La commission auditionne M. Pascal Lamy, ancien directeur général de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), auteur d'un rapport à la Commission européenne sur l'utilisation de la bande ultra haute fréquence.
Nous recevons M. Pascal Lamy, ancien commissaire européen, ancien directeur général de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), qui a présenté en septembre 2014 un rapport à la demande de la Commission européenne sur l'utilisation optimale du spectre radioélectrique, en tentant d'arbitrer entre les besoins des radiodiffuseurs et des opérateurs de téléphonie mobile. Monsieur Lamy, notre commission examine la semaine prochaine la proposition de loi relative au deuxième dividende numérique et à la modernisation de la télévision numérique terrestre : nous souhaiterions connaître vos recommandations concernant l'utilisation de la bande de fréquences 700 mégahertz (MHz), alors que les opérateurs de télécommunication nous disent aujourd'hui ne pas avoir besoin de fréquences supplémentaires et que des inquiétudes émergent quant à la possibilité de développer dans l'avenir l'ultra haute définition sur une bande de fréquences de plus en plus étroite.
Vous avez également pris position afin que les acteurs de la télévision numérique hertzienne puissent disposer « de conditions sûres et d'un avenir prévisible garantissant l'utilisation de la bande de fréquences 470-694 MHz ». Cette recommandation se retrouve à l'article 2 de la proposition de loi qui prévoit l'attribution de la bande UHF au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) pour la télévision numérique terrestre (TNT) jusqu'au 31 décembre 2030. Pourriez-vous développer cet aspect ?
Vous avez formulé des propositions afin de mettre à disposition des opérateurs de télécommunication la bande des 700 MHz en insistant sur la nécessité que la transition soit la moins coûteuse possible pour les utilisateurs du spectre et les citoyens. Que pensez-vous du calendrier retenu pour la France ?
Deux de nos commissions permanentes se sont saisies pour avis de cette proposition de loi. Les rapporteurs pour avis Bruno Sido, pour la commission des affaires économiques, et Patrick Chaize, pour la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, participent donc à cette audition.
C'est toujours un honneur et un plaisir de venir au Sénat, cet endroit où l'on mène un travail de fond sérieux. L'an dernier, à la demande de la Commission européenne, j'ai rédigé un rapport - ma réflexion se place donc résolument sur un plan européen - sur ces enjeux très importants : il s'agit en effet de bâtir le cadre pour investir dans les industries de demain, dans un secteur où les Européens ont perdu leur leadership, et où les investissements sont très lourds. L'Union européenne est en retard sur les États-Unis et le Japon, dont les opérateurs disposent depuis 2012 de perspectives claires de moyen et long terme. Il y a aussi un enjeu spécifique à l'Europe, dont le territoire se caractérise par une multiplicité d'opérateurs de télécoms et de télévision, de régulateurs, de procédures d'autorisation et de concessions.
Autre particularité : toute personne, où qu'elle habite, a le droit de recevoir la télévision et la radio. Cela fait partie des intolérances européennes aux inégalités et cette exigence pèse sur le comportement des différents acteurs. Certains pays sont câblés à 80 %, quand d'autres sont couverts plutôt par la TNT. On constate des interférences, notamment dans les zones frontalières. Quant aux télécoms, les opérateurs sont encore plus nombreux, surtout si on compare notre situation avec celle de la Chine ou des États-Unis.
La Commission m'a donc demandé de présider un groupe réunissant les parties prenantes - chefs d'entreprises de télécoms et de télévision, diffuseurs, représentants d'intérêts divers, entrepreneurs de spectacles... Notre but était de définir quel pourrait être ce cadre. Les opérateurs de télécoms ont plaidé pour que les télévisions libèrent au plus vite le canal, afin, selon eux, que les consommateurs aient accès au plus grand nombre de services possible. À les croire, le vaisseau de l'avenir ne doit pas être arrêté. De leur côté, les télévisions rappelaient qu'elles avaient déjà dû s'adapter à de nombreuses reprises, que les téléspectateurs n'avaient pas envie de changer de récepteur trop souvent. Certes, elles se disaient prêtes à utiliser les nouvelles technologies de compression, qui permettent de libérer de la fréquence... mais pas maintenant !
