Monsieur le président, monsieur le ministre des affaires étrangères et du développement international, mes chers collègues, nous sommes réunis cet après-midi parce qu’il y a cinq ans, la majorité de l’époque avait souhaité modifier l’article 35 de la Constitution selon lequel, désormais, « le Gouvernement informe le Parlement de sa décision de faire intervenir les forces armées à l’étranger, au plus tard trois jours après le début de l’intervention. »
L’article 35 prévoit également que le Parlement votera l’autorisation de prolongation de cette intervention à l’issue d’une période de quatre mois, comme il l’a fait en janvier dernier, lorsque le Gouvernement lui a demandé de prolonger l’intervention française en Irak, première étape du processus qui nous occupe.
Le Parlement français, et tout particulièrement le Sénat, est donc mobilisé pour réfléchir durant quatre mois, au terme desquels nous serons de nouveau appelés à voter. Pour ma part, je suis profondément convaincu que le conflit ne sera pas encore terminé, hélas ! J’espère toutefois que la France aura alors clarifié sa position et qu’elle sera fermement engagée.
Nous devons une telle clarification à tous ceux qui sont concernés par ce conflit : nous le devons à nos soldats, tout d’abord, qui doivent savoir ce que le pays attend d’eux, aux victimes, ensuite, et à tous ceux au Proche-Orient, enfin, pour qui la France est une référence, un partenaire attentif sur lequel on peut compter.
Monsieur le ministre, mon cher Laurent, nous avons donc aujourd’hui le devoir de vous interroger sur cette guerre civile, devenue un conflit régional. À l’ère de la mondialisation, ce conflit est un défi à l’ordre mondial que souhaitent les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies. À cet égard, nous autres, Français, nous avons à la fois la fierté et le devoir d’être à la hauteur de notre statut de membre permanent !
Cette guerre, je le disais, est d’abord une guerre civile. Nous connaissons bien la Syrie. Je ne m’attarderai pas sur ce sujet, mais, depuis l’indépendance effective de la Syrie en 1946, qui a fait suite à la déclaration du général Catroux et à la mise en place des institutions en 1943, la Syrie n’a jamais connu de gouvernance heureuse et harmonieuse. Ce pays de culture ancienne et de vieille tradition n’a jamais su se doter d’une véritable vie publique.
Certains orateurs ont évoqué avec raison l’héritage de Michel Aflak et de Bitar, les deux fondateurs du pays, l’un chrétien, l’autre sunnite. Dans les faits, ceux-ci ont été évincés par un pouvoir militaire auquel la France ne doit rien.
N’oublions pas les agissements du pouvoir de Damas contre notre pays, responsable, depuis 1971, de l’assassinat de l’ambassadeur français Louis Delamare, des 58 chasseurs parachutistes du Drakkar et de Rafik Hariri, qui était une véritable chance pour le Liban, ce pays auquel nous sommes tant liés. Nous ne devons donc rien à Damas.
Force est cependant de constater que ce régime minoritaire est également le régime des minorités et que ces minorités ont, semble-t-il, fait le choix de ne pas l’abandonner, contrairement à ce qui s’est passé pour d’autres pouvoirs autoritaires lors du printemps arabe.
Notre collègue François Zocchetto a parlé en des termes vrais et profondément passionnés – comment en effet rester indifférent ? – des opposants au régime. Daech trahit l’islam. Sa violence effective rappelle le massacre de Hama en 1982, dont furent victimes les sunnites.
Malheureusement, cette guerre civile a des racines profondes : les combattants envisagent de s’exclure et non de se parler. La Ligue arabe a échoué, tout comme les conférences de Genève 1 et de Genève 2.
Pour autant, faut-il ne rien faire ? La réponse est évidemment non. Monsieur le ministre, vous êtes à la tête d’une diplomatie qui connaît bien la région. Il existe une tradition française au Proche-Orient, que les présidents successifs ont honorée. Vous pouvez la poursuivre en rappelant qu’il s’agit d’un conflit régional et que nous devons prendre en compte le rôle des voisins de la Syrie, lesquels profitent de cette guerre civile pour avancer leurs pions.
