Un autre drame a ému l’opinion et fut largement médiatisé à l’époque : cet enfant évincé de la cantine de son établissement scolaire sous le prétexte que sa mère, qui venait d’être licenciée, pouvait désormais s’occuper du repas de midi.
Heureusement, notre société a gardé les capacités à s’indigner devant de telles décisions ! Je me réjouis, à ce propos, que l’Assemblée nationale ait adopté, le 12 mars dernier, la proposition de loi présentée par Roger-Gérard Schwartzenberg, visant à garantir le droit d’accès à la restauration scolaire. Je souhaite que le Sénat inscrive prochainement ce texte à l’ordre du jour de ses travaux, pour confirmer ainsi le vote de nos collègues députés.
Nous ne devons pas nous résigner à ce raz-de-marée de la misère, d’autant plus dramatique qu’il est particulièrement silencieux. Nous devons refuser la fatalité, avancer avec la volonté de faire reculer la pauvreté, de faire bouger les lignes, c’est notre responsabilité politique !
Nombreux sont ceux qui ne manquent pas une occasion, pour s’en flatter, d’évoquer le succès d’Esther Duflo, jeune économiste française travaillant aux États-Unis, spécialiste des questions liées à la pauvreté. Elle a été choisie pour conseiller le Président Obama sur ce sujet. Ceux qui se flattent de son succès oublient de rappeler ce qu’elle a maintes et maintes fois répété : c’est bien souvent par idéologie, par ignorance et par inertie – ce qu’elle appelle les « 3 i » – que nos politiques échouent.
Il n’est donc que temps de reconnaître sur toutes les travées de notre assemblée, sans idéologie, sans parti-pris, et parce que nous avons la volonté de peser sur les choses, oui, il est temps de reconnaître la réalité de la discrimination pour précarité sociale, et de la sanctionner. C’est tout le sens de la proposition de loi qui vous est aujourd’hui soumise, parce que je pense aussi que la République sans le respect, ce n’est pas la République !
Afin de lutter le plus efficacement possible contre ces cas de discrimination à l’égard des personnes pauvres, le choix des mots « précarité sociale » apparaissait indiqué, mais je ne mésestime pas les précisions juridiques apportées par la commission des lois par souci de constitutionnalité, et je les fais volontiers miennes.
En octobre 2013, Dominique Baudis, alors Défenseur des droits et auquel je tiens, ici, à rendre hommage, s’est adressé aux présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat pour attirer leur attention sur deux nouveaux critères de discrimination qui devraient être ajoutés à l’article 225–1 du code pénal : le critère de discrimination à raison du lieu de résidence et le critère de discrimination à raison de la pauvreté.
Le premier critère, la discrimination à raison du lieu de résidence, a été consacré dans la loi du 21 février 2014 de programmation pour la ville et la cohésion urbaine.
L’ajout du vingt et unième critère de discrimination émane d’une revendication très forte exprimée depuis de nombreuses années par l’Association ATD Quart Monde. À cet égard, je tiens à saluer leurs représentants, présents aujourd’hui dans les tribunes.
Par ailleurs, le protocole additionnel n° 12 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales interdit toute discrimination fondée sur la fortune et l’origine sociale. Il serait du reste urgent, madame la secrétaire d’État, que la France prenne le temps de le ratifier.
Plusieurs États ont également inscrit ce critère de discrimination dans leur droit. L’un des exemples les plus couramment cités concerne le Québec, où la discrimination fondée sur la « condition sociale » a été introduite dès 1975, dans la Charte des droits et libertés de la personne.
Dans le prolongement du rapport publié au nom de la délégation à la prospective, j’ai demandé aux services du Sénat d’établir une note de législation comparée sur cette question de la discrimination à raison de la pauvreté. Je tiens à les remercier pour le travail qu’ils ont réalisé.
Sur huit pays étudiés, il ressort que quatre d’entre eux ont institué une interdiction explicite de la discrimination à raison de la pauvreté, entendue au sens large. Parmi les États membres de l’Union européenne, la Belgique fait décidément figure de modèle, puisqu’elle prévoit cette interdiction depuis 2007, poursuivant le mouvement engagé par l’Afrique du Sud en 2000 et auquel se sont ralliés, plus récemment, la Bolivie en 2010 et l’Équateur en 2014.
