Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, monsieur le président de la commission des lois, mes chers collègues, nous sommes réunis pour examiner la proposition de loi de Yannick Vaugrenard, visant à lutter contre la discrimination à raison de la précarité sociale.
Le présent texte vise à inscrire dans la législation un vingt et unième critère définissant les discriminations : celui de la précarité sociale ou, pour employer un langage plus direct, celui de la pauvreté.
Il s’agit d’inscrire ce critère non seulement dans notre droit pénal, mais aussi dans le code du travail et dans la loi du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation du droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations.
Cette proposition de loi reprend l’une des nombreuses préconisations formulées par Yannick Vaugrenard, dans le rapport qu’il a rédigé au nom de la délégation sénatoriale à la prospective et intitulé Comment enrayer le cycle de la pauvreté ? Osons la fraternité !
Force est, hélas ! de l’admettre : notre pays reste confronté au problème de la pauvreté. Selon l’INSEE, la France compte entre 4, 9 et 8, 5 millions de personnes considérées comme pauvres, selon que l’on prend pour seuil 50 % ou 60 % du niveau de vie médian. Quoi qu’il en soit, la pauvreté touche un nombre considérable de nos concitoyens. Ce constat a, récemment encore, été rappelé : notre pays dénombre 3 millions d’enfants pauvres, ce qui représente un enfant sur cinq.
De plus, les personnes en situation de pauvreté font l’objet d’une importante stigmatisation. Malheureusement, certains responsables politiques n’hésitent pas à verser dans la caricature, en dénonçant « l’assistanat » et en pointant du doigt les personnes en difficulté, assimilées à des fainéants dont le seul but serait de profiter du système. Ces personnes seraient responsables de tous les maux de la société. De tels propos ne peuvent qu’aggraver les choses.
Cette mise au ban, que subissent les personnes en situation de précarité sociale, est loin d’être sans conséquence. Aussi, il fallait réagir fortement. À cet égard, je me félicite de l’initiative prise par Yannick Vaugrenard, avec le soutien de tous les sénateurs socialistes, en vue d’ajouter un vingt et unième critère pour lutter contre les discriminations, en tenant compte des discriminations liées à la pauvreté.
En effet, les personnes en situation de précarité sociale peuvent faire l’objet de perceptions négatives et d’un traitement différencié.
Toute rupture dans l’égalité de traitement ne constitue pas, en soi, une discrimination. Toutefois, de telles discriminations, fondées sur les critères de pauvreté, mettent en cause les fondements mêmes de la République.
Cela étant, la notion de précarité sociale répond à une définition qui demeure approximative. Juridiquement parlant, elle présente toujours une forme d’incertitude.
Aussi, tout le travail que j’ai mené, en tant que rapporteur, avec la commission des lois, a consisté à redéfinir les termes de « précarité sociale », pour apporter une garantie juridique et prévenir une éventuelle censure de ce texte de loi par le Conseil constitutionnel.
Le premier enjeu de cette proposition de loi est d’apporter une forme de reconnaissance symbolique.
Bien sûr, la France doit mener la lutte contre les discriminations, en faisant confiance aux juridictions. In fine, le nombre de condamnations prononcées pour ce motif reste très faible : on n’en dénombre qu’une petite vingtaine chaque année. Mais reconnaître ce phénomène, c’est déjà assurer un affichage politique. Symboliquement, les Français prennent conscience de ces discriminations, et l’ensemble des acteurs peuvent se mobiliser, pour éviter qu’elles ne persistent.
Au-delà, il s’agit de permettre un exercice effectif de la reconnaissance des droits par les personnes en situation de précarité.
Yannick Vaugrenard l’a clairement expliqué : souvent, les personnes en grande difficulté ne font pas usage des droits qui leur sont reconnus. Un chiffre assez parlant permet de l’illustrer. Il porte sur le revenu de solidarité active, le RSA : un tiers des personnes susceptibles de bénéficier du RSA socle n’entreprennent aucune démarche pour l’obtenir.
