La Guyane est la terre d'exception parmi les exceptions ! Mon intervention prolonge celle de Joël Guerriau sur le domaine privé pour évoquer les forêts, un cas particulier mais capital.
Notre rapport préconise en effet une refonte d'ampleur du système des forêts qui recouvrent 96 % du territoire guyanais. Le but est de desserrer l'étau domanial pour des collectivités privées de réserves foncières si bien qu'elles doivent demander un terrain à l'État pour réaliser le moindre équipement collectif.
Le premier axe consiste à repousser vers l'intérieur des terres le domaine forestier permanent en élargissant la bande littorale qui n'est pas soumise au régime forestier et qui peut donc faire l'objet de transactions beaucoup plus aisément. Pour maximiser les effets, il faut donner plus d'ampleur à ce mouvement au nord-ouest de la Guyane, qui est soumis à une intense pression démographique. En vingt ans, Saint-Laurent-du-Maroni est passé de 6 000 à 50 000 habitants et dépassera dans les prochaines années la population de Cayenne.
Nous souhaitons aller plus loin en transférant le foncier ainsi libéré à la future collectivité unique, qui en a fait la demande. Il reviendra à la collectivité unique de Guyane de rétrocéder les terrains aux communes, aux acteurs économiques et aux particuliers en fonction de leurs demandes et des orientations du SAR. Elle pourra transposer les procédures existantes dans les commissions d'attribution foncière et continuer d'y associer l'État dans un rôle de conseil.
Transférer le foncier à la nouvelle collectivité unique lui permettrait d'être dotée dès sa création d'une réserve foncière. Elle disposerait ainsi d'un levier d'action au service de l'exercice de ses compétences très amples et de la réalisation de la planification stratégique inscrite dans le SAR. Les quelques centaines de milliers d'hectares qui pourraient être cédés restent d'un ordre de grandeur très raisonnable par rapport aux 8,5 millions de kilomètres carrés de la Guyane.
Cette réserve foncière d'amorçage pourrait servir de laboratoire pour démontrer la capacité de la collectivité unique à gérer efficacement le foncier. Ce transfert pourrait être accompagné d'une évaluation conjointe de l'État et de la collectivité unique, qui permettra à la collectivité de développer ses capacités d'expertise propres et à l'État de piloter les libérations ultérieures de foncier. Sur les fonds européens dont la collectivité unique est gestionnaire, il pourrait être parallèlement envisagé de créer un opérateur foncier régional pour utiliser et mobiliser le foncier transféré.
En complément, nous proposons de rapprocher la Guyane des autres départements d'outre-mer qui bénéficient du régime des forêts départemento-domaniales. Ce régime très particulier, qui donne la nue-propriété à la collectivité et accorde des droits d'usage permanents à l'État n'a pas été étendu à la Guyane en 1947. Les forêts qui appartenaient à la colonie ont été incorporées au domaine de l'État. Cette asymétrie avec les autres départements d'outre-mer, je dirais cette injustice historique, doit être gommée. Il faut donc envisager, après transfert à la collectivité unique de terrains proches du littoral, la transformation du reste du domaine forestier permanent en forêt collectivo-domaniale avec nue-propriété à la collectivité unique et usufruit, ce qui revient à une forme de droit d'usage, à l'État. De cette façon, hormis la zone du parc amazonien, la collectivité de Guyane exercerait des droits sur l'ensemble de la forêt guyanaise. L'Office national des forêts continuerait d'y assurer la gestion et pourrait développer une politique d'emplois aidés sur le modèle qui prévaut à La Réunion.
Par ailleurs, nous émettons plusieurs recommandations pour accroître les ressources financières revenant aux communes : il faut favoriser la constitution de forêts communales et garantir le paiement par l'État de la taxe sur le foncier non bâti au titre de ses forêts exploitées en outre-mer.
Aucune forêt de collectivité n'est gérée par l'Office national des forêts en Guyane, qui est le seul département français à connaître une telle situation. Cet état de fait pose d'autant plus de questions que : d'une part, dans l'Hexagone, les deux tiers des forêts publiques environ sont des forêts communales, d'autre part, l'exploitation du bois et des produits de la forêt, y compris indirectement pour alimenter des usines de biomasse, constitue une filière d'avenir pour la Guyane.