La convergence des deux catégories d'opérateurs est inévitable : soit une petite télévision qui devient un téléphone, soit l'inverse. Le choix de la main connection comporte de gros enjeux commerciaux. Dans une démarche « delorienne », j'ai d'abord cherché à établir la scène, les faits et le diagnostic, qui apparaît en annexe du rapport. Puis je suis passé à la partie politique. Nous avons finalement réussi à mettre en forme de façon consensuelle une feuille de route de la transition, étapes successives, coûts, mesures d'accompagnement...
Le cadre général a été cependant difficile à définir, chacun des deux camps cherchant à conserver une marge de manoeuvre au plan national. Le geste de souveraineté que constitue l'attribution d'une fréquence reste de la compétence nationale. La solution que j'ai mise sur la table a suscité des réserves des deux côtés - ce qui prouve son équilibre. Ce compromis a été adopté par la Commission. Il porte le nom de « 2020-2030-2025 » : le basculement et l'allocation de la bande des 700 MHz aurait lieu autour de 2020 à plus ou moins deux ans ; la bande du dessous serait garantie aux télévisions jusqu'à 2030 ; une clause de révision est prévue en 2025 pour tenir compte de l'évolution des technologies et des comportements des consommateurs.
La prochaine étape est l'adoption par la Commission, le Conseil puis le Parlement de ce cadre général. Je ne partage pas le point de vue des commissaires concernant la compétence législative - pour moi, cela relève du pouvoir réglementaire autonome de la Commission, mais je suis sans doute un diplodocus. Cette étape interviendra au printemps 2016. Les pays ont des calendriers différents, entre les pressés du Nord - Suède et Finlande -, qui prévoient un basculement en 2017 ou 2018, les pays du Sud, qui font de la résistance, ou encore les Britanniques, qui ont fixé, mais depuis longtemps - leurs opérateurs auront donc eu le temps de se préparer - l'échéance à 2022.
Ces questions feront l'objet d'une conférence mondiale des radiocommunications fin 2015, organisée par l'Union internationale des télécommunications (UIT), qui gère la répartition des fréquences au niveau mondial, à l'intérieur de grandes zones. Dans celle dont font partie les Européens, et qui comprend l'Afrique, tout le monde n'est pas d'accord pour réserver la bande du dessous à la TNT. Les Européens doivent donc faire un effort diplomatique important pour convaincre leurs voisins de les suivre. La Commission a établi un projet de position commune au sens de l'article 18 du traité de Lisbonne, avec raison, même si cela suscite des mécontentements de la part de certains États membres : si nous n'avons pas de position commune forte, comment espérer fédérer derrière notre formule les autres décideurs ? Les garanties orales données en Europe aux opérateurs audiovisuels en seraient fragilisées - la partie télécoms n'y voyant naturellement aucun inconvénient. L'équilibre que nous avons proposé et que la Commission a repris ne vaut que s'il est maintenu - même si ces sujets ne sont pas au centre des préoccupations des autorités de régulation ou du législateur.
Ma question concerne l'article 2 de la proposition de loi. Les opérateurs, à une exception près, prétendent ne pas avoir besoin de la bande des 700 MHz, mais s'inquiètent paradoxalement de la bande des 600 MHz. Je crois qu'ils en ont besoin, mais ne veulent pas payer pour en bénéficier - c'est l'État qui a besoin d'argent. D'après eux, 40 % des téléspectateurs qui ont la possibilité de regarder la télévision par une box choisissent cet équipement. Ils ajoutent que les Américains vont attribuer la bande des 600 MHz dès 2016, et non attendre jusqu'en 2030... Mais si elle ne leur sert à rien, cela ne devrait pas les déranger !