La pauvreté est ressentie comme une double peine : la précarité matérielle se renforce d’une stigmatisation. Or ce sentiment d’humiliation entretient les phénomènes de discrimination.
Yannick Vaugrenard et moi-même, pour préparer ce rapport, avons auditionné un grand nombre de représentants d’associations. Ces derniers témoignent du ressenti des personnes en situation de grande pauvreté, de la violence qu’elles éprouvent. Malheureusement, nombre d’entre elles préfèrent ne pas demander les prestations auxquelles elles ont droit, de peur d’être stigmatisées.
Inscrire aujourd’hui dans la loi le critère de la discrimination à raison de la pauvreté, c’est donc également émettre un message fort en direction de toutes ces personnes, pour leur dire : vous êtes dans votre droit. Vous avez des droits. Il faut les faire valoir pleinement, en luttant contre le regard des autres. Nous sommes à vos côtés pour que vous puissiez exiger le respect de vos droits.
Il s’agit aussi de faire évoluer les mentalités : nous avons la capacité, à travers la loi pénale, d’énoncer clairement ce qui est interdit. Aujourd’hui, nous devons dire qu’il est interdit de montrer du doigt une personne du fait de sa précarité sociale, de sa pauvreté, de la vulnérabilité découlant de sa situation économique. Il faut, à ce titre, prendre en compte le pouvoir dissuasif de la loi pénale.
Le but est bien de réduire les comportements discriminatoires et tous les abus stigmatisants dans le langage ou l’attitude.
De plus, dans la conjoncture économique que nous connaissons, il semble nécessaire de réaffirmer la solidarité et la fraternité comme les éléments fédérateurs de la société française.
De surcroît, il faut renforcer toutes les actions de sensibilisation : bien entendu, il faut que tous ceux qui luttent contre les discriminations puissent communiquer sur ce sujet, faire œuvre de pédagogie et sensibiliser nos concitoyens aux réalités actuelles de la précarité et de la pauvreté, en insistant sur la nécessaire solidarité dont la société tout entière doit faire preuve.
Tout le travail de la commission a été d’élaborer la bonne définition, pour renforcer le dispositif juridique proposé. En effet, il fallait définir le critère juridique opérant répondant aux exigences du droit pénal.
Mes chers collègues, vous le savez, il faut respecter le principe de légalité des délits et des peines, lequel revêt une valeur constitutionnelle. Ce principe a été confirmé clairement, et à plusieurs reprises, par le Conseil constitutionnel. En résulte une exigence de précision de la loi pénale, laquelle fait l’objet d’un principe d’interprétation stricte.
En conséquence, le législateur a obligation de fixer lui-même, et précisément, le champ d’application de la loi pénale, afin de définir les crimes et délits en termes suffisamment clairs et précis.
La « précarité sociale », que mentionnait la proposition de loi initiale et que soutenaient de nombreuses associations, est une notion subjective, regroupant une grande diversité de situations. Il aurait été difficile, pour le juge pénal, de la définir par sa jurisprudence. En aurait découlé un risque de fragilité, que le Conseil constitutionnel aurait pu sanctionner, soit à l’occasion d’une saisine directe, soit, plus probablement, dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité, ou QPC.
Voilà pourquoi la commission a choisi de se fonder sur une notion figurant d’ores et déjà dans le droit français. Elle a, sur mon initiative, retenu la détermination d’un critère fondé sur la vulnérabilité résultant de la situation économique.
Constituerait ainsi une discrimination toute distinction opérée entre des personnes à raison de la particulière vulnérabilité résultant de leur situation économique, apparente ou connue de l’auteur de la discrimination.
Avant d’aboutir à la définition qu’elle vous propose aujourd’hui, la commission a exploré diverses pistes. Elle a, notamment, examiné des termes qui auraient pu résulter du droit international et qui figurent dans diverses conventions ou déclarations.