Les Turcs – qui sont sunnites, mais pas arabes – ne veulent pas d’un État kurde, que ce soit en Irak ou en Syrie. Ils craignent en effet qu’un tel État s’établisse un jour aussi chez eux.
Si vous avez eu raison de souligner l’évolution favorable de l’Iran chiite, à laquelle la France a contribué, il faut toutefois rappeler que l’Iran protège l’Irak, à majorité relative chiite, et qu’il s’efforce, au travers de la Syrie, d’établir un lien avec le Liban pour compter dans la région et bloquer l’alliance sunnite que l’Arabie Saoudite et les monarchies pétrolières du Golfe souhaitent établir.
Chacun des acteurs a donc sa part de responsabilité dans l’existence de Daech : les uns, parce qu’ils ont fermé les yeux sur les ventes de pétrole qui financent l’État islamique ; les autres, parce qu’ils ont laissé circuler de l’argent. C’est ainsi que le conflit est devenu régional.
Dans cette affaire, un acteur mondial se comporte d’ailleurs comme un acteur régional : il s’agit de la Russie. Il convient de comprendre ce pays, de lui parler et, je l’espère sincèrement, de le convaincre. Si la Russie se comporte ainsi, c’est parce qu’elle se veut – son choix n’a après tout rien de déshonorant – le troisième foyer de la chrétienté, après Rome et Byzance, et le protecteur des minorités chrétiennes de l’Orient, lesquelles – je vous le rappelle – sont largement antérieures à l’islam. L’Union soviétique avait joué un rôle tout à fait différent, mais qui revenait au même : le but était d’être présent en Méditerranée, avec l’appui syrien.
En vérité, la solidarité et la protection qu’affiche la Russie, et qui conviennent parfaitement à M. Poutine en termes de politique intérieure, visent à ne pas laisser se développer l’islamisme dans les républiques démembrées de l’ancienne Union soviétique à majorité musulmane et sunnite. Cet islamisme est en effet déjà à l’origine de l’afflux de très nombreux combattants en Syrie.
La Russie, au même titre que la Turquie, l’Iran, l’Arabie Saoudite ou Israël, est donc une puissance régionale et se comporte donc comme telle. Néanmoins, elle est aussi un acteur mondial, membre permanent du Conseil de sécurité – c’est là votre responsabilité, monsieur le ministre ! –, qui a souvent utilisé son droit de veto pour paralyser l’avènement d’un ordre mondial susceptible d’assurer la paix, ordre mondial auquel nous aspirons tous sur l’ensemble des travées du Sénat.
Nous avons participé, nous participons et nous participerons encore demain aux opérations des Nations unies. Je pense profondément que nous avons le devoir de respecter les formes, parce que la démocratie, même mondiale, résulte d’abord du formalisme, du respect de la parole et des responsabilités des uns et des autres.
À ce stade de mon intervention, monsieur le ministre, je vous poserai quatre questions très simples.
La première est d’ordre militaire. Survoler la Syrie n’est pas anodin et représente un danger. Dès lors, comment intervenir ? Il est nécessaire de guider les frappes, et pas seulement au moyen de radars et de satellites. Jusqu’où intervenir ? Qu’aurions-nous fait face à la progression des troupes de Daech vers Palmyre si nous avions déjà lancé cette opération ? Monsieur le ministre, vous avez évoqué à plusieurs reprises, et à juste titre, l’article 51 de la Charte des Nations unies, qui permet à la France de se défendre face au terrorisme. Une surveillance aérienne permettra-t-elle d’empêcher une progression qui déstabiliserait la région ? Je pense que vous aurez à cœur, monsieur le ministre, de répondre à cette question.