Pour toutes ces raisons, l’article unique de la présente proposition de loi tend donc à ajouter le critère de discrimination à raison de la précarité sociale ou, pour être plus précis juridiquement et tenir compte du travail de la commission des lois, « de la particulière vulnérabilité résultant de sa situation économique apparente ou connue de son auteur ».
Ajoutons donc ce nouveau critère au code pénal, au code du travail, ainsi qu’à la loi n° 2008–496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations.
Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, j’ai évoqué le rapport du Conseil économique, social et environnemental publié en 1987 et l’engagement de longue date de l’Association ATD Quart Monde. Comment ne pas saluer, en cet instant, la mémoire de Geneviève de Gaulle-Anthonioz et son inlassable combat pour le respect de la dignité humaine ? Le 27 mai dernier, la République lui a rendu, ainsi qu’à trois autres héros de la Résistance, un hommage ô combien mérité.
Je ne peux que faire miennes ces phrases que le Président de la République a prononcées à cette occasion devant le Panthéon : « Parce qu’elle voulait, cette grande dame, porter son combat sur le terrain du droit. Parce qu’elle entendait sortir son peuple de l’ombre par la lumière de l’expression de la volonté générale. Parce qu’elle estimait que la pauvreté n’est pas une fatalité individuelle mais une défaillance collective. Parce qu’elle voulait inscrire le respect de la dignité de tous dans le marbre de la République. Elle savait bien qu’il ne suffit pas d’une loi pour éradiquer la pauvreté et assurer l’accès de tous aux droits fondamentaux. »
Le Président de la République poursuivait ainsi : « En près de vingt ans, hélas ! le nombre d’enfants pauvres, de familles pauvres, n’a pas diminué. Alors il nous revient d’agir encore pour que le droit au travail, à la santé, au logement, à la culture, ne soient pas des mots pieusement conservés dans les journaux officiels de la République française mais soient d’ardentes obligations que seul un sursaut de l’ensemble de notre pays pourra réussir à honorer. Pour que la solidarité ne soit pas regardée comme de l’assistance. Pour que les pauvres ne soient pas soupçonnés de vouloir le rester et pour en finir avec la stigmatisation de l’échec. Pour que nous ne soyons pas indifférents. »
À ce moment de mon propos, je tiens à rendre hommage, à travers l’engagement de Geneviève de Gaulle-Anthonioz, à l’ensemble des associations caritatives et humanitaires, dont le formidable et indispensable travail ne doit en aucune manière nous exonérer de nos propres responsabilités.
Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, disons-le clairement : la pauvreté est une violation des droits humains. Sa tragique banalisation dans notre pays et ce déterminisme inacceptable qu’est l’hérédité de la pauvreté, sa transmission, trop souvent, de génération en génération, constituent un échec patent de notre société.
En ce sens, la reconnaissance de la discrimination, au sens commun, pour précarité sociale est une manière forte d’adresser un message de vraie considération et de fraternité à toutes celles et tous ceux, nombreux dans notre pays, qui se sentent mis de côté.
Dans le cadre des auditions que j’ai menées pour préparer le rapport d’information sur la pauvreté, le témoignage d’un membre d’ATD Quart Monde m’a particulièrement marqué.
Placé enfant, comme tous ses frères et sœurs, dans une famille d’accueil, balloté de foyer en foyer, il s’est retrouvé à dix-huit ans à la rue, car, désormais majeur, il était considéré comme capable de se débrouiller seul. Alors qu’aucun droit ne lui était ouvert, toutes les portes se sont refermées.
Confronté depuis toujours à une situation de grande pauvreté, pas un instant au cours de son audition il n’a évoqué ses problèmes financiers. Il a au contraire insisté sur les notions de respect, d’écoute et d’attention.
Qu’il me soit permis, avec beaucoup d’humilité en ce jour chargé d’histoire, de lancer, au travers de la présente proposition de loi, un appel au respect de la personne humaine, de sa dignité et à la grandeur d’âme de notre démocratie.
« Certains jours il ne faut pas craindre de nommer les choses impossibles à décrire », écrivait René Char.
Dire la réalité de la pauvreté, des discriminations qui y sont liées, pour mieux les dénoncer et les sanctionner, tel est, mes chers collègues, l’objet de cette proposition de loi.