Les textes internationaux dont il s’agit font référence à la fortune ou à l’origine sociale. Mais ces deux concepts sont datés et, en droit français, ils n’auraient qu’une portée juridique extrêmement étroite et peu opératoire. C’est la raison pour laquelle nous les avons écartés.
Au fil des auditions, nous avons par ailleurs été orientés vers la prise en compte d’un seuil, par exemple le seuil de pauvreté défini par l’INSEE, ou encore les seuils applicables aux minima sociaux. Néanmoins, à nos yeux, le choix de ce critère aurait provoqué un effet couperet : on serait considéré dans une situation de précarité sociale si l’on gagne 850 euros par mois, et ce ne serait plus le cas avec un revenu mensuel de 870 euros. Cet effet couperet aurait, de facto, écarté des personnes en situation de pauvreté, qui, dès lors, n’auraient plus pu être protégées contre les discriminations. Aussi, nous avons également écarté cette piste.
Nous avons abouti à la définition, inscrite dans le présent texte, de la « précarité sociale » comme critère fondé sur « la vulnérabilité de la personne à raison de sa situation économique ». Ce faisant, nous répondons aux exigences constitutionnelles de précision de la loi pénale.
Au demeurant, cette définition a déjà été employée à plusieurs reprises. Elle figure dans la jurisprudence pénale et a été utilisée récemment, en 2012, dans la loi relative au harcèlement sexuel, au titre des facteurs aggravants. Nous aboutissons donc à une définition juridiquement garantie.
Par ailleurs, la commission s’est employée à renforcer la sécurité des droits et l’efficacité du dispositif.
Nous avons veillé à ne pas introduire cette forme de discrimination dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, laquelle vise plus particulièrement les discriminations et les injures racistes et antisémites. En effet, les propos méprisants ou condescendants prononcés à l’encontre d’une personne en situation de pauvreté sont d’ores et déjà sanctionnés par le délit d’injure. Il n’est donc pas nécessaire d’aggraver cette peine, en recourant à la loi sur la liberté de la presse.
Enfin, nous avons souhaité compléter le chapitre du code du travail relatif aux différences de traitement autorisées, afin de ne pas faire obstacle à des actions positives, ce que l’on appelle « la discrimination positive », en faveur des personnes en situation de grande précarité.
À mes yeux, nous pouvons nous féliciter de l’initiative prise par Yannick Vaugrenard et, plus généralement, par nos collègues socialistes, pour introduire ce vingt et unième critère de discrimination. Nous le savons, un nombre toujours croissant de personnes se heurtent à des difficultés matérielles, auxquelles s’ajoutent les obstacles liés à la stigmatisation à raison de la pauvreté.
Modifié dans le sens que je viens d’indiquer, le présent texte a été adopté à une large majorité de la commission des lois. Quelques-uns de ses membres se sont abstenus, mais aucun d’entre eux n’a voté contre. L’ensemble des travaux effectués, le travail mené par Yannick Vaugrenard, au sein de la délégation sénatoriale à la prospective, la rédaction, par ses soins, de cette proposition de loi, puis son examen par la commission, doivent nous permettre, à présent, de nous rassembler largement, sur toutes les travées de cet hémicycle.
Madame la secrétaire d’État, parallèlement, nous ne pouvons qu’inviter le Gouvernement à poursuivre son action contre la précarité sociale. Cet objectif figure dans le plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale. À ce titre, je salue les diverses initiatives engagées, comme les rendez-vous des droits, qui permettent une meilleure appropriation des droits par les personnes en situation de grande fragilité. Nous devons, collectivement, encourager les pouvoirs publics à poursuivre des actions de cette nature, pour lutter contre la pauvreté et contre les stigmatisations.
Mes chers collègues, à travers ce texte de loi, le but est bien de réhabiliter les valeurs d’assistance, de solidarité et de fraternité, qui sont aujourd’hui indispensables à la qualité du vivre-ensemble, et qui forment le fondement de la République !