Monsieur le président du Sénat, monsieur le président de la délégation à la prospective, mesdames, messieurs les sénateurs, c'est pour moi un grand honneur de m'exprimer aujourd'hui devant vous et je tiens à remercier le président Karoutchi de son invitation.
Afin d'illustrer le dialogue constant que l'OCDE promeut avec ses États membres, je me permettrai tout d'abord de vous distribuer une série de publications que notre organisation a consacrées à la France. La première s'intitule Promouvoir la croissance et la cohésion sociale et date de juin 2012. Au même moment se tenait le sommet du G20 à Los Cabos. Ce fut pour nous l'occasion d'engager avec le président Hollande, alors nouvellement élu, et les autorités françaises une discussion très utile et constructive. L'OCDE a poursuivi son travail et publié France : Redresser la compétitivité, document qui a fait l'objet d'actualisations régulières en 2013 et 2014.
Plus récemment, l'OCDE a fait connaître ses estimations sur les impacts potentiels de la future loi Macron sur la croissance et transmis au gouvernement français, en octobre 2014, une étude intitulée Pour un système social plus efficace, atteindre les objectifs français de solidarité et d'emploi. Il y était notamment souligné le faible taux de capillarité sociale ainsi que la persistance d'un certain élitisme dans l'éducation française alors que votre pays consacre près de 32 milliards d'euros par an à la formation professionnelle.
Je citerai enfin une étude datée de janvier 2015 : Chiffres clés sur l'éducation et l'accueil des jeunes enfants en France. Voilà illustré, en quelques exemples, le type de dialogue que nous entendons nouer avec les pays membres. Notre objectif est de leur apporter notre expertise sur les enjeux importants. Nous n'avons pas la prétention de faire la une des journaux. D'ailleurs, nombre de ces publications n'étaient pas destinées à être publiées. C'est le gouvernement français qui a fait ce choix.
Nous ne sommes pas en capacité d'avoir avec l'ensemble des pays membres un dialogue aussi intense et riche que celui que nous avons engagé avec la France. Tout dépend également de l'intérêt que ceux-ci montrent à nos travaux.
Je reviens un instant sur la question du financement du développement, qu'a évoquée le président Larcher. Une conférence internationale sur ce sujet se tiendra à Addis-Abeba dans un peu plus de deux semaines, sous l'égide des Nations unies. Le calendrier retenu en la matière est pour le moins surprenant.
En effet, après Addis-Abeba, les pays se retrouveront à New York en septembre pour dresser le bilan des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) et fixer de nouveaux objectifs pour l'après-2015 en matière de développement durable. Puis, en décembre, Paris accueillera la Cop21.
Autrement dit, il nous est demandé de traiter la question du financement avant que soient fixés les objectifs à financer. C'est quelque peu contradictoire. Certes, les nouveaux objectifs de développement ne nous sont pas totalement inconnus et les négociations en vue de la Cop21 se poursuivent. Il n'en demeure pas moins que le calendrier aurait pu être différent. Peut-être faudrait-il organiser une deuxième conférence une fois déterminés des objectifs précis.
L'OCDE a notamment pour mission de suivre les flux d'aide publique au développement accordés dans le cadre du comité d'aide pour le développement (CAD). Ceux-ci ont atteint près de 140 milliards de dollars par an en 2014, niveau acceptable compte tenu des contraintes budgétaires de chacun. Mais c'est la chute des montants versés aux pays les plus pauvres qui nous préoccupe. Il est en effet toujours plus facile de prêter aux pays relativement plus développés, ceux qui ont des institutions plus stables et une meilleure capacité d'absorption de l'aide.
Au demeurant, l'aide au développement ne représente qu'un dixième des flux nécessaires au développement d'un pays. Elle doit donc absolument servir de catalyseur, de levier pour attirer d'autres sources de crédit et d'investissement. Je me souviens de ce commentaire formulé par l'un des participants à un forum organisé à Accra, au Ghana : pour épeler le mot aid, mieux vaut utiliser les lettres t, a et x, comme tax. La priorité devrait être de mobiliser les ressources intérieures pour attirer les flux de financement plutôt que de dépendre principalement de l'aide au développement. Pour certains pays, celle-ci représente 60 % des capacités d'investissement, pour d'autres, elle est marginale : c'est l'un des problèmes.
Oui, il y a un réel problème de calendrier. Le secrétaire général Ban Ki-moon, que nous avons rencontré voilà un mois environ, a insisté sur la nécessité de ne pas limiter la réunion d'Addis-Abeba à une discussion sur les pays africains et de privilégier une vision beaucoup plus globale. D'où l'importance d'y associer les pays donateurs, dans l'idéal les chefs d'État et de gouvernement eux-mêmes, au minimum leurs ministres des finances.
Tel est le grand défi qui nous attend. Nous travaillons en liaison avec les Nations unies. L'OCDE héberge en son sein deux structures, le CAD et le centre de développement, ce dernier étant appelé à accueillir prochainement la Chine comme nouveau membre. C'est un premier pas. Je rappelle que le Chili, l'Estonie, Israël et la Slovénie sont les pays membres les plus récents de l'OCDE, tandis que la Colombie et le Costa Rica sont en phase d'adhésion.
Le président Larcher a également évoqué les migrations, grand sujet d'aujourd'hui, que l'OCDE traite en particulier sous l'angle économique. Aujourd'hui, dans le monde, on dénombre soixante millions de réfugiés en raison des guerres, du terrorisme, des catastrophes naturelles, du changement climatique. C'est l'un des défis pour l'humanité, pour l'Europe spécialement, au regard des épisodes dramatiques survenus au cours des derniers mois.
Mesdames, messieurs les sénateurs, l'avenir dépend de nos actions du présent et des legs du passé. De ce point de vue, la crise nous a légué quatre très lourdes charges : une croissance faible ; un chômage en hausse ; l'accroissement des inégalités ; une confiance en berne, à l'égard des gouvernements, des banques, des multinationales, des organisations internationales, voire de la démocratie même. Le danger serait de laisser le cynisme l'emporter.
Force est de constater que les grands moteurs de la croissance ne fonctionnent qu'à moitié. L'investissement, autrement dit la croissance de demain, affiche un taux de croissance d'environ 4 %, alors qu'il devrait être de 6 % ou 7 %. Quant au commerce, il devrait croître deux fois plus fort que la croissance mondiale.
Pour mesurer l'effet de la crise, apparue voilà huit ans maintenant, il suffit d'observer que la croissance mondiale commence à peine à se rapprocher de son rythme traditionnel de croisière, à savoir 4 %. Avec un tel taux, il faudrait enregistrer une augmentation de 8 % du commerce mondial. Ni l'investissement, ni le commerce, ni même le crédit n'ont un rôle moteur. Rien d'étonnant alors à ce que la croissance soit si faible.
Dans les dix, vingt, trente prochaines années, voire jusqu'en 2060, si rien n'est fait, la croissance plafonnera à 2 % dans les pays de l'OCDE. Il faut de réelles réformes structurelles, c'est-à-dire, tout cela est connu, de profondes évolutions en termes d'éducation, d'innovation, de concurrence, de régulation, de flexibilité du marché du travail, etc. La fiscalité devrait favoriser l'investissement et le travail au lieu de les punir. Le système financier est également appelé à évoluer : des banques bien capitalisées, bien régulées, bien supervisées, qui prêtent, tout en faisant de l'intermédiation entre épargne et investissement, tel est l'objectif.
J'entends déjà vos remarques : il faut du temps pour mettre en oeuvre tout ce que je viens de mentionner. C'est vrai, d'où l'importance de s'atteler immédiatement à la tâche. La réforme, c'est d'abord un état d'esprit, une attitude. Peu importe qu'il faille toujours ajuster, corriger ; tout ne peut pas être parfait du premier coup. La réforme ne doit pas faire peur. Il n'y a pas de début et de fin bien déterminés. C'est un processus continu.
À cet égard, les gains de productivité vont devenir le moteur essentiel de la croissance. Par « productivité », j'entends le niveau de production atteint par un travailleur en une heure ou une journée de travail. La France se caractérise par une productivité haute mais un faible nombre d'heures travaillées.
Pour augmenter la productivité, il faut commencer par agir sur les leviers que j'ai évoqués : l'éducation, l'innovation, ce qui renvoie à l'enjeu central, celui des compétences. Il importe d'améliorer l'adéquation des compétences acquises dans le cadre de la formation initiale, continue et professionnelle avec les exigences du marché. Faire entrer l'école, l'université dans l'entreprise est l'une des solutions. L'OCDE a pu mesurer objectivement combien, dans de nombreux pays, les compétences acquises en lecture, en mathématiques, voire en informatique ne correspondaient pas aux profils des postes offerts sur le marché. Un paradoxe est apparu : d'un côté, Japonais et Coréens sont très bien formés, ont toutes les compétences nécessaires, mais n'en profitent pas ; de l'autre, Américains et Britanniques accusent un déficit en termes de compétences, qu'ils parviennent à combler grâce à un système concurrentiel qui permet d'extraire chaque petite « goutte » de compétence chez le travailleur. L'idéal serait de pouvoir combiner formation à la japonaise et système concurrentiel à l'américaine.
La France se situe plus ou moins dans la moyenne. Je le disais, la productivité y est très élevée mais le nombre d'heures travaillées, comparé à la moyenne des pays de l'OCDE qui travaillent le plus, y est inférieur de 30 % à 35 %. Naturellement, certains, à l'instar du Mexique, du Japon, travaillent beaucoup, voire trop, ce qui peut même devenir un problème comme en Corée du Sud.
Autre inquiétude, la progression très rapide, accélérée par la crise, des inégalités de revenus. Au sein de l'OCDE, les 10 % les plus riches ont un revenu d'activité 9,6 fois supérieur à celui des 10 % les plus pauvres, alors que la proportion était de 7,1 dans les années quatre-vingt et de 9,1 dans les années deux mille. Au-delà des questions éthiques, morales, politiques que pose l'augmentation des inégalités, l'OCDE a pu mesurer combien celle-ci constituaient un frein à la croissance.
Tous ces constats devraient inciter à agir différemment pour dessiner un autre horizon de croissance à dix, vingt ou trente ans. Quel paradoxe de voir le nombre de personnes au chômage et, dans le même temps, des entreprises qui veulent embaucher mais, ne trouvant pas les compétences demandées, sont contraintes de faire appel à de la main-d'oeuvre étrangère. On se rend compte à quel point on n'a pas été brillant en termes d'adéquation des compétences aux besoins de l'industrie et des services.
Par ailleurs, lorsqu'il est question de l'avenir, il est question du climat, et pas seulement du climat des affaires. Partout dans le monde, on subit déjà, au quotidien, les dommages liés au changement climatique : inondations, sécheresse, feux de forêt... Pour illustrer les enjeux liés au climat, sur lesquels les scientifiques nous alertent, je prendrai l'image d'un parking où les voitures qui y entrent sont toujours plus nombreuses que celles qui en sortent. Il arrive un moment où celui-ci est saturé. C'est le même processus avec les émissions de dioxyde de carbone. Comme il n'est pas possible de tout arrêter du jour au lendemain, il faut, de manière graduelle, parvenir à un arrêt total des émissions nettes provenant de combustibles fossiles d'ici à la fin du siècle. Cela permettra peut-être de limiter à deux degrés le réchauffement climatique.
Si rien n'est fait aujourd'hui, les conséquences seront dramatiques dans une dizaine d'années. L'OCDE a publié ce mois-ci une étude intitulée Aligner les politiques au service de la transition vers une économie bas carbone et s'apprête à en publier une autre pour en appeler à une révision des taxes sur l'énergie. Par exemple, la taxation sur le charbon est totalement disproportionnée et incohérente.