Quel sera le coût de réorganisation des fréquences de la bande des 700 MHz ? Les opérateurs nous disent qu'ils ne profiteront que de deux paquets de 30 ou 35 MHz et non de la totalité de la bande, mais paieront son réaménagement entier : l'État ne devrait-il pas lui aussi y participer ? Ils évaluent encore différemment le coût de ce réaménagement : les Britanniques parlent de 900 millions d'euros, somme bien supérieure aux 30 millions annoncés. Quel est l'ordre de grandeur réaliste ?
En vous écoutant, je retrouve des arguments que j'ai déjà entendus lors des réunions de mon groupe. Mais entre-temps, l'appel d'offres a été annoncé, et les opérateurs sous-évaluent leurs besoins pour faire baisser le prix des fréquences. S'ils n'en ont pas besoin (ils ont dit le contraire dans le groupe que j'animais), pourquoi s'intéressent-ils à la bande des 600 MHz ? Et pourquoi sont-ils si réticents à la garantie offerte à la TNT ?
J'ai aussi entendu de l'autre côté des arguments cocasses, comme l'exception culturelle européenne, dans la bouche des représentants de chaînes qui diffusent presque exclusivement de médiocres images américaines ou brésiliennes... Les télécoms doivent investir dans leurs infrastructures. Nous sommes convenus que tous les coûts d'adaptation devaient être mis sur la table. Grâce à tous les éléments que la remarquable équipe de techniciens et d'administrateurs de la Commission m'a fournis, j'ai pu me faire une opinion : les coûts sont d'autant plus élevés que la transition est rapide, notamment pour les grands groupes audiovisuels qui ne peuvent pas, comme les vendeurs de téléphones mobiles et d'abonnements, répercuter ces frais dans la facturation.
Vous préconisez que « la transition soit la moins coûteuse possible pour les utilisateurs du spectre » ; or la réorganisation des multiplex impliquera des ruptures de contrats entre les sociétés de diffusion et les éditeurs de programmes. Vous êtes-vous prononcé sur le principe du versement d'indemnités par la puissance publique aux parties qui subiront des préjudices financiers ? Confirmez-vous que la Grande-Bretagne a déjà budgété une enveloppe afin d'indemniser les diffuseurs sur fond publics ?
Oui. Le rapport n'a pas de version française ; mais page 13, dans l'annexe consacrée à la proposition de compromis qui a été acceptée (à l'exception du calendrier) nous affirmons que ces coûts peuvent - nous ne disons pas « doivent » - être couverts par des dépenses publiques sous la surveillance normale des instances communautaires en matière d'aides d'État.
Les fréquences constituent une ressource limitée, ce qui pose la question de leur valorisation, susceptible de varier dans le temps : des études économiques suggèrent qu'elle serait plus importante en 2020, lorsque les opérateurs de télécommunication auront véritablement l'utilité de ces fréquences, qu'en 2015 où ils n'en ont pas encore besoin. Avez-vous examiné cette question ? Compte tenu d'un prix de réserve d'environ 2,5 milliards d'euros, à combien estimez-vous la perte potentielle d'une vente en 2015 plutôt qu'en 2020 ?
Je n'ai pas de réponse précise en ce qui concerne les télécoms. Les méthodes de valorisation sont diverses et cela ne faisait pas partie du périmètre de l'étude. Il faudrait mettre cette question entre les mains d'actuaires. Le problème ne se pose pas en France du côté des télévisions, mais il se pose dans les pays où les licences audiovisuelles sont payantes. La gratuité en France s'explique par la primauté historique du service public et par les exigences de soutien à la création télévisuelle et cinématographique : un milliard d'euros par an, c'est beaucoup, et bien plus que ce que rapporteraient des licences.
Trouvez-vous normal que la Commission des participations et des transferts - que nous avons entendue il y a trois semaines - consultée sur le prix de réserve pour les enchères prévues en 2015, ne soit pas saisie de la question de la date optimale pour la vente, compte tenu de l'importance de cette dernière pour la valorisation d'un actif public ?
