Intervention de Didier Mandelli

Réunion du 18 juin 2015 à 9h30
Discrimination à raison de la précarité sociale — Adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

Photo de Didier MandelliDidier Mandelli :

Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, depuis 2008, la situation de pauvreté en France s’est aggravée. Selon le délégué général de la Fondation Abbé Pierre, nous assistons à une massification de la pauvreté. La France compte 3, 5 millions de chômeurs – en prenant en compte les chômeurs ayant une activité réduite, on dépasse les 5 millions –, 3, 5 millions de mal-logés et 8, 5 millions de ménages pauvres. Ces chiffres sont inquiétants. D’après le dernier rapport de l’UNICEF en date du 9 juin 2015, 3 millions d’enfants vivent sous le seuil de pauvreté, soit un sur cinq.

La pauvreté touche les enfants, les familles monoparentales, les jeunes, les personnes âgées... Elle nous indigne, nous choque, nous déstabilise, nous révolte.

Dans son rapport de février 2014 intitulé Comment enrayer le cycle de la pauvreté ? Osons la fraternité ! mon collègue et voisin Yannick Vaugrenard et la délégation à la prospective soulignent qu’« en dépit […] d’une multitude de propositions formulées, d’une protection sociale considérée comme l’une des meilleures au monde, de toutes les mesures qui ont déjà été mises en place, il faut se rendre à l’évidence : le système tel qu’il est actuellement conçu ne protège plus contre l’exclusion ».

Ce rapport très éclairant, qui s’inscrit dans une démarche prospective sur le thème de la pauvreté, nourrit notre réflexion pour changer les mentalités en profondeur.

Comment lutter contre la pauvreté ? La proposition de loi qui nous est soumise aujourd’hui, issue des travaux de la délégation à la prospective du Sénat, prévoit d’ajouter la « précarité sociale » comme un vingt et unième critère de discrimination, à la liste des discriminations invocables comme préjudice au regard de l’article 225–1 du code pénal et de l’article L. 1132–1 du code du travail.

Une discrimination est une inégalité de traitement fondée sur un critère interdit par la loi – sexe, âge, état de santé, etc. – et dans un domaine cité par la loi – accès à un service, embauche… Actuellement, vingt critères de discrimination – « critères prohibés » – sont fixés par la loi.

Ainsi, défavoriser une personne en raison de ses origines, de son sexe, de son âge, de ses opinions est formellement interdit par la loi comme par les conventions internationales approuvées par la France.

Les discriminations pour précarité sociale sont une réalité. Une enquête de l’IFOP réalisée en 2013 pour le Défenseur des droits révélait que 37 % des chômeurs se déclaraient victimes d’une discrimination à l’embauche.

À titre d’exemple, les candidats à un emploi qui résident en centre d’hébergement et de réinsertion sociale ou sont passés par une entreprise d’insertion ont moins de chance que d’autres d’obtenir un emploi.

De nombreux organismes, comme ATD Quart Monde ou la Commission nationale consultative des droits de l’homme, la CNCDH, travaillent depuis quelques années à faire reconnaître cette discrimination dans notre droit pénal.

Faut-il cependant modifier le dispositif législatif contre les discriminations ? Nous nous interrogeons.

En effet, des personnalités auditionnées par le rapporteur ont émis des réserves sur la pertinence et la portée normative de l’introduction de ce nouveau critère.

C’est le cas de Jérôme Vignon, président de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, qui considère que les discriminations sont souvent fondées sur une multiplicité de critères et que l’ensemble des situations discriminatoires est aujourd’hui appréhendé par le droit en vigueur.

Par ailleurs, l’actuel Défenseur des droits, Jacques Toubon, relève dans un avis du 9 juin 2015 que « la précarité sociale est une situation, temporaire ou chronique, […] mais n’est pas une caractéristique pérenne de la personnalité ».

Par conséquent, la question se pose : quelle est l’utilité d’introduire ce critère de discrimination, au-delà de la valeur symbolique ?

Alors que le Gouvernement prône le choc de simplification, créer un nouveau critère de discrimination dans notre droit pénal et dans notre droit du travail aura pour effet de contribuer à l’inflation normative tant décriée par tous. Cette proposition de loi n’a pas été assortie d’une étude d’impact évaluant les conséquences de l’introduction de ce nouveau type de discrimination.

Alors que les tribunaux sont engorgés par les contentieux et ont déjà du mal à faire face, on peut s’interroger sur les conséquences de ce texte quant à l’activité de nos juridictions, auxquelles nous confions toujours plus de travail sans toujours leur accorder les moyens nécessaires.

Interdire la discrimination à l’égard des pauvres n’aboutira pas à éradiquer la pauvreté, nous le savons bien. Si c’était le cas, nous aurions dû voter un tel texte beaucoup plus tôt.

La valeur symbolique de la proposition de loi est importante, nous en convenons, mais est-elle suffisante ? Je répondrai par la négative pour deux raisons.

Tout d’abord, pour lutter contre la discrimination liée à la précarité sociale, nous devons faire évoluer les mentalités et éviter la stigmatisation. À cette fin, nous devons intensifier les actions de sensibilisation auprès du grand public et des organismes publics.

Ensuite, mener une réflexion globale sur l’origine des discriminations, leurs manifestations et leurs traitements paraît plus judicieux que d’accumuler les critères de discrimination pénalement répréhensibles.

Voilà pourquoi le groupe Les Républicains s’abstiendra sur cette proposition de loi.

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