Le renseignement engage, inévitablement, une discussion sur les fins et les moyens, sur les parts d’ombre de la vie de la cité qui échappent en partie au dialogue démocratique. Ce projet de loi-cadre, qui définit à la fois les principes et les finalités de la politique publique du renseignement et l’utilisation des techniques de recueil doit être le signe de la maturité de notre démocratie. Car s’il ne saurait exister de démocratie sans renseignement, le renseignement peut se passer de démocratie. La question de fond est alors de savoir comment assurer un contrôle efficace de l’utilisation des nouvelles techniques, en particulier numériques, profondément intrusives de la vie privée.
La Haute Assemblée a apporté sa contribution en renforçant les garanties introduites en matière de mise en œuvre des techniques de renseignement, notamment en limitant les finalités permettant le recours à la procédure d’urgence absolue ou en accroissant les pouvoirs de contrôle de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement. Nous saluons, en particulier, la consécration d’un recours juridictionnel à la suite d’un avis défavorable de la CNCTR portant sur une intrusion dans un lieu à usage d’habitation. Le Conseil d’État devra alors statuer en vingt-quatre heures et, fait notable, le recours sera suspensif de l’autorisation du Premier ministre.
Si nous ne nous opposons pas par principe aux techniques nouvelles de renseignement de masse, parmi lesquelles les IMSI catchers ou les algorithmes, nous nous interrogeons sur leur efficacité. Comme j’ai eu l’occasion de le mentionner, la probabilité d’identifier correctement un terroriste est infinitésimale. La solution dernièrement choisie par les États-Unis nous paraît plus conforme au respect des libertés. En effet, le Freedom Act a prévu un encadrement plus strict de la collecte des métadonnées par la NSA ; celles-ci seront désormais stockées par les opérateurs des télécommunications, et les services de renseignement devront motiver leurs requêtes pour y accéder au cas par cas.
Par ailleurs, le Conseil d’État vient de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité relative à des articles du code de la sécurité intérieure créés par la loi relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale. À l’instar des dispositions qui ont été adoptées dans le présent projet de loi, ces articles prévoient la possibilité pour l’administration de recueillir des informations et des documents auprès des intermédiaires techniques de l’internet, principalement à des fins de sécurité nationale, dans les conditions et limites qu’ils fixent. À ce titre, des « données de connexion » peuvent notamment être recueillies.
Mes chers collègues, la solution d’équilibre en matière de renseignement pénitentiaire a également répondu à nos inquiétudes sur la mise en œuvre des techniques de renseignement par l’administration pénitentiaire, et je salue l’initiative de M. le rapporteur et président de la commission des lois.
En revanche, nous regrettons de nouveau que ce soit le juge administratif qui ait été chargé de la protection des libertés individuelles, devenant ainsi le juge de droit commun en matière de voies de fait.
Nous regrettons aussi – cela ne surprendra personne – que les débats n’aient pas permis de parvenir à des avancées suffisantes en matière de protection des parlementaires et des professions protégées, dont les avocats et les magistrats. Mme la garde des sceaux a avancé des propositions en ce sens, en nous indiquant que des réflexions étaient en cours sur l’habilitation au secret défense d’un bâtonnier honoraire. Nous espérons que ces réflexions aboutiront dans les prochains mois.
Les auteurs d’un essai récemment publié et intitulé Renseigner les démocraties, renseigner en démocratie, M. Cousseran, ancien directeur général de la sécurité extérieure, et M. Hayez, ancien directeur adjoint du renseignement de la DGSE – la Direction générale de la sécurité extérieure – soulignent que l’hyperpolitisation du renseignement est un risque permanent et important. « Partout et toujours, la tentation existe » d’utiliser les services pour espionner des opposants.
C’est la raison pour laquelle il est essentiel de prévoir des garde-fous suffisamment puissants : un contrôle juridictionnel, bien sûr, mais aussi une commission de contrôle, dont l’avis pèse sur la décision du pouvoir exécutif.
Dans l’avenir, nous disent les deux auteurs précités, « le renseignement devra prendre garde à continuer à détecter les menées contre un ordre social et international sans participer à la fabrication de cet ennemi ».
Au cours de nos débats, nous avons écouté ceux qui ont l’expérience des responsabilités de l’État, M. Raffarin, ancien Premier ministre, et M. le ministre de l’intérieur ; nous avons aussi pris en compte les inquiétudes exprimées par chacun des six groupes parlementaires du Sénat : c’est révélateur d’un débat de fond qui ne saurait être occulté.
Aussi, en cette matière, comme dans toutes celles qui comptent pour la société, pouvons-nous dire avec Aristote : « l’excès est une faute et le manque provoque le blâme ».
Monsieur le secrétaire d’État, la confiance que nous avons en la personne de M. le ministre de l’intérieur est intacte, de même que notre attachement viscéral aux principes défendus depuis toujours au sein de la Haute Assemblée par notre groupe. Pour toutes ces raisons, parce que nous recherchons précisément et en permanence le juste équilibre entre les droits et les devoirs, les membres du RDSE exprimeront un vote diversifié, mais, dans leur majorité, s’abstiendront.