Intervention de Robert del Picchia

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 23 septembre 2015 à 9h30
Approbation de l'accord sous forme d'échange de lettres entre le gouvernement de la république française et le gouvernement de la fédération de russie relatif à la coopération dans le domaine de la construction de bâtiments de projection et de commandement — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Robert del PicchiaRobert del Picchia, rapporteur :

L'accord entre la France et la Russie que nous examinons vise à mettre fin au contrat de vente des fameux bâtiments de projection et de commandement (BPC) de classe Mistral. Il fait partie d'un ensemble de deux accords intergouvernementaux, signés avec la Russie le 5 août dernier, qui constituent la solution négociée par laquelle nos deux pays procèdent à la résiliation de cette vente.

Rappelons, tout d'abord, que la décision prise par la France de vendre ces équipements militaires à la Russie s'inscrivait dans un contexte favorable, les relations économiques entre nos deux pays s'étant considérablement développées depuis le début des années 2000 et la Russie étant, malgré le coup de force en Géorgie à l'été 2008, considérée comme un partenaire plutôt digne de confiance.

Après des négociations entamées en 2010 pendant l'année France-Russie, la vente s'était concrétisée par un double dispositif contractuel : un accord intergouvernemental de coopération signé le 25 janvier 2011 entre les deux États d'une part, un contrat commercial entre l'entreprise française DCNS et l'entreprise russe Rosoboronexport (ROE), signé le 10 juin 2011 d'autre part.

L'accord intergouvernemental, non soumis au Parlement car non concerné par les dispositions de l'article 53 de la Constitution, était un accord de coopération, s'inscrivant dans une politique d'accompagnement des exportations d'armement, et qui renforçait l'engagement des parties. Ce contrat prévoyait, pour un montant initial de 1,12 milliard d'euros, la fourniture de deux bâtiments de projection et de commandement (BPC) Mistral, le transfert du dossier de fabrication et de trois technologies, la formation des équipages russes et quelques services pour adapter les bâtiments. Il a ensuite été porté par avenants à 1,2 milliard d'euros du fait de la commande d'embarcations de débarquement pour équiper les deux navires. Aux termes de ce contrat, le premier BPC, le Vladivostok, devait être livré le 1er novembre 2014, le second, baptisé le Sébastopol, le 1er novembre 2015.

Comme l'a souligné M. Hervé Guillou, PDG de DCNS, lors de son audition, la coopération avec les Russes s'est déroulée dans les meilleures conditions jusqu'en septembre 2014, le calendrier défini par le contrat étant parfaitement tenu.

Son exécution a été brutalement remise en cause le 3 septembre 2014 quand le Président de la République a déclaré que les conditions n'étaient pas réunies pour que la France autorise la livraison du premier BPC.

Les événements survenus en Ukraine au cours de l'année 2014 bouleversaient en effet le contexte dans lequel s'inscrivait l'exécution du contrat. Les violations graves du droit international dont la Russie s'est rendue coupable à travers l'annexion de la Crimée et le soutien militaire apporté aux séparatistes dans l'est du pays ont conduit l'Union européenne et d'autres pays occidentaux à adopter plusieurs trains de sanctions, parmi lesquelles un embargo sur le commerce des armes. Certes, celui-ci n'est pas rétroactif et ne s'applique en principe qu'aux contrats conclus après le 1er août 2014. Mais, politiquement, le Président a jugé qu'il était impossible d'en poursuivre l'exécution comme si rien ne s'était passé, d'autant qu'un certain nombre de partenaires de la France, notamment la Pologne et les États baltes, exprimaient fortement leur inquiétude à l'égard de leur voisin russe.

La suspension de l'exécution plaçait toutefois la France dans une situation inconfortable, aucune clause d'atténuation des obligations n'étant prévue dans les contrats. L'État comme DCNS étaient ainsi exposés à un risque de contentieux, impliquant des procédures longues et coûteuses qui, en outre, empêchaient toute revente ou réaffectation rapide des bâtiments. Les Russes, de leur côté, avaient intérêt à isoler cet irritant du reste des dossiers diplomatiques en cours.

C'est dans ce contexte que les autorités russes et françaises ont décidé au début de l'année 2015 d'engager des pourparlers visant à définir une solution négociée. Ces négociations ont débouché le 5 août dernier sur la signature de deux accords intergouvernementaux. Le même jour est entré en vigueur un avenant au contrat industriel liant DCNS et ROE, destiné à éviter tout contentieux commercial entre ces deux sociétés.

On notera que dans l'intervalle, la situation n'était pas tout à fait clarifiée, tant pour l'opinion publique que pour DCNS. En effet, le 24 novembre 2014, l'État avait suspendu l'examen de la demande d'autorisation d'exportation, mais le refus formel n'est intervenu que le 25 juin 2015. Comme cela nous a été expliqué, il fallait mieux attendre, car une fois le refus formellement intervenu, tant l'État que DCNS encouraient des pénalités et des recours.

