Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous ne sommes ni libertaires ni liberticides. Nous sommes pour la liberté, et la liberté demande bien sûr de la sécurité. Quand on a dit cela, on a dit l’essentiel, mais il est difficile de décliner ce principe en pratique.
Nous voilà au terme de l’examen d’un projet de loi qui va modeler notre politique publique du renseignement pour les prochaines années. Monsieur le ministre, nous avons toute confiance en vous, mais nous avons moins confiance en ce texte ; c’est toute la difficulté. Signe de l’acuité particulière de l’arbitrage entre la sécurité et la liberté dans nos sociétés démocratiques, les débats ont montré des lignes de fracture inédites au sein des différentes tendances politiques et même de chaque groupe ; c’est certainement une bonne chose.
Des divergences profondes ont encore été mises au grand jour par la dernière péripétie du projet de loi en commission mixte paritaire, qui a vu l’adoption en catimini d’un amendement du rapporteur de l’Assemblée nationale. Cette péripétie a conforté nos inquiétudes. Le rapporteur de l’Assemblée nationale n’a pas eu de révélation nocturne sur la nécessité de déposer son amendement : des sources d’inspiration, et des renseignements, l’ont amené à le faire. Monsieur le ministre, nous vous savons gré d’avoir déposé un amendement visant à supprimer la disposition ainsi insérée dans le texte. Nous le voterons, car son adoption est absolument indispensable.
Il n’en est pas moins problématique que le président de la commission des lois de l’Assemblée nationale ait proposé d’introduire une différence de traitement entre étrangers et citoyens français : l’ajout de cette petite ligne, en fin de discussion – le procédé rappelle ces lignes contenant des clauses abusives apposées en bas des contrats de consommation –, visait à dispenser le Premier ministre de demander l’avis de la CNCTR lorsque la mesure de surveillance concerne un étranger non résident. Non contente de donner un caractère exclusivement consultatif à l’avis de la CNCTR, cette proposition, qui n’a pas été débattue en séance publique – il s’agit d’un véritable passager clandestin, je n’ose pas dire un sans-papiers –, contrevient au principe constitutionnel d’égalité de traitement sur le territoire français.
Sans vouloir faire dans l’exégèse, j’ai l’impression que les services de renseignement ont profité de la quiétude d’une réunion de la commission mixte paritaire, comme l’a justement souligné l’actuel président de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité, M. Delarue, qui a aussi précisé que cette disposition, si elle était maintenue, affaiblirait d’emblée l’intervention de la future commission de contrôle. Si les services « peuvent imposer leur loi, que valent donc toutes les garanties patiemment élaborées dans la loi sur le renseignement ? », s’est-il interrogé. Comme lui, nous nous interrogeons. C’est pourquoi nous continuons de regretter que l’avis de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement ne lie pas son destinataire.
Au cours de nos débats, nous avons eu des échanges extrêmement divers, ce qui est bon pour la démocratie. La Haute Assemblée a, je pense, effectué un très bon travail, sous l’impulsion du président-rapporteur de la commission des lois et de Jean-Pierre Raffarin. Nous y sommes très sensibles, et nous pensons que ce travail sera reconnu comme ayant permis d’améliorer le texte, même si le résultat ne nous satisfait pas pleinement.
Je le répète, nous allons voter l’amendement du Gouvernement, qui est empreint de sagesse. La loi ne peut être faite de strates de dérogations successives à l’État de droit. Telle est la position du Sénat de longue date, en matière de droit pénal ou de prescription, quand la tentation sécuritaire pourrait apparaître comme une facilité.
La Haute Assemblée a su, dans cette discussion, imposer de la réserve et de la sagesse, dans un contexte turbulent et peu propice aux débats d’idées. Doit être particulièrement salué à ce titre, comme je l’ai déjà fait, le travail de la commission et de son président-rapporteur, qui a renforcé les garanties apportées à la mise en œuvre des techniques de renseignement. Consolidation de l’encadrement des procédures d’urgence, diminution de la durée des autorisations portant sur la sonorisation ou la captation d’images dans les lieux privés et sur l’accès à distance aux systèmes informatiques, renforcement des pouvoirs de la délégation parlementaire au renseignement, accroissement des pouvoirs de contrôle de la CNCTR : ces avancées sont précieuses, même si elles participent d’une politique des petits pas qui ne nous satisfait pas entièrement.
Nous saluons la consécration d’un recours juridictionnel pouvant faire suite à un avis défavorable de la CNCTR relative à une introduction dans un lieu à usage d’habitation, ainsi que les avancées en matière de renseignement pénitentiaire. Toutefois, bien des réserves demeurent, comme nous l’avons rappelé à plusieurs reprises. Elles portent sur les techniques de surveillance de masse, le rôle du juge administratif ou encore le déficit de protection de ceux qui jouent le rôle de « chiens de garde » de la démocratie, à savoir les avocats, les magistrats et les parlementaires. La Commission européenne est d’ailleurs sortie de sa réserve, traditionnelle lorsqu’il s’agit de donner son avis sur des textes en débat dans les États membres, en avançant que le projet de loi pourrait soulever d’importantes questions de droit. Nous en sommes, pour notre part, toujours convaincus.
Monsieur le ministre, nous n’avons aucune inquiétude sur la politique que vous menez, car nous savons votre attachement à la liberté. Cependant, ce texte garde pour nous un certain nombre de caractéristiques qui peuvent être dangereuses dans l’avenir. De ce fait, le RDSE s’abstiendra majoritairement, laissant place à des expressions diverses, ce qui correspond à la position qui fut la sienne lors du débat en première lecture.