Intervention de Leila Aïchi

Réunion du 18 juin 2015 à 15h00
Débat sur le thème : « comment donner à la justice administrative les moyens de statuer dans des délais plus rapides ? »

Photo de Leila AïchiLeila Aïchi :

Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que, pour reprendre les termes du Conseil d’État dans son arrêt Magiera de 2002, les « principes généraux qui gouvernent le fonctionnement des juridictions administratives » posent l’exigence du délai raisonnable de jugement.

Malgré une diminution sensible, et appréciable, visant à une meilleure prise en compte de ce principe, le délai moyen constaté pour les affaires ordinaires, c’est-à-dire hors référés, procédures d’urgence, ordonnances et affaires dont le jugement doit intervenir dans des délais particuliers, s’établissait devant les tribunaux administratifs en 2013 à un an, dix mois et deux jours. Il s’agit du délai le plus évocateur, puisque ces tribunaux traitent l’essentiel du contentieux administratif.

En effet, la justice administrative, en soumettant la puissance publique au droit, est l’une des principales garanties d’un État de droit digne de ce nom. Or, lorsqu’une décision intervient aussi longtemps après l’acte administratif litigieux, sa portée effective s’en voit diminuée.

Certes, depuis la loi du 30 juin 2000, des procédures de référé efficaces qui permettent au juge administratif de se prononcer en temps utile ont été mises en place. Toutefois, elles ne concernent que certains contentieux et s’inscrivent par nature dans le provisoire, les ordonnances de référé étant dépourvues de l’autorité de la chose jugée. Bien que l’efficacité de ces procédures mérite d’être saluée, je m’intéresserai donc ici uniquement au juge administratif en tant que juge du fond.

La préoccupation de célérité de la justice administrative a suscité des réformes récentes, concernant notamment les contentieux dits « de masse », parmi lesquelles le recours élargi à un juge unique ; la possibilité élargie de statuer par ordonnance, à juge unique, sans conclusions du rapporteur public et sans audience, notamment pour des requêtes mal étayées ou relevant d’une série ; la possibilité de dispenser le rapporteur public de prononcer ses conclusions devant les tribunaux administratifs et cours administratives d’appel ; la suppression de l’appel pour certains contentieux.

Compte tenu de l’augmentation du flux contentieux et des moyens finis dont dispose la collectivité, le principe de réalité justifie de tels aménagements.

Il convient cependant d’être prudent : la logique gestionnaire ne doit pas l’emporter sur les valeurs et les spécificités de la justice. Le contentieux de masse ne doit pas être synonyme de justice à la chaîne. De telles réformes conduisent, en effet, à priver le justiciable de certaines garanties, comme l’examen collégial, le prononcé public des conclusions qui offrent une analyse développée du litige, le possible réexamen en appel par des juges plus expérimentés ou encore l’audience publique.

Compte tenu des litiges concernés, ces réformes risquent fort de se faire au détriment des justiciables les plus fragiles, d’autant que leurs effets tendent à se conjuguer, puisqu’elles concernent essentiellement les mêmes contentieux. L’extension de telles procédures ne me semble donc pas souhaitable, et l’évaluation de leur incidence sur la qualité des jugements apparaît nécessaire.

À l’égard de ces aménagements, je rejoins les préoccupations de Mme Elsa Costa, juge administratif, qui, dans un article au titre évocateur, Des chiffres sans les lettres, publié à l’AJDA en octobre 2010, s’inquiète des conséquences de telles réformes sur la qualité de la justice administrative et l’application de la logique de performance au travail des juridictions.

Intervenir en amont, par l’élargissement des recours administratifs préalables obligatoires, nous semble être une voie intéressante. Elle offre à l’administration une possibilité de revoir sa position. C’est une solution peu coûteuse pour le justiciable, qui ne le lie aucunement quant aux moyens qu’il développera au cours d’un éventuel recours contentieux. Il nous semblerait donc opportun d’engager une réflexion sur l’extension des matières où est exigé un recours administratif préalable.

Toutefois, chers collègues, le principal levier pour accélérer les délais de traitement du contentieux est bien évidemment l’octroi de moyens supplémentaires, notamment en personnel.

En tendance longue, le nombre de recours augmente fortement, 20 000 au début des années soixante-dix contre environ 200 000 aujourd’hui. Des efforts ont été consentis en termes de recrutement, qu’il s’agisse d’agents ou de magistrats, de nouvelles juridictions ont été créées, mais ce mouvement ne suit que difficilement l’augmentation du flux contentieux. Le recrutement d’assistants de justice, au demeurant mal rémunérés et sans possibilités d’évolution, ne saurait être une solution viable dans la mesure où ces personnels ne disposent d’aucune garantie d’indépendance et n’ont évidemment pas vocation à se substituer aux magistrats.

Il semble ainsi nécessaire d’intensifier l’effort de recrutement de magistrats, notamment dans le corps des conseillers des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel, corps qui traite l’essentiel du contentieux, puisque le Conseil d’État n’a plus que des compétences limitées en première instance, et est désormais essentiellement un juge de cassation. En ce sens, augmenter le nombre de personnes recrutées à l’occasion du concours annuel dédié, qui est le mode principal de recrutement du corps, serait de nature à apporter une solution pérenne à l’encombrement du prétoire du juge administratif.

Il n’est en effet pas possible d’augmenter indéfiniment la productivité des magistrats sans remettre en cause la logique de la justice, à savoir l’examen dépassionné, impartial et collégial d’un litige.

Nous sommes conscients du cadre budgétaire contraint qui est le nôtre. Il faut toutefois rappeler que la France accorde à sa justice un budget moindre que ses partenaires, et ce qu’il s’agisse de l’ordre administratif ou de l’ordre judiciaire, d’ailleurs : 61 euros par an et par habitant en 2012, contre 89 euros en Belgique, 114 euros en Allemagne et 125 euros aux Pays-Bas.

L’État de droit n’est pas qu’un coût, c’est avant tout la condition de notre liberté. La justice administrative étant l’une des garanties essentielles de cette construction, il importe de ne pas sacrifier ce qui fait son office même à une logique purement comptable et quantitative occultant les valeurs de justice et de démocratie.

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