Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, comment peut-on faire la guerre à ceux qui se nourrissent de la guerre ?
La guerre en Irak, dont Jacques Chirac nous avait protégés, est l’une des origines du terrorisme qui nous menace aujourd’hui. Au vue de l’histoire récente, il apparaît clairement que l’effondrement d’un État donne naissance au terrorisme.
Personne ici ne conteste aujourd’hui la nécessité de frapper Daech dans sa profondeur stratégique, dans ses centres névralgiques, au cœur même de son centre de gravité, c’est-à-dire en territoire syrien. La situation d’entre-deux, de « ni-ni », dans laquelle nous étions placés n’avait pas de sens d’un point de vue militaire. Le Président de la République propose aujourd’hui d’en sortir, nous en prenons acte.
Cette inflexion politique a un nom : l’émotion. Nous l’avons tous ressentie à la vue du corps d’un petit enfant de trois ans gisant sur une plage turque. Sa photo a servi de déclencheur, car ce petit garçon ressemblait trop à nos enfants. Il devenait alors nécessaire d’agir.
Étendre l’opération Chammal à la Syrie était au fond la décision la plus visible, la moins coûteuse et la plus immédiate. Toutefois, comme chacun l’a souligné, l’émotion ne doit pas fixer le cap de la diplomatie française.
Ce changement de pied est-il justifié ? Daech est sans aucun doute aujourd’hui l’ennemi principal, voire l’ennemi absolu. Cette hydre djihadiste sème chaos et terreur au Moyen-Orient, essaime en Arabie Saoudite et au Yémen, franchise les terroristes du Sahel, de la Libye et du Sinaï. Daech s’enrichit partout grâce au pétrole, au racket fiscal et au commerce des antiquités. Je n’évoquerai pas la déflagration possible et redoutée que pourrait provoquer la rencontre entre Daech, s’il poursuivait son expansion, et les Palestiniens, en particulier dans la bande de Gaza.
En pratiquant le terrorisme, Daech a fait entrer la guerre au cœur même de nos sociétés. La lutte contre Daech est donc sans aucun doute nécessaire, même si, sur le plan du droit international, nous ne pouvons pas nous appuyer sur une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies pour intervenir en Syrie ou sur l’appel à l’aide d’un gouvernement, dans le cadre de l’article 51 de la Charte des Nations unies.
Nos nouvelles initiatives militaires doivent également tenir compte de la « surchauffe opérationnelle » – je pèse mes mots –, liée à la dispersion des théâtres et à la diversité des opérations extérieures. Je rappelle ainsi que plus de 10 000 de nos militaires sont engagés dans ces opérations.
En l’occurrence, l’intervention en Syrie sera une extension de l’opération Chammal, c’est-à-dire un dispositif aérien accompagné de l’appui du groupe aéronaval. Ce dispositif sera financé sur le budget des opérations extérieures, lequel est chaque année supérieur à un milliard d’euros, contre les 450 millions initialement prévus. Il est donc de notre responsabilité de prévoir les moyens financiers correspondants à nos objectifs militaires. À cet égard, on mesure la pertinence des clauses de sauvegarde insérées par le Sénat dans la loi de programmation militaire !
L’intervention militaire sera-t-elle efficace ? D’un point de vue militaire, l’imbroglio épouvantable sur le terrain ne permettra sans doute que des frappes très ciblées. En un an, seules 200 frappes françaises ont eu lieu en Irak.
Chacun mesure avec un certain effarement la capacité de résilience de Daech, qui ne cesse de renaître malgré les coups qui lui sont portés. C’est ainsi que 10 000 combattants étrangers, venus de 80 pays, dont la France, sont venus grossir ses rangs en un an. Il nous faut donc bien mesurer les conséquences d’un engagement militaire en Syrie.
D’un point de vue opérationnel, notre action en Syrie permettra vraisemblablement de contenir l’avancée de Daech, mais non de renverser la situation, car la guerre se gagne au sol. Pour autant, je souscris pleinement à la décision de ne pas envoyer de troupes françaises sur le terrain. En effet, quels seraient nos points d’appui ? Les combattants kurdes, les soldats de l’armée irakienne, les opposants syriens modérés ?
Sachons tirer les leçons de l’intervention américaine en Irak en 2003. L’histoire a montré à quel point la décision de la France de s’y opposer était légitime. Ne tombons pas dans le piège qui nous est tendu visant à nous enfermer dans une guerre entre les musulmans et les prétendus « croisés » que nous serions. La situation appelle nécessairement une solution politique, comme cela a été affirmé avec clarté.
Nous devons bien entendu dissocier les terroristes des populations. En Irak, la mainmise chiite a provoqué des ressentiments qui nous privent du soutien des tribus sunnites et des cadres de l’armée baasiste. Nous apprécions l’action du Gouvernement, qui tente actuellement d’obtenir du gouvernement irakien qu’il s’ouvre à d’autres composantes.
Je partage bien entendu totalement l’analyse selon laquelle le régime de Bachar al-Assad est responsable en Syrie de la mort de 200 000 personnes. La culpabilité de Bachar est géante. C’est précisément cette analyse qui fonde depuis des mois l’action du Gouvernement.
Monsieur le ministre, nous pensons tous que notre politique étrangère doit être ambitieuse et qu’il nous faut aujourd’hui mettre en œuvre une politique diplomatique allant au-delà du « ni Bachar al-Assad ni les islamistes ». Il nous faut surmonter l’impuissance résultant de la situation d’équilibre trop longtemps maintenue et refonder notre politique diplomatique en tenant compte de l’axe Syrie-Russie-Iran qui se dessine aujourd’hui.
Nous observons une forme de glissement dans le discours de nos responsables, et je m’en réjouis, en particulier concernant le moment du départ de Bachar al-Assad ou les éléments du régime susceptibles d’être conservés. Nous constatons aussi une évolution notable et positive du discours sur le rôle de la Russie, qui d’évidence accroît son engagement en Syrie. En effet, la bonne application des accords de Minsk – la stratégie Normandie – permettra peut-être de lever les sanctions contre la Russie, ce qui serait utile de mon point de vue.
L’accord conclu avec l’Iran permet aussi d’envisager de mettre cet acteur majeur – pour ne pas dire principal – de la crise syrienne à la table des négociations, même si c’est difficile, compte tenu notamment du jeu joué par l’Arabie Saoudite.
Monsieur le ministre, travaillons à créer des espaces et œuvrons sans désemparer à un règlement politique de la crise. Il est urgent d’inscrire la diplomatie française dans ce jeu. Votre rôle est donc majeur. La politique étrangère doit continuer à guider notre politique de défense.
Conservons donc notre indépendance, laquelle est l’essence même de notre politique étrangère, et misons sur le génie de celle-ci, qui est de parler à tous et sans relâche.