Intervention de Laurent Fabius

Réunion du 15 septembre 2015 à 14h30
Engagement des forces aériennes au-dessus du territoire syrien — Déclaration du gouvernement suivie d'un débat

Laurent Fabius :

Monsieur le président, mesdames, messieurs les ministres, mesdames, messieurs les sénateurs, le Président de la République l’a annoncé le 7 septembre dernier : la France a décidé de procéder à des vols de reconnaissance au-dessus de la Syrie.

Comme le prévoit l’article 35, alinéa 2, de la Constitution, le Premier ministre en a immédiatement informé les présidents des deux assemblées et a décidé d’organiser un débat parlementaire, à l’Assemblée nationale avec le ministre de la défense et au Sénat avec moi-même.

Je vais vous expliquer, au nom du Premier ministre, pourquoi nous intervenons, dans quel contexte, et vous dire les objectifs que se fixe notre pays.

D’abord, pourquoi agir en Syrie ?

Le chaos règne en Syrie, ce qui déstabilise l’ensemble du Moyen-Orient. Ce pays constitue le repaire des terroristes djihadistes, à la fois de Daech et d’autres groupes, tel Jabhat al-Nosra. Il alimente le drame des réfugiés, qui fuient non seulement Daech, mais aussi et surtout – ne l’oublions jamais – la barbarie du régime de M. Bachar al-Assad. Au cours des derniers mois, les territoires contrôlés par les groupes terroristes se sont étendus sur le sol syrien. Cette progression a déstabilisé plus encore l’ensemble de la région.

Il faut être lucide : l’avancée de Daech est avant tout le résultat d’un calcul cynique de M. Bachar al-Assad, qui s’est d’abord servi de Daech comme d’un instrument pour prendre l’opposition modérée en étau, puis pour l’écraser. Il s’en est également servi comme d’une terrible justification pour commettre des crimes et employer des armes chimiques contre sa propre population.

Le résultat aujourd’hui est que des régions entières ont été abandonnées aux mains des djihadistes. Dorénavant, tout le grand est syrien, c'est-à-dire à peu près 30 % de la Syrie, constitue un solide bastion pour Daech, avec les conséquences extrêmement funestes que nous connaissons.

La première conséquence, c’est la menace pour notre propre sécurité.

Nous le savons, la menace djihadiste dirigée contre la France provient précisément des zones que Daech contrôle. Il y a en Syrie des centres de commandement de cette organisation. C’est également depuis la Syrie que s’organisent les filières qui recrutent de nombreux individus voulant prendre les armes, mener les combats là-bas, mais aussi frapper, en retour, notre propre pays.

C’est enfin en Syrie que se structure et que s’alimente la propagande qui, par la mise en scène macabre de la violence, irrigue constamment les réseaux sociaux, notamment francophones.

Aujourd’hui, entre 20 000 et 30 000 ressortissants étrangers sont recensés dans les filières irako-syriennes. Nous estimons le nombre de Français ou de résidents en France enrôlés dans les filières djihadistes à 1 880 ; 491 sont sur place et 133 ont à ce jour trouvé la mort, de plus en plus à la suite d’actions meurtrières, sous forme d’attentats suicides.

La deuxième conséquence, c’est que, dans cet immense espace, Daech impose sa domination.

Daech est plus qu’une organisation terroriste voulant fédérer différents mouvements d’un djihadisme composite. C’est un totalitarisme à certains égards nouveau, qui dévoie l’islam pour imposer son joug et ne recule absolument devant rien : le massacre de mouvements de résistance, la mise en scène de la torture et de la barbarie, l’asservissement des minorités, les trafics, la vente d’êtres humains. Cette organisation anéantit également l’héritage culturel et le patrimoine universel de cette région : le tombeau de Jonas, le musée et la bibliothèque de Mossoul, les ruines assyriennes de Nimrod ou encore les vestiges antiques de Palmyre.

La troisième conséquence, qui est intimement liée à la deuxième, c’est bien sûr le drame des réfugiés.

Le peuple syrien est aujourd’hui décimé : on dénombre plus de 250 000 morts en quatre ans, dont 80 % sous les coups du régime et de sa répression.

C’est un peuple déplacé : des millions de Syriens sont pris en étau sur le territoire, entre la répression de Bachar al-Assad et la barbarie de Daech.

C’est un peuple, enfin, réduit à l’exil : 4 millions de Syriens se sont réfugiés dans les camps du Liban, de la Jordanie et de la Turquie. Ils ont souvent un seul espoir : atteindre l’Europe, pour y trouver l’asile. La crise des réfugiés est la conséquence directe du chaos syrien. Nous y consacrerons, ici même, un débat demain.

Comment agir en Syrie ?

Mesdames, messieurs les sénateurs, depuis mardi 8 septembre, nos forces aériennes survolent la Syrie.

Il s’agit, d’abord, et avant tout, d’une campagne de renseignement grâce à des vols de reconnaissance. Plusieurs missions ont d’ores et déjà été réalisées. Cette campagne durera le temps qui sera nécessaire, certainement plusieurs semaines. Nous devons mieux identifier et localiser le dispositif de Daech pour être en mesure de le frapper sur le sol syrien et d’exercer ainsi notre légitime défense, comme le prévoit l’article 51 de la Charte des Nations unies.

Ces missions de reconnaissance sont conduites à titre national, en pleine autonomie de décision et d’action : pleine autonomie de décision, car nous choisissons nous-mêmes les zones de survol où effectuer notre recherche ; pleine autonomie d’action, car, comme le Président de la République l’a dit hier, des frappes seront nécessaires, et nous choisirons seuls les objectifs à frapper. Il est bien sûr hors de question que, par ces frappes, nous contribuions à renforcer le régime de M. Bachar al-Assad.

Ces missions, coordonnées – pour des raisons opérationnelles – avec la coalition que dirigent les États-Unis, s’appuient sur les moyens actuellement mobilisés dans le cadre de l’opération Chammal : douze Rafale et Mirage 2000, un Atlantique 2 et un ravitailleur C-135 sont engagés. Notre frégate Montcalm, déployée en Méditerranée, continue, quant à elle, de collecter des renseignements sur la situation en Syrie.

Je veux rendre hommage devant vous et – je le sais – avec vous à l’action de nos soldats engagés au Levant. Avec courage, avec ténacité, avec professionnalisme, ils défendent nos valeurs, ils protègent nos compatriotes, et ils agissent pour la sécurité de la nation.

Cette stratégie aérienne est-elle suffisante ? En d’autres termes, faut-il envisager d’intervenir au sol ? Des voix plaident pour une telle option. Si la France intervient au sol, agira-t-elle seule ? Nous l’avons fait au Mali, mais les circonstances étaient totalement différentes, comme chacun le sait. La France interviendrait-elle avec les Européens ? Qui parmi eux serait prêt à une telle aventure ? Interviendrait-elle au sol avec les Américains ? Le veulent-ils ? Il faut savoir tirer les enseignements du passé, lesquels sont douloureux. On pense en particulier à la bataille de Falloujah en Irak.

Ce que les exemples en Irak et en Afghanistan nous apprennent, c’est qu’il faudrait mobiliser à coup sûr plusieurs dizaines de milliers d’hommes, qui seraient alors exposés à un danger extrêmement grand. Tel est d’ailleurs le piège, si on y réfléchit bien, que nous tendent les djihadistes : ils veulent nous contraindre à intervenir sur leur terrain pour que nous nous y enlisions, pour invoquer contre nous un prétendu esprit de « croisade », et susciter une solidarité face à ce qui serait, selon eux, une « invasion ».

Le Président de la République a donc répondu à ces interrogations de manière extrêmement claire : toute intervention terrestre – c’est-à-dire toute intervention au sol de notre part ou occidentale – serait « inconséquente et irréaliste ». D’ailleurs, aucun de nos partenaires ne l’envisage.

Toutefois, si une coalition de pays de la région se formait pour aller libérer la Syrie de la tyrannie de Daech, alors le contexte serait différent. Ces pays auraient alors le soutien de la France.

Mener une guerre, ce n’est pas, comme s’y emploient certains, faire de grandes déclarations, fixer des échéances qui ne sont pas réalistes. Mener une guerre, c’est se fixer des objectifs et se donner les moyens de les atteindre.

Comment donc intervenir en Syrie à la suite de nos précédentes interventions ? Nous voulons faire preuve de constance, de cohérence dans l’action.

Contrairement à ce que nous avons entendu dire, nous ne changeons pas de stratégie, nous ne changeons pas de cible. Nous luttons contre le terrorisme, mais – grâce à la vigilance du ministre de la défense et à sa connaissance des situations – nous adaptons nos moyens militaires et notre présence en fonction du contexte politique.

Dans la bande sahélo-saharienne, dans le cadre de l’opération Barkhane, nos armées sont déployées aux côtés des unités africaines. Elles infligent de lourdes pertes aux groupes terroristes d’AQMI, d’Ansar Eddine ou du MUJAO ; autant de groupes qui prospèrent sur la déliquescence des États. Je pense en particulier au vide politique qui s’est installé en Libye après l’intervention de 2011.

Nous luttons, ensuite, en Irak où, depuis un an, nos forces aériennes sont engagées à la demande des autorités irakiennes. Les opérations de la coalition ont permis d’enrayer la progression de Daech, notamment dans le Kurdistan.

Cependant, nous le savions dès le départ et nous l’avons dit sans démagogie, car nous devons cette vérité à nos concitoyens : combattre les groupes terroristes, lutter contre Daech en particulier, ne peut être qu’un combat de longue haleine. Il doit être mené en soutien des forces locales, qui sont en première ligne sur le terrain ; je pense en particulier aux peshmergas kurdes que nous aidons et dont il faut saluer le courage.

Nous n’en sommes qu’au début. Il nous faut donc continuer à agir, consolider les acquis sur le terrain et ne rien abandonner de la partie. Tel est donc le sens de notre intervention.

Nous devons aussi agir politiquement, car si toutes ces actions militaires sont nécessaires, elles ne peuvent être suffisantes. Sans solution politique durable, la situation ne pourra être stabilisée.

Il est impératif d’arrêter l’engrenage fatal de la dislocation du Moyen-Orient. Il faut aujourd’hui tout faire pour stopper cette mécanique effrayante : les fractures régionales qui réapparaissent, la tectonique des rivalités ancestrales – en particulier entre chiites et sunnites – qui se réveillent, les appétits de puissance qui transforment la Syrie en un champ clos d’ambitions régionales et qui empêchent l’Irak de se relever des conséquences de l’intervention de 2003.

Quelle solution politique envisager ?

Face aux risques de fragmentation du Moyen-Orient, nous devons intensifier nos efforts pour faire émerger des solutions politiques qui puissent refonder l’unité de ces États et de ces peuples.

En Irak, d’abord, le gouvernement de M. al-Abadi doit rassembler toutes les communautés du pays pour lutter contre Daech. Le Président de la République l’a dit avec force lors de son déplacement à Bagdad, à l’été 2014, un gouvernement qui ne respecterait pas la minorité sunnite continuerait de précipiter celle-ci dans l’étreinte mortelle de Daech.

Nous devons également intensifier nos efforts en Syrie. Bien sûr, nous ne ferons rien qui puisse consolider le régime. L’urgence consiste, au contraire, à chercher un accord qui tourne définitivement la page des crimes de M. Bachar al-Assad. Ce dernier est une grande part du problème et ne peut pas être la solution. Avec un homme responsable de tant de morts, de crimes de guerre, de ce que M. Ban Ki-moon nomme des crimes contre l’humanité, aucun compromis, aucun arrangement n’est possible ! Transiger, pactiser, comme le proposent certains, serait une faute morale. Dès août 2013, nous étions prêts à réagir, mais les États-Unis et le Royaume-Uni n’étaient finalement pas au rendez-vous.

Au-delà de l’aspect moral, ce serait aussi une faute politique et stratégique. Les combattants ne déposeront les armes en Syrie que lorsque l’État syrien garantira leurs droits et ne sera plus aux mains d’un groupe criminel. C’est pourquoi, même si cette ligne de conduite est très difficile à tenir, il faut travailler sans relâche à accélérer la transition politique. Elle devra rassembler, dans un gouvernement de transition, les forces de l’opposition – elles sont aujourd’hui malheureusement encore trop affaiblies – et les éléments les moins compromis du régime. En aucun cas, cette transition ne peut remettre dans le jeu les factions terroristes : il y a là une ligne qui ne doit pas être franchie.

Cette solution politique ne peut voir le jour que par la convergence de toute une série d’efforts diplomatiques. Nous connaissons les paramètres du règlement de la crise syrienne. Ils ont été déterminés lors des réunions de Genève, dès 2012, et adoptés par les principaux pays intéressés par l’avenir de la Syrie. La tâche est très difficile, mais cette difficulté ne doit pas être un prétexte au statu quo, à l’inaction, au renoncement.

La France parle donc à tous. Le Premier ministre, ainsi qu’il l’affirme, tient à saluer « l’action remarquable que conduit le ministre des affaires étrangères à la tête de notre diplomatie ».

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