L’article 7 n’a pas attiré l’attention de l’ensemble de nos collègues. Pour notre part, nous nous interrogeons sur l’une de ses dispositions, qui nous paraît appeler certains éclaircissements.
Cet article réprime les révélations de techniques de renseignement mises en œuvre ou le refus de transmettre des données de connexion dont le recueil a été autorisé.
Au-delà des opérateurs de télécommunications et des fournisseurs d’accès internet, pouvez-vous, madame la ministre, nous préciser quelles sortes de révélations sont visées et quel genre de lanceur d’alerte sera susceptible d’être puni ?
Combiné à l’article 1er, qui définit le champ de la surveillance, cet article semble expédier toutes les enquêtes menées par les journalistes et les lanceurs d’alerte, qu’elles concernent la diplomatie étrangère, la vie économique ou la politique intérieure. Karachi, Kadhafi, Dassault, Tarnac, Sivens, Bettencourt, Cahuzac, ventes d’armes, industrie pharmaceutique, établissements bancaires, et j’en passe : toutes les révélations qui font notre réputation pourraient être entravées par cette surveillance. Sans compter que, en France, les révélations n’épargnent pas le cœur du pouvoir d’État, la présidence de la République. Il semblerait qu’une affaire Snowden devienne absolument impossible en France, voire impensable.
À cet égard, rappelons que les documents divulgués par M. Snowden ont mis au jour la coopération de la DGSE avec la NSA et son homologue britannique. Alors qu’aux États-Unis, au Royaume-Uni ou même en Allemagne les révélations de l’affaire donnaient lieu à des procès ou à des commissions d’enquête parlementaires, à Paris, le pouvoir a fait bloc, opposant silence ou démentis aux informations impliquant les agences françaises de renseignement.
Il s’agit là d’un déni particulièrement fréquent en France, qui répond bon an mal an à une nécessité : sans cadre juridique pour réguler ces pratiques, la moindre confirmation officielle de la France lui fait courir le risque d’une condamnation par la Cour européenne des droits de l’homme, qui impose que toute ingérence des autorités dans la vie privée soit « prévue par la loi ».
C’est pourquoi je souhaite profiter de l’occasion qui m’est ici donnée pour alerter nos concitoyens sur l’état d’esprit ayant présidé à la rédaction de ce texte, qui s’inscrit dans une conception plus large de la société. L’ère du soupçon généralisé nous semble se profiler de plus en plus nettement.
Présente dans ce projet de loi, elle l’a été aussi lorsque, au cours de l’examen du projet de loi relatif au dialogue social et à l’emploi à l'Assemblée nationale, le Gouvernement a déposé un amendement visant à introduire dans le code du travail un article conférant aux agents de Pôle emploi un droit de communication portant sur de nombreuses données afférentes aux chômeurs, qu’il s’agisse de facturations détaillées, de données de connexion ou encore d’abonnements télévisuels. « Le ministre du travail s’est rendu compte que ça n’avait pas été suffisamment concerté », a tenté d’expliquer son entourage. Autrement dit, face au tollé provoqué par l’amendement, le Gouvernement a reculé.
Nous essayons de ne pas douter de la bonne foi du Gouvernement. Mais est-ce digne d’un gouvernement que d’armer les agents assermentés de Pôle emploi du pouvoir de « fliquer » les chômeurs, pardonnez-moi l’expression, afin de traquer d’éventuelles « brebis galeuses » qui perçoivent sans droit des prestations chômage ?
Le projet de loi de modernisation de notre système de santé est aussi empreint de cet état d’esprit. Ainsi, l’article 47 menace gravement la liberté d’informer. Toutes les informations recueillies dans les services hospitaliers devront passer par une commission avant d’être publiées, alors que l’ouverture des données du système de santé – statistiques anonymisées de l’assurance maladie et des hôpitaux – permet aux journalistes d’enquêter sur les dépassements d’honoraires, les inégalités d’accès aux soins, la qualité des soins et de traquer les éventuels dysfonctionnements du système.
Flicage d’un côté, médias muselés de l’autre : au sommet de ces mesures, passées inaperçues dans l’opinion publique, le projet de loi relatif au renseignement tend à officialiser la « société punitive » qu’entrevoyait Michel Foucault dans son cours au Collège de France de 1972-1973 : « C’est une société où le système de contrôle permanent des individus » est « une épreuve permanente, sans point final », « une enquête, mais avant tout délit, en dehors de tout crime. […] C’est une enquête de suspicion générale et a priori de l’individu, qui permet un contrôle et une pression de tous les instants, de suivre l’individu dans chacune de ses démarches, de voir s’il est régulier ou irrégulier, rangé ou dissipé, normal ou anormal. »
Nous ne disons pas que nous sommes dans ce système, mais tout concourt à ce que nous y entrions.
Le moment semble donc venu de nous interroger sur le modèle de société que nous souhaitons et, surtout, sur celui que nous ne voulons pas laisser à nos enfants. Or je crains que nous ne fassions tout pour satisfaire ceux qui sèment la terreur dans le monde. Il ne leur échappera pas que ce projet de loi conduira à un recul de notre démocratie. N’est-ce pas là leur donner raison ?