lequel nous avons fondé l’ensemble de notre société, à savoir l’idée que c’est à partir de la raison individuelle que se construisent la vérité et la société, qu’une part de vérité doit être cachée et que l’homme se construit aussi à travers cette relation au secret, en s’isolant du reste de la société.
Nous assistons aujourd'hui, à l’opposé, à un processus de transparence qui se veut total, mais qui ne fonctionne que dans un sens et qui repose sur la numérisation du réel. Il est très frappant de voir que le processus engagé, qui ne concerne pas que les services de renseignement, réduit la réalité à ce que les nombres peuvent en donner – c’est ce que nous offre, pour le coup, la technique informatique.
Or, s’il donne aux citoyens plus de facultés et leur offre davantage d’usages, ce processus est constitutif non pas de plus de liberté, mais de nouveaux pouvoirs. Un technopouvoir indiscutable se met en place, qui repose sur une organisation très pyramidale, que Catherine Morin-Desailly et moi-même avons étudiée notamment dans le cadre de notre rapport sur la gouvernance mondiale de l’internet, mais que beaucoup d’autres ont examinée. Ce nouveau pouvoir vient du fait que quelques grands oligopoles savent aujourd'hui capter et utiliser l’ensemble des données qui constituent une nouvelle richesse économique.
Quel rapport, me direz-vous, avec le débat qui est le nôtre ? C’est que, contrairement à ce que j’ai parfois entendu dans la bouche de membres du Gouvernement ou d’autres responsables, il n'y a pas de différence, au fond, entre ce système et le système de renseignement. L’un s’appuie sur l’autre !
Ainsi, la NSA est adossée aux systèmes de Google et Facebook et, de la même manière, le dispositif qui nous est proposé aujourd'hui par le Gouvernement est adossé sur cette profusion de données gérées par ces systèmes.
Il faut donc que nous soyons extrêmement prudents. En effet, le message que nous passons à travers les lois que nous votons n’est pas seulement un message de circonstance consistant, comme l’a dit Jean-Pierre Sueur, à essayer de se donner des moyens nouveaux face, par exemple, à la menace terroriste. Nous passons aussi un message sur l’idée que nous nous faisons de la société qui va se construire, c'est-à-dire de la capacité que l’on donne à chacun à retrouver, plus ou moins, la maîtrise de ses données, à faire valoir ses droits, à ne pas être, au fond, un rouage d’un mécanisme qui se met en place et dont le pouvoir politique et les services de renseignement peuvent constituer l’un des éléments, et pas un des plus fragiles.
Nous devons être extrêmement attentifs aux messages que nous faisons passer, parce qu’ils auront une conséquence sur la durée.
C'est la raison pour laquelle l’article 2 du texte suscite évidemment autant d’interrogations : il introduit non seulement l’idée que nous pourrions exercer des contrôles ciblés, comme cela a pu exister par le passé, cependant de manière élargie, par des techniques nouvelles, mais aussi l’idée que nous pouvons nous appuyer sur la masse de données disponibles pour procéder à des traitements beaucoup plus larges.
Nous avons vu, avec l’affaire Snowden, les conséquences que tout cela pouvait représenter pour la liberté. Nous pouvons et nous devons nous poser aujourd'hui les mêmes questions, sans faire de procès d’intention ni au Premier ministre, ni au ministre de l’intérieur, ni au ministre de la défense, simplement en leur disant qu’il est normal que ce débat s’engage, parce qu’il y a, derrière, des enjeux et des conséquences beaucoup plus larges.
Et quand on voit se mettre en place des dispositifs, même contrôlés, consistant à favoriser la ponction, l’aspiration de données sur l’ensemble des opérateurs ou sur quelques-uns d’entre eux pour opérer ensuite un tri entre ces données au moyen d’algorithmes, exactement comme le font Facebook et Google pour déterminer les profils commerciaux à partir desquels ils nous transmettent des publicités et nous font passer des messages, on peut se demander si nous ne sommes pas en train de mettre le doigt dans un engrenage et de passer dans un autre système de pouvoir, les libertés telles que nous avons l’habitude de les concevoir n’étant plus seulement menacées. À cet autre système de pouvoir, nous sommes forcément invités à réfléchir.
Je sais bien que l’on invoquera toujours l’urgence et que l’on nous dira que nous devons nous donner tous les moyens de lutter contre les terroristes. Mais la question que je pose, et nous y reviendrons dans le débat, est celle du fantasme de tout chef de service de renseignement, qui voudrait tout savoir, alors qu’une information, dont il aura le sentiment quelle est la faille par laquelle la menace va s’introduire, lui échappera toujours. Nous devons dire que c’est un fantasme !
La sécurité totale n’existera jamais et le contrôle total de l’information ne doit pas exister, parce que c’est la fin de la démocratie telle que nous la considérons.
Nous devons donc être extrêmement prudents et vigilants par rapport à ces dispositifs. Au reste, nous aurons l’occasion, dans le cours du débat, d’examiner des amendements s’efforçant de brider certains systèmes d’exploitation des informations et d’en soumettre d’autres au contrôle de l’autorité indépendante.
Nous incitons à nous demander en permanence si l’exception que nous mettons en place n’est pas appelée, un jour, à devenir la règle.