Il n'existe pourtant aucun obstacle juridique : le code forestier permet la création de forêts communales sous régime forestier sur demande de la commune et après arrêté préfectoral.
Cependant, aucun projet ne s'est concrétisé. Des discussions avec les communes de Régina et de Saint-Laurent-du-Maroni ont eu lieu sans aboutir. Les initiatives autour de Saül et Maripasoula peinent aussi à émerger. Le point d'achoppement réside dans la participation financière des communes à la gestion de la forêt. En effet, dans le droit commun, la répartition des responsabilités est telle que, d'un côté, la commune propriétaire d'une forêt fixe les orientations stratégiques de la gestion, décide du programme des coupes de bois et de leurs modes de vente, accorde les concessions et encaisse les produits de sa forêt ; de l'autre côté, l'Office national des forêts assure la surveillance et l'aménagement forestier, fixe les conditions techniques d'occupation et d'exploitation, propose le programme annuel des travaux. En contrepartie, l'Office national des forêts reçoit un versement compensateur de l'État et des frais de garde de la part de la commune.
Ces frais à hauteur de deux euros l'hectare ne peuvent être assumés par les communes, en particulier en Guyane, car elles sont victimes d'un effet de ciseau entre des ressources propres très faibles et des charges très lourdes dues à l'immensité de leur territoire et aux besoins d'équipement d'une population en forte croissance. Le dispositif national de frais de garde n'est pas adapté à l'outre-mer, et encore moins à la Guyane, alors que c'est précisément le territoire qui pourrait tirer le meilleur parti d'une exploitation plus intense de sa forêt.
Nous recommandons en conséquence une exonération des frais de garde normalement dus à l'Office national des forêts pour l'outre-mer, au moins à titre temporaire pour enclencher la dynamique de création de forêts communales, le temps que les ressources tirées des ventes de bois et des concessions profitent aux communes. Ce ne serait que le juste pendant de l'exonération temporaire dont bénéficie l'Office national des forêts jusqu'en 2018. En effet, aux termes de l'article 1395 H du code général des impôts, dans les cinq départements d'outre-mer, les forêts d'État sont exonérées de la taxe foncière sur les propriétés non bâties (TFNB) perçue auprès du gestionnaire-exploitant au profit des communes et de leurs établissements publics de coopération intercommunale. Cette exonération temporaire s'élève à 80 % pour les années 2009 à 2015 et respectivement à 70 %, 60 % et 50 % pour les impositions établies au titre de 2016, 2017 et 2018.
L'existence d'une exonération temporaire prouve a contrario que l'État doit s'acquitter de la TFNB auprès des communes au titre des forêts de son domaine privé. Toutefois, l'administration conteste le principe même de cette fiscalisation pour le cas particulier de la Guyane.
Or, l'analyse des services de l'État, tant au niveau central qu'au niveau déconcentré est extrêmement contestable. Certes l'article 1394 du code général des impôts prévoit une exonération totale de la TFNB pour les propriétés de l'État, lorsqu'elles sont affectées à un service public ou d'utilité générale et non productives de revenus. L'administration fiscale invoque alors l'improductivité générale de la forêt guyanaise pour lui étendre l'exonération.
Cette position ne paraît pas défendable pour des raisons matérielles et juridiques. D'abord, il est erroné de considérer la forêt guyanaise comme improductive de revenus puisqu'elle fait l'objet d'une exploitation et de concessions. Cependant, la jurisprudence administrative avait ouvert des voies d'exonération en considérant que le critère d'improductivité s'appréciait au regard du propriétaire et non du gestionnaire. Le Conseil d'État a considéré que si une forêt produit des revenus pour l'Office national des forêts mais pas pour l'État, alors elle est exonérée de TFNB. Ceci est désormais inopérant car la loi de finances rectificative pour 2008 a complété les articles 1394 et 1400 du code général des impôts pour exclure expressément du bénéfice de l'exonération les bois et forêts appartenant à l'État et gérés par l'Office national des forêts. Le code général des impôts assujettit clairement les forêts appartenant à l'État soumises au régime forestier à la taxe foncière, l'Office national des forêts étant désigné expressément comme redevable.
Reste à réaliser l'évaluation cadastrale des forêts soumises à la TFNB. Il est certain que l'instruction ministérielle de 1908, qui définit les règles de calcul, n'avait pas complètement prévu le cas d'une forêt d'essences aussi variées que celle de la Guyane. En outre, ce n'est pas tout le domaine forestier qui est soumis à une exploitation forestière mais seulement une fraction, le front d'exploitation se déplaçant d'année en année. Néanmoins, les comptes de l'Office national des forêts sont suffisamment détaillés pour permettre de calculer les rendements et les frais déductibles. L'évaluation de la valeur locative cadastrale paraît donc constituer une tâche complexe mais certainement pas impossible.
La dernière ligne de défense de l'administration fiscale est d'invoquer les coûts extrêmement élevés de l'évaluation cadastrale pour un produit qui serait nul. On peut comprendre la motivation de l'article 333 J de l'annexe 2 du code général des impôts, selon lequel en matière d'évaluation de la valeur locative des propriétés non bâties assujetties à l'impôt foncier « dans le département de la Guyane, les travaux d'évaluation ne sont pas effectués pour les propriétés domaniales qui ne sont ni concédées, ni exploitées ». Cependant, l'administration fiscale ne peut s'appuyer sur cette disposition pour justifier de ne pas réaliser l'évaluation cadastrale des parcelles concédées ou exploitées. C'est même tout l'inverse, puisque l'article 333 J précité impose a contrario précisément ce travail d'évaluation cadastrale de toutes les parcelles de forêts concédées ou exploitées en Guyane.
Nous ne demandons donc que la simple et stricte application du droit existant : en Guyane, l'Office national des forêts est redevable pour l'État de la TFNB sur les parties du domaine forestier qu'il exploite ; la détermination de la valeur locative cadastrale des parcelles exploitées doit être menée à bien pour calculer le montant dû aux communes.
Sans doute, la première phase d'évaluation cadastrale nécessitera-t-elle un effort pour établir des modalités de calcul adaptées aux spécificités de la forêt guyanaise, mais pour les années suivantes, il suffira de reprendre cette base. L'exonération temporaire que j'ai évoquée précédemment perdure jusqu'en 2018. Ce délai peut être mis à profit pour réaliser l'évaluation cadastrale et pour préparer l'Office national des forêts à assumer la charge financière supplémentaire qui en résultera.
Enfin, il nous semble nécessaire de redéfinir le positionnement des parcs nationaux. Les trois parcs nationaux de Guadeloupe, de La Réunion et de Guyane, ne sont pas toujours parvenus à tisser des liens de confiance avec l'Office national des forêts, les communes et la population. Les conflits tendent à s'envenimer, au préjudice de tous.
La politique des parcs nationaux répond encore trop à une logique verticale imposée par un État toujours suspicieux de la capacité des collectivités territoriales à servir l'intérêt général. Entre les communes et les parcs nationaux, des tensions sont apparues au moment de signer les chartes de parcs qui régissent la zone de libre adhésion. Les collectivités ont besoin d'être rassurées sur les intentions à long terme des parcs nationaux, qui ne doivent pas être instrumentalisés par l'État pour garder la mainmise sur le foncier ultramarin. Elles craignent d'être soumises à toujours plus de restrictions dans leur politique d'aménagement et de développement, au-delà même de la zone coeur qui leur échappe déjà.
De même, les habitants considèrent que certaines de leurs activités traditionnelles, comme la chasse au tangue à La Réunion, sont menacées par les parcs nationaux qui ne peuvent adopter une position maximaliste d'interdiction totale sans concertation avec la population. La garantie du maintien d'activités traditionnelles dans les zones gérées par les parcs nationaux est une condition nécessaire de l'adhésion de la population à la conservation de la biodiversité.
Contre la tentation de la mise sous cloche, au nom d'un intérêt patrimonial national, il convient de préserver les capacités d'action des communes dont le territoire est compris dans les parcs nationaux. De ce point de vue, le développement de nouvelles mines en Guyane et de nouvelles carrières à La Réunion ne doit pas être freiné, dès lors qu'ils ne compromettent pas la vocation même des parcs.