Les deux accords qui constituent la solution négociée sont : d'une part, un accord intergouvernemental classique qui abroge l'accord de 2011, consacre la reconnaissance de la propriété des BPC à la France et la renonciation mutuelle à d'éventuelles revendications entre les deux gouvernements ; d'autre part, un accord sous forme d'échange de lettres entre les deux gouvernements, représentés, pour la France, par M. Louis Gautier, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, et pour la Russie, par M. Dmitri Rogozine, vice-premier ministre. Ce second accord précise notamment le montant de la transaction et reconnaît à la France le droit de réexporter les BPC après en avoir préalablement informé la Russie. Seul cet accord est formellement soumis pour ratification au Parlement, conformément à l'article 53 de la Constitution, compte tenu de ses implications budgétaires.

Ces deux accords sont entrés en vigueur le 5 août dernier ; en effet, une condition mise par la Russie à la conclusion de la négociation était de pouvoir percevoir la somme convenue le jour de la signature. L'échange s'est fait de banque centrale à banque centrale. L'autorisation demandée au Parlement a ainsi une portée toute relative, puisqu'on lui demande de ratifier a posteriori un accord déjà exécuté. En même temps, il était dans notre intérêt qu'il entre en vigueur rapidement pour couper court à tout contentieux.

La France a obtenu de ne rembourser à la Russie que les seules dépenses directement liées à la construction des BPC, à l'exclusion de toute indemnisation morale, pénalité ou autre coût indirect, comme l'aménagement des quais de la nouvelle base navale de Vladivostok. Les 949,7 millions d'euros qu'elle a versés à la Russie correspondent, d'une part, pour 892,9 millions d'euros, à la restitution des avances versées, d'autre part, pour environ 56,8 millions d'euros, au remboursement des dépenses engagées par la Russie pour la formation des équipages et pour la livraison.

La France a aussi obtenu le droit de réexporter les bâtiments vers un État tiers, à condition toutefois d'avoir préalablement restitué à la Russie les équipements russes intégrés aux bateaux lors de leur construction - ce qui est normal - et d'en avoir informé par écrit la Russie. Il s'agit bien d'une information et non d'une demande d'autorisation. Cette question de la revente était l'un des arguments qui plaidaient le plus pour une solution négociée, compte tenu du coût lié à la maintenance des navires et du risque d'obsolescence rapide des matériels : un bâtiment qui n'est pas en usage vieillit très vite.

Autre sujet important, la protection des savoir-faire et technologies transférées, que la Russie obtient finalement gratuitement dans la mesure où par nature, ces transferts ne peuvent être récupérés - dans le contrat initial, leur valorisation financière était estimée à 80 millions d'euros. L'accord assure toutefois leur protection en conditionnant tout transfert à un pays tiers à l'autorisation préalable de la France. Quant aux équipements russes qui avaient été installés sur les BPC, ils seront restitués à la Russie.

Au final, quel sera le coût de cette affaire pour l'État et pour les industriels? Cette question, on le sait, a donné lieu à des polémiques depuis l'annonce de l'accord de résiliation. Concernant les industriels, l'impact économique devrait être limité. Certes, DCNS a reversé au budget de l'État, dans les trois jours suivant le versement de l'indemnisation à la Russie, les sommes qu'elle avait perçues de ROE, soit 892,9 millions d'euros. L'entreprise sera toutefois indemnisée de la perte qu'elle a subie au titre de la police d'assurance souscrite auprès de la Coface, intervenant ici pour le compte de l'État. Des expertises sont en cours pour déterminer le montant exact de celle-ci, qui sera supérieur à 892 millions d'euros. Cela donne lieu, comme souvent dans ce genre d'échanges, à des divergences d'appréciation entre assureur et assuré, d'autant que la marge de la société n'est en principe pas prise en compte. Notons que DCNS a déjà reçu une importante partie de l'indemnisation envisagée sous la forme d'avances. Quant aux sous-traitants, ils ne subiront pas de perte compte tenu des assurances qui les couvrent.

Le coût que supportera l'État recouvre en premier lieu une dépense de 56,8 millions d'euros, imputée sur le programme 146, résultant de la différence entre le montant de l'indemnisation versée à la Russie le 5 août et le remboursement par DCNS, par fonds de concours, des sommes qu'elle avait perçues de son client russe. Cette dépense correspond aux coûts de formation des équipages russes, que la France a accepté de rembourser. Le programme 146, qui a été utilisé pour payer la somme due à la Russie, devrait récupérer ces 56,8 millions d'euros à la fin de la gestion 2015, le gouvernement s'y étant engagé, mais nous exercerons toute notre vigilance à ce sujet.

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