Ma deuxième question porte sur le volet humanitaire du conflit, dont nous débattrons demain. Comme le pense mon ami Claude Malhuret, membre durant quinze ans de Médecins sans frontières, l’Europe ne devrait-elle pas aller au-devant des réfugiés syriens, que ce soit en Turquie, où se trouve 1, 8 million de réfugiés, au Liban, pays totalement déstabilisé par l’afflux de 1, 7 million de réfugiés, ou encore en Jordanie, où l’on dénombre un million de réfugiés ? C’est au sein même des camps de réfugiés que l’Europe doit être présente et non pas à ses frontières, où elle se comporte de manière à la fois incertaine, équivoque et baroque, pour ne pas dire honteuse parfois.
Ma troisième question porte sur un volet rarement évoqué, monsieur le ministre, même si vous l’avez mentionné, à savoir la pénalisation du terrorisme et le rôle de la Cour pénale internationale. Avez-vous l’intention de présenter les combattants français ou résidents français de retour dans notre pays à la Cour pénale internationale pour examen ? Si nous avions la certitude de bénéficier d’un appui international, peut-être les attitudes changeraient-elles ?
Ma quatrième et dernière question est la plus importante : elle porte sur la transition. Nous avons bien compris en vous écoutant que la situation était différente : Damas existe bel et bien et le président syrien représente un obstacle. Les diplomates savent tout régler dès lors que la volonté existe. Force est de reconnaître que l’Iran, revenu à la raison après la signature de l’accord sur le nucléaire, et la Russie sont les deux soutiens du régime de Damas.
Il faut demander à ces pays non pas de ne plus soutenir le régime de Damas mais d’envisager le « pas d’après ». Lorsque l’on fait le premier pas, il faut savoir envisager le dernier. La situation aujourd’hui, que ce soit pour les Russes ou pour les Iraniens, est une impasse. Ce serait l’honneur de la diplomatie française, et j’ai la certitude qu’elle en a la capacité, d’en faire la démonstration à ces deux acteurs, sans l’engagement desquels il sera impossible d’obtenir un résultat dans ce malheureux pays.
Certes, l’actuel gouvernement syrien est minoritaire et absolument discutable, mais Damas a été depuis 45 ans un manipulateur talentueux, se comportant avec brutalité et autoritarisme envers sa population - je pense notamment au massacre de Hama - tout en se faisant accepter par ceux-là mêmes qui auraient eu toutes les raisons de le refuser.
Après le septembre noir de 1970, le père de Bachar al-Assad, alors au pouvoir, est devenu en quelque sorte le gardien des Palestiniens. On avait la certitude qu’il les maintiendrait contenus dans leurs camps. Il a su rallier la coalition de 1990, pour des raisons purement opportunistes. De mémoire, ce sont les chrétiens du Liban qui ont sollicité son appui, avant de s’en mordre les doigts.
Ce pays existe dans l’espace local, mais il n’existera pas sans le soutien permanent de l’Iran et de la Russie. C’est la raison pour laquelle notre diplomatie doit tourner ses efforts vers ces deux pays.
Les États-Unis semblent actuellement indifférents à la situation, mais le Royaume-Uni nous suit. Au nom de l’Europe, nous pouvons apporter une double réponse à la situation en Syrie : par un engagement militaire d’une part, sur le fondement d’une décision du Conseil de sécurité des Nations unies et dans le cadre une coalition à dominante régionale, comme cela a été rappelé avec bon sens ; par un engagement humanitaire sur place d’autre part, car le Proche-Orient ne doit pas être vidé de ses chrétiens, qui font complètement partie de son histoire. Ce serait pour nous, après le traité des Capitulations de 1536, un déshonneur que de trahir une tradition dans laquelle la France n’a jamais été l’ennemi ni du monde arabe ni du monde islamique.
Nous comptons donc sur vous, monsieur le ministre, durant ces quatre mois de négociations et d’opérations militaires – dont nous souhaitons connaître les limites –, pour parvenir à un résultat. Nous aurions alors le sentiment que, grâce à l’article 35 de la Constitution, l’exécutif et le législatif auront su faire vivre l’unité nationale, ce qui réhabiliterait la politique dans notre pays.