J'ai mandat de réfléchir au niveau européen, et me suis tenu éloigné de ces questions franco-françaises. Si elle procède à cette attribution en 2016, la France sera parmi les premiers pays européens à le faire. J'y vois des avantages : nos opérateurs sauront plus vite que les autres à quoi s'en tenir. Cependant, le marché des 4G+ et 5G est naissant et nous pourrions tirer plus d'argent d'un animal engraissé dans le pré des télécoms et des services qu'ils fournissent. Je mettrai plutôt l'accent sur la qualité de l'organisation de la transition. Compte tenu de la grande particularité de notre système, il ne faudrait pas qu'un élément de notre identité soit mis à mal.
Comprenez-vous l'inquiétude des acteurs économiques français face aux échéances à venir, notamment l'extinction de la diffusion dans la norme MPEG-2 dès avril 2016 et la libéralisation de la bande 700 MHz en Île-de-France ? Serait-il possible, selon vous, de reporter l'extinction MPEG-2 à septembre 2016 pour plus de souplesse, sans remettre en cause les équilibres du calendrier du Gouvernement ?
J'ai déjà répondu entre les lignes à cette question : nous devons assurer une bonne transition ; je ne vois donc pas pourquoi nous ne le ferions pas. Si les télécoms sont pressés, ils demanderont un rabais - je ferais de même à leur place. Il faut que cette séquence respecte le calendrier contenu en annexe. En France, la TNT a beaucoup d'avantages : elle assure la connexion des populations éloignées du câble, souvent les plus fragiles. Ce sont elles qui seront le plus pénalisées, si la transition se passe mal.
Plusieurs graphiques démontrent que la télévision terrestre chute au profit du câble et du satellite. Le gel de la bande jusqu'à 2030 est-il une nécessité ? Avez-vous pris en compte la perspective d'une fin de l'utilisation de ces fréquences par la télévision ? Les basses fréquences ont un fort intérêt pour la téléphonie, compte tenu de leur coefficient de pénétration dans les habitations. Faut-il se priver de progrès dans la qualité de diffusion téléphonique, qui conduiront à la 5G, voire à la 6G ? Nous avons un sentiment de précipitation, malgré l'échéance posée dans votre rapport.
Notre rapport, page 3, répond à votre première question. Cela fait partie des éléments consensuels : la télévision linéaire va demeurer le modèle dominant pour les années à venir. Ce qui compte, ce n'est pas le nombre de gens qui adoptent la box lorsqu'ils le peuvent, mais le nombre de ceux qui ne peuvent pas le faire. La garantie du maintien de la bande de dessous jusqu'en 2030 est également une assurance que les investissements des opérateurs de télévision seront rentabilisés. Il n'y a pas de certitude quant aux développements technologiques, d'où la clause de révision en 2025, qui n'a posé de problème ni d'un côté ni de l'autre. Mais la fin de la diffusion terrestre n'est pas une hypothèse. La France est le pays où le délai entre décision et mise en oeuvre est le plus restreint. Vous semblez sous-entendre que des considérations financières n'y seraient pas étrangères... Je vous en laisse la responsabilité !
Avez-vous anticipé un possible mécontentement des usagers ? Pour le dire autrement, avez-vous pris en compte la rouspétance permanente des Français ?
Nous n'avons pas mené une analyse anthropologique pays par pays, - cela aurait pu être fort intéressant... Les usagers ont besoin d'être informés à l'avance et associés à la transition. C'est dans l'intérêt des opérateurs et des fabricants, dans l'intérêt de tous. Il relève selon moi de la puissance publique, y compris européenne, de créer ce consensus, ce qui suppose un gros travail de pédagogie. Nous connaissons la divergence politique entre le travailleur et le consommateur. Le même phénomène existe entre le propriétaire de téléphone mobile et le possesseur d'un écran TV : seuls les jeunes voient quelque chose de commun entre télévision et téléphone.
La réunion est levée à 13 heures.