C'est toujours un honneur et un plaisir de venir au Sénat, cet endroit où l'on mène un travail de fond sérieux. L'an dernier, à la demande de la Commission européenne, j'ai rédigé un rapport - ma réflexion se place donc résolument sur un plan européen - sur ces enjeux très importants : il s'agit en effet de bâtir le cadre pour investir dans les industries de demain, dans un secteur où les Européens ont perdu leur leadership, et où les investissements sont très lourds. L'Union européenne est en retard sur les États-Unis et le Japon, dont les opérateurs disposent depuis 2012 de perspectives claires de moyen et long terme. Il y a aussi un enjeu spécifique à l'Europe, dont le territoire se caractérise par une multiplicité d'opérateurs de télécoms et de télévision, de régulateurs, de procédures d'autorisation et de concessions.
Autre particularité : toute personne, où qu'elle habite, a le droit de recevoir la télévision et la radio. Cela fait partie des intolérances européennes aux inégalités et cette exigence pèse sur le comportement des différents acteurs. Certains pays sont câblés à 80 %, quand d'autres sont couverts plutôt par la TNT. On constate des interférences, notamment dans les zones frontalières. Quant aux télécoms, les opérateurs sont encore plus nombreux, surtout si on compare notre situation avec celle de la Chine ou des États-Unis.
La Commission m'a donc demandé de présider un groupe réunissant les parties prenantes - chefs d'entreprises de télécoms et de télévision, diffuseurs, représentants d'intérêts divers, entrepreneurs de spectacles... Notre but était de définir quel pourrait être ce cadre. Les opérateurs de télécoms ont plaidé pour que les télévisions libèrent au plus vite le canal, afin, selon eux, que les consommateurs aient accès au plus grand nombre de services possible. À les croire, le vaisseau de l'avenir ne doit pas être arrêté. De leur côté, les télévisions rappelaient qu'elles avaient déjà dû s'adapter à de nombreuses reprises, que les téléspectateurs n'avaient pas envie de changer de récepteur trop souvent. Certes, elles se disaient prêtes à utiliser les nouvelles technologies de compression, qui permettent de libérer de la fréquence... mais pas maintenant !
La convergence des deux catégories d'opérateurs est inévitable : soit une petite télévision qui devient un téléphone, soit l'inverse. Le choix de la main connection comporte de gros enjeux commerciaux. Dans une démarche « delorienne », j'ai d'abord cherché à établir la scène, les faits et le diagnostic, qui apparaît en annexe du rapport. Puis je suis passé à la partie politique. Nous avons finalement réussi à mettre en forme de façon consensuelle une feuille de route de la transition, étapes successives, coûts, mesures d'accompagnement...
Le cadre général a été cependant difficile à définir, chacun des deux camps cherchant à conserver une marge de manoeuvre au plan national. Le geste de souveraineté que constitue l'attribution d'une fréquence reste de la compétence nationale. La solution que j'ai mise sur la table a suscité des réserves des deux côtés - ce qui prouve son équilibre. Ce compromis a été adopté par la Commission. Il porte le nom de « 2020-2030-2025 » : le basculement et l'allocation de la bande des 700 MHz aurait lieu autour de 2020 à plus ou moins deux ans ; la bande du dessous serait garantie aux télévisions jusqu'à 2030 ; une clause de révision est prévue en 2025 pour tenir compte de l'évolution des technologies et des comportements des consommateurs.
La prochaine étape est l'adoption par la Commission, le Conseil puis le Parlement de ce cadre général. Je ne partage pas le point de vue des commissaires concernant la compétence législative - pour moi, cela relève du pouvoir réglementaire autonome de la Commission, mais je suis sans doute un diplodocus. Cette étape interviendra au printemps 2016. Les pays ont des calendriers différents, entre les pressés du Nord - Suède et Finlande -, qui prévoient un basculement en 2017 ou 2018, les pays du Sud, qui font de la résistance, ou encore les Britanniques, qui ont fixé, mais depuis longtemps - leurs opérateurs auront donc eu le temps de se préparer - l'échéance à 2022.
Ces questions feront l'objet d'une conférence mondiale des radiocommunications fin 2015, organisée par l'Union internationale des télécommunications (UIT), qui gère la répartition des fréquences au niveau mondial, à l'intérieur de grandes zones. Dans celle dont font partie les Européens, et qui comprend l'Afrique, tout le monde n'est pas d'accord pour réserver la bande du dessous à la TNT. Les Européens doivent donc faire un effort diplomatique important pour convaincre leurs voisins de les suivre. La Commission a établi un projet de position commune au sens de l'article 18 du traité de Lisbonne, avec raison, même si cela suscite des mécontentements de la part de certains États membres : si nous n'avons pas de position commune forte, comment espérer fédérer derrière notre formule les autres décideurs ? Les garanties orales données en Europe aux opérateurs audiovisuels en seraient fragilisées - la partie télécoms n'y voyant naturellement aucun inconvénient. L'équilibre que nous avons proposé et que la Commission a repris ne vaut que s'il est maintenu - même si ces sujets ne sont pas au centre des préoccupations des autorités de régulation ou du législateur.