Intervention de Jean-Louis Nadal

Commission d'enquête Autorités administratives indépendantes — Réunion du 15 septembre 2015 à 13h35
Audition de M. Jean-Louis Nadal président de la haute autorité pour la transparence de la vie publique

Jean-Louis Nadal, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique :

Je suis heureux de pouvoir rendre compte pour la première fois de l'activité de notre institution au législateur qui l'a créée, il y a maintenant presque deux ans. Cela me paraît essentiel au regard des principes et des valeurs que nous devons incarner. Notre Haute Autorité est issue de lois récentes qui sont entrées progressivement en vigueur au cours de l'année 2014. À la suite de l'affaire Cahuzac, le législateur a estimé que la transparence était l'un des moyens de restaurer la confiance publique, et a créé la Haute Autorité. Le choix de cette structure juridique n'a pas fait débat, tant il est apparu que nos missions, visant les responsables politiques et publics, devaient échapper par nature à toute emprise partisane, tout en constituant inévitablement une activité administrative. Partout où elles existent, les fonctions de la Haute Autorité sont dévolues à une instance indépendante, qu'elles soient assumées de manière individuelle ou collective. On aurait pu penser les confier à un service administratif rattaché à ceux du Premier ministre : nous aurions inévitablement perdu en crédibilité. On aurait pu penser à une nouvelle juridiction : même si la Haute Autorité est essentiellement composée de magistrats, nous ne sommes pas des juges, car un déclarant n'est pas un prévenu.

Durant les années 2014 et 2015, j'ai présidé à la création de notre AAI dans des conditions parfois difficiles, mais animé par l'idée que nous devions être à la hauteur des nouvelles prérogatives que le législateur nous avait confiées. En janvier 2014, nous avons reçu plus de 3 000 déclarations papier, et 17 000 autres au cours de l'année, sans disposer d'aucun moyen pour convenablement les traiter, les enregistrer, les instruire, et publier celles qui devaient l'être. Hormis les quatre agents de l'ancienne Commission pour la transparence financière de la vie politique, nous n'avions ni système informatique, ni standard téléphonique pour répondre aux légitimes demandes des déclarants. Cette entrée en vigueur immédiate nous a placés dans une grande insécurité, tout comme les déclarants et en premier lieu les parlementaires qui ont dû redéposer leur déclaration pour le 1er février 2014. Nous en avons tenu compte en acceptant de recevoir après le délai de dépôt des déclarations complétées. Si depuis plus d'un an et demi, notre travail s'inscrit dans le court terme quand il s'agit de recueillir, contrôler et publier les déclarations, nous n'avons jamais perdu de vue notre objectif à plus long terme : renforcer la confiance dans les responsables publics en les contrôlant, mais aussi en les conseillant.

L'obligation faite aux responsables publics de déclarer leur patrimoine date de 1988 en France. La Commission pour la transparence financière n'était qu'une commission administrative et ne disposait que de quatre ou cinq agents ; elle était dépourvue de tout moyen juridique pour contrôler les déclarations de patrimoine qu'elle recevait, à tel point qu'elle était surnommée « la commission des sourds et aveugles ». Un ministre pouvait ainsi déclarer que son grand appartement parisien valait le prix d'une grange dans le Médoc, sans jamais le revaloriser pendant des décennies. En 2013, le législateur a décidé d'élargir le champ des déclarations à la vie publique dans son ensemble : 10 000 personnes sont désormais déclarantes auprès de la Haute Autorité, préfets, membres de cabinets ministériels, membres d'AAI,... Notre Haute Autorité a surtout été dotée de moyens juridiques nouveaux, grâce au concours de l'administration fiscale, qui dispose d'un mois pour nous fournir un avis sur les déclarations de patrimoine que nous lui transmettons. Ce délai est impossible à tenir, dès lors que l'administration fiscale décide de procéder à des vérifications approfondies, ce qui est le cas pour un millier de dossiers. La Haute Autorité peut toujours compléter son information auprès de l'administration fiscale, comme le relevé de cadastre, et lui demander d'exercer pour elle son droit de communication. Lorsque nous constatons qu'un déclarant a omis de déclarer une partie substantielle de son patrimoine ou de ses intérêts, ou a fourni une évaluation mensongère de son patrimoine, la Haute Autorité transmet le dossier au procureur de la République qui jusqu'à présent a systématiquement diligenté une enquête.

Notre courte expérience a montré qu'il était nécessaire de simplifier et stabiliser ce qui doit être déclaré. Certains déclarants sont confrontés pour la première fois à des questions patrimoniales parfois subtiles. Les modèles de déclaration doivent être adaptés sur certains points. Il appartiendra au Gouvernement de le faire. Pour notre part, nous devons continuer à améliorer l'information et l'aide aux déclarants. Nous avons ouvert à cette fin un service de télé déclaration et un numéro d'assistance téléphonique dédié. Notre rapport d'activité comportera également un guide pour comprendre les subtilités déclaratives en matière patrimoniale. Une deuxième amélioration dans l'aide aux déclarants concerne la valorisation du patrimoine immobilier qui constitue pour les parlementaires comme pour l'ensemble de nos concitoyens l'essentiel des biens détenus. Même s'il est difficile de déterminer la valeur vénale d'une grange dans le Médoc, où il n'y a pas de marché, il nous appartient de faire connaître aux déclarants les méthodes qui sont à leur disposition, sans pour autant nous transformer en agents immobiliers. Nous ne cherchons pas à déterminer le juste prix, mais plus modestement à nous assurer de la sincérité et de la cohérence des déclarations, à partir des évaluations que nous communique l'administration fiscale et en discutant avec les déclarants.

Troisième amélioration possible : renforcer l'indépendance de la Haute Autorité dans ses procédures, comme je l'ai déjà suggéré dans un rapport dont nous nous sommes déjà entretenus, Monsieur le rapporteur. Une première option consiste à doter la Haute Autorité de moyens d'enquête propres, de nature à la rendre autonome y compris de l'administration fiscale. C'est ce qu'avait proposé Jean-Marc Sauvé, lors de son audition par la commission des lois du Sénat. La Haute Autorité serait alors seule responsable et garante de la confidentialité des informations qu'elle recueille, car elle en serait la seule destinataire. Deuxième option : maintenir l'architecture institutionnelle partagée entre la Haute Autorité et l'administration fiscale en harmonisant les procédures. En limitant les doublons et les contrôles déclenchés sans information, en donnant à la Haute Autorité latitude de procéder par elle-même aux vérifications les plus courantes, on gagnerait en efficacité. Plutôt que de faire transiter nos demandes de contrôle par l'administration fiscale, nous pourrions nous doter des outils minimaux pour réaliser ces premières démarches.

Notre deuxième mission consiste à prévenir les conflits d'intérêts en détectant les situations où des intérêts privés sont susceptibles d'interférer avec l'exercice d'un mandat ou d'une fonction publics et en proposant, grâce au dialogue, des solutions comme le déport ou la délégation ponctuelle de pouvoirs. Mme Fioraso a ainsi demandé que ses attributions soient modifiées après avoir consulté l'avis de la Haute Autorité. Un autre de nos objectifs est de contrôler le pantouflage des anciens ministres, c'est-à-dire leur reconversion professionnelle dans le secteur privé, au sortir de leurs fonctions. Toutes les activités de M. Montebourg ont ainsi été examinées préalablement par notre collège qui peut interdire ou opposer certaines réserves à leur exercice.

Enfin, je m'emploie à favoriser notre mission de conseil aux déclarants et aux institutions publiques. Elle consiste à rendre des avis confidentiels sur toutes les questions déontologiques qui peuvent se poser aux responsables publics dans l'exercice de leurs fonctions. De plus en plus d'élus locaux font appel à nous pour bénéficier d'un conseil extérieur et confidentiel qui les sécurise. Nous conseillons également les institutions qui souhaitent mettre en place des outils de déontologie interne - la ville de Paris, par exemple. Nous informons et sensibilisons les acteurs publics par des interventions qui peuvent être en lien avec l'Association des maires de France (AMF) ou le Centre national de formation des fonctionnaires territoriaux (CNFFT). Je viendrai présenter avant la fin de l'année notre rapport d'activité qui est en cours de rédaction, au président de votre commission des lois. Signaler les manquements que nous constatons et démontrer que l'immense majorité des responsables publics se comportent dans le seul souci de l'intérêt général, telle est notre mission.

La Haute Autorité fonctionne comme certaines autres AAI avec un collège qui sert d'organe délibérant et qui adopte toutes les décisions de l'institution. Dans la mesure où elle a été créée récemment, notre institution s'est vu imposer des garanties ambitieuses qui pourraient servir de standard. Son président, nommé selon la procédure définie à l'article 13 de la Constitution, ne peut exercer aucune autre activité professionnelle. Son collège paritaire est composé de deux membres élus par le Conseil d'État, la Cour de cassation et la Cour des comptes, chaque juridiction élisant un homme et une femme. Deux membres sont nommés, l'un par le président de l'Assemblée nationale, l'autre par le président du Sénat, après approbation des trois cinquièmes des membres de la commission des lois de chaque assemblée. Ces deux membres ont démissionné, l'un en 2014, l'autre en 2015, et nous attendons leurs remplaçants. Les membres du collège sont nommés pour six ans non renouvelables, et leur mandat est incompatible avec toute autre fonction : on ne peut siéger simultanément à la Haute Autorité et dans une autre AAI. Ces dispositions sont de bon aloi pour garantir que l'indépendance de notre institution n'est pas un vain mot. Nous sommes également assistés de rapporteurs - magistrats administratifs, judiciaires ou financiers - qui travaillent à temps partiel. La Haute Autorité dispose de trente agents qui sont pour l'essentiel des fonctionnaires détachés, ce qui fait de nous une petite AAI.

Nous avons bien entendu souhaité accorder une place importante à la réflexion déontologique interne qui doit nous préserver de toute mise en cause dans l'exercice de notre mission. La plupart des règles applicables aux membres, rapporteurs et agents de la Haute Autorité ont été prévues par les lois sur la transparence de la vie publique et par nos textes internes. Outre la signature d'une attestation sur l'honneur, les membres du collège ont obligation de m'adresser à leur entrée en fonction une déclaration de patrimoine et une déclaration d'intérêts. Le collège a décidé que les déclarations de ses propres membres devaient faire l'objet d'un contrôle immédiat, spécifique et systématique plus approfondi que celui auquel sont soumis les membres des autres AAI. Les déclarations de situation patrimoniale sont systématiquement transmises à la Direction générale des Finances publiques (DG-Fip) et examinées par deux rapporteurs, eux-mêmes membres du collège, avec les déports qui s'imposent. Grâce à l'analyse des déclarations d'intérêts, nous avons pu établir pour chaque membre du collège les lignes directrices en matière de déport, celui-ci impliquant non seulement de ne pas participer à la délibération, mais aussi de ne pas y assister, ni disposer des documents afférents, ni prendre connaissance de la décision arrêtée. Par exemple, je ne traite pas des dossiers concernant les autorités qui ont procédé à ma nomination au cours de ma carrière, l'ingratitude étant en quelque sorte exigée par la fonction. Je ne traite pas non plus des dossiers concernant les magistrats ou anciens magistrats. Les conseillers d'