Intervention de Serge Larcher

Délégation sénatoriale à l'Outre-mer — Réunion du 18 juin 2015 : 1ère réunion
Présentation du rapport d'information sur la gestion du domaine foncier de l'état en outre-mer

Photo de Serge LarcherSerge Larcher, co-rapporteur :

Monsieur le président, mes chers collègues, la géographie et l'histoire ont conjugué leurs effets pour faire diverger la situation de la zone des cinquante pas géométriques dans les différentes collectivités ultramarines. Nous évoquons les différents cas de figure dans notre rapport, mais je vais me concentrer sur le cas des Antilles, car le règlement définitif des occupations, attendu depuis des décennies n'y est toujours pas atteint.

Les agences des cinquante pas géométriques ont été instituées en Martinique et en Guadeloupe à titre temporaire. La durée de vie des deux agences et le périmètre de leurs missions ont été régulièrement modifiés depuis leur création en 1996. Depuis le Grenelle II en 2010, la régularisation des occupations sans titre historiques était censée devenir leur coeur de métier, mais elles conservent encore aujourd'hui la mission de concevoir et de mettre en oeuvre des programmes d'équipement. Elles se sont emparées de cette compétence d'aménagement, parce qu'il existait un vide, mais aussi pour se pérenniser.

La dernière prolongation des agences date d'octobre 2013, à la suite de la proposition de loi que j'avais déposée. Dans mon esprit, cette prolongation s'apparentait à une mesure d'urgence afin de disposer d'un délai supplémentaire, jusqu'au 1er janvier 2016, pour réfléchir à l'avenir de la gestion de la zone des cinquante pas géométriques. Je regrette que ce temps n'ait pas été mis à profit pour définir une feuille de route claire. Alors que les agences présentent un bilan en demi-teinte, l'État semble incapable d'envisager des alternatives satisfaisantes.

Les agences ont certes traité l'essentiel des demandes de régularisation déposées. Cependant, une faible proportion des demandes aboutit à des cessions effectives : 8,9% seulement des dossiers déposés en Guadeloupe, 13,4% à la Martinique. Aussi, les agences restent en charge d'un stock de dossiers très important. On estime le potentiel de régularisation restant en Martinique à 44 % des constructions illicites sur les espaces urbanisés de la zone.

En matière d'aménagement, le bilan est très contrasté d'un territoire à l'autre. L'agence de Martinique a réalisé des études d'aménagement sur plus de 70% de son périmètre d'intervention et programmé une vingtaine d'opérations portant sur 2 250 logements pour 27 millions d'euros d'investissements. En déplacement en Martinique, vos rapporteurs ont pu visiter des sites où l'agence a mené des opérations très réussies sur les communes des Anses d'Arlet et du François. Ils ont pu apprécier la grande qualité de l'ingénierie technique et de l'expertise juridique et financière qu'ont développées ses équipes. En revanche, l'agence de Guadeloupe n'a pu conduire d'études que sur 54 % de son périmètre. Elle n'a lancé que quatorze opérations de moindre ampleur portant sur 300 logements pour 11 millions d'euros d'investissements.

Cependant, au-delà des bilans quantitatifs, l'action des agences suscite de nombreuses interrogations qui font douter qu'elles puissent constituer une solution pérenne.

En premier lieu, l'enchevêtrement des opérations de régularisation et d'aménagement ne peut que retarder l'apurement définitif de la bande littorale. Actuellement, l'aménagement précède la cession, ce qui génère un processus sans fin. En effet, l'aménagement dure plusieurs années, entre trois et cinq ans en moyenne. Il suffit alors, avant la date de disparition programmée des agences, d'engager de nouveaux chantiers pour que le dispositif soit mécaniquement prorogé.

Or, l'implication des agences dans l'aménagement résulte d'une lecture très extensive des textes. L'aménagement n'est pas inscrit parmi leurs compétences légales, au-delà des travaux d'équipement en voie d'accès, adduction d'eau et assainissement. Elles n'ont pas le statut d'aménageur avec les leviers financiers qui y sont associés. Il n'est pas rare d'observer cette tendance à étendre progressivement ses prérogatives chez des établissements très autonomes, surtout lorsqu'ils ont une vocation transitoire et cherchent un moyen de se pérenniser.

Outre la question du périmètre de la mission des agences, la pratique des régularisations trahit parfois l'intention du législateur. Un certain nombre des occupants sans titre ne remplissent aucun des critères d'urgence sociale qui inspirent et justifient fondamentalement le processus. Au vu des villas cossues et des résidences opulentes qui ont été régularisés et que nous avons vues sur place, les conditions concrètes de cession sont parfois très contestables.

On trouve des cas de sous-évaluation manifeste des prix par le service du domaine : autour de vingt euros le mètre carré pour des villas jouissant d'un emplacement idyllique dans une crique du littoral atlantique, alors qu'elles pourraient être cédées le quintuple sur le marché immobilier. Rappelons que les occupants défavorisés bénéficient d'une aide exceptionnelle prévue par le législateur. Des prix de cession bas profitent surtout à ceux qui ne sont pas éligibles à cette aide. France Domaine surestime la décote due au manque d'équipement et d'accès à la zone.

C'est d'autant plus incompréhensible que l'agence des cinquante pas entreprend de son côté les travaux de voirie et de raccordement aux réseaux. Et même davantage, puisqu'elle prévoit la réalisation d'écoquartiers avec des matériaux respectueux de l'environnement. Ce sont certes de beaux projets valorisants pour l'agence. Mais ces travaux sont en partie financés sur des fonds publics et bénéficient de l'ingénierie d'agents d'un établissement public d'État. Comment ne pas y lire une prime à l'impunité ?

Ces situations montrent toute l'ambiguïté de l'aménagement, dont on sent que les agences essaient de faire leur priorité pour montrer leur utilité. La démarche n'est pas toujours aussi vertueuse que sur l'Anse Dufour, où le projet a permis de consolider le soutien de la population et de faire de la plage un site touristique très couru. Dans les autres cas, l'aménagement ne fait que valider la privatisation et le bétonnage du rivage.

Au-delà de la gestion administrative, la question des cinquante pas est par essence politique ; elle ne peut pas être résolue par l'État sans qu'il laisse les collectivités territoriales prendre des responsabilités plus importantes. Il est désormais grand temps de refermer la phase postcoloniale du traitement de la zone des cinquante pas géométriques et de renverser la logique à laquelle elle obéissait. On ne peut plus considérer comme normale l'appropriation de la bande côtière par l'État et comme dérogatoire les interventions des collectivités.

Le principe directeur doit devenir l'autonomisation foncière des collectivités en leur garantissant la maîtrise des espaces urbanisés de la zone des cinquante pas.

Cependant, le transfert de propriété ne peut s'envisager dans tous les outre-mer de la même façon. Il doit tout d'abord répondre à une demande explicite des collectivités territoriales. Il n'est pas question d'envisager que l'État, embarrassé de la gestion des régularisations, s'en décharge unilatéralement sur les collectivités. De ce point de vue, Mayotte - qui connaît autant que Saint-Martin une sous-administration préjudiciable - n'est sans doute pas aussi avancé dans sa réflexion que les Antilles.

Le triple souci de simplicité, de cohérence et de hauteur de vues pousse à recommander un transfert au niveau régional. La compétence de la région ou de la collectivité unique en matière de stratégie de développement économique et d'aménagement du territoire, inscrite notamment dans le schéma d'aménagement régional (SAR), conforte cette position.

Une fois son principe acté, le transfert devra être réglé dans un cadre conventionnel négocié entre l'État et les collectivités qui fixera les modalités opérationnelles et financières de la gestion du domaine pour l'avenir. Le contre-exemple du transfert inachevé et contesté du domaine à la collectivité de Saint-Martin ne doit pas être renouvelé. Une évaluation précise des charges doit permettre leur compensation effective.

Dans la mesure où le transfert aux collectivités des espaces urbanisés de la zone des cinquante pas géométriques n'a pas été préparé au cours des années écoulées, le réalisme porte à recommander une ultime prolongation des agences au maximum pour trois ans. C'est ce que propose l'article 8 du projet de loi relatif à la modernisation de l'outre-mer que le Gouvernement a déposé au Sénat et que nous examinerons la semaine prochaine en séance publique.

Cependant, cette prorogation devra être accompagnée de la fixation d'une date ferme à laquelle devront être achevées les négociations de transfert avec l'État. Si les agences sont prorogées jusqu'au 1er janvier 2018, alors il serait raisonnable qu'au 1er janvier 2017 les négociations soient achevées pour rendre le transfert effectif avant le 31 décembre de la même année.

Cette feuille de route doit être complétée par une réorientation des missions des agences vers la préparation opérationnelle et matérielle du transfert. Il conviendra de les recentrer pendant la phase transitoire sur la régularisation et le titrement, afin de transmettre la zone des cinquante pas géométriques, expurgée au maximum des sources de contentieux, dans des conditions optimales pour les collectivités territoriales.

En ce qui concerne les équipements et l'aménagement, les agences devraient, pendant la phase transitoire, uniquement achever les opérations en cours. Une priorité devait être donnée à ceux des travaux d'aménagement qui permettent d'ouvrir de nouvelles possibilités de cession-régularisation en sécurisant les zones concernées contre les aléas naturels. À cet effet, autant que faire se peut, il faut tirer parti du fonds « Barnier » prévu par le code de l'environnement.

Après la disparition des agences, les compétences de portage foncier ont vocation à être confiées aux établissements publics fonciers locaux et les compétences d'aménagement aux communes et établissements publics de coopération intercommunale via des sociétés d'économie mixte. Ainsi le paysage foncier antillais se rapprochera-t-il du régime de droit commun, en mettant fin à des exceptions exorbitantes qui ne servent pas le développement des territoires ultramarins.

Après le transfert, l'État n'a pas vocation à sortir complètement du jeu. Il serait intéressant de maintenir les commissions consultatives des cinquante pas créées par décret en août 2014. Leur mission est de donner un avis sur les demandes de cession de parcelles du domaine. Si elles sont effectivement mises en place - ce que nous n'avons pas constatées sur le terrain -, elles pourraient jouer un rôle d'interface et d'échange avec l'État. Mais leur composition devrait être revue pour donner la majorité des voix aux représentants des collectivités territoriales.

Dès à présent, il faut mener une action préventive contre la spéculation foncière alimentée par les cessions - régularisations. À cette fin, les modalités d'estimation du prix des cessions sur la zone des cinquante pas géométriques doivent être revues, quitte à accroître le montant de l'aide exceptionnelle pour les ménages les plus modestes, afin de garantir la neutralité de la révision à leur égard. Nous proposons également d'introduire un mécanisme de taxation exceptionnelle de la plus-value immobilière en cas de revente de biens régularisés.

La régularisation des occupations historiques n'a de sens que si l'on empêche les nouvelles implantations sauvages. À défaut, le stock de dossiers se remplira de nouveau et le mouvement de privatisation du littoral se poursuivra indéfiniment, ce qui finirait par amputer les territoires, non seulement de la beauté de leurs paysages, mais aussi d'un atout stratégique, pour le développement du tourisme en particulier.

Une action résolue de protection des espaces naturels, après leur délimitation rigoureuse, est donc plus que jamais nécessaire. Les leviers existent et sont à la disposition des services de l'État qui doivent être remobilisés.

Il faut amplifier le recours aux procédures de contravention de grande voirie et les poursuivre jusqu'à leur exécution effective. Un travail avec le parquet doit être mené pour assurer la fluidité de la chaîne judiciaire. Les procédures contentieuses pourront être améliorées en sollicitant systématiquement des astreintes journalières et en s'assurant de leur liquidation effective.

Par souci de rapidité et d'efficacité, il conviendrait de se concentrer sur la possibilité de saisir et de détruire les matériaux servant à des constructions illégales sur le domaine public maritime.

Les sanctions fondamentales sur le domaine public maritime restent la libération et la remise en état des terrains : la mise en oeuvre de ces condamnations est un élément clef pour restaurer la crédibilité entamée de l'État et pour retrouver une capacité de dissuasion préventive. Ce serait encore la meilleure arme contre les occupations illégales. Il ne faut pas hésiter à aller jusqu'à la destruction d'immeubles ou d'installations symboliques. Un ciblage des résidences secondaires permettrait de maximiser l'impact en minimisant le risque.

C'est uniquement lorsque la chaîne de surveillance et de répression, jusqu'aux services judiciaires, sera remise en ordre de marche que pourra, dans un second temps, être envisagée une élévation des niveaux de sanction et d'amende, si nécessaire. L'on sait, en effet, au moins depuis Montesquieu, que l'impunité fait plus de dégât que la légèreté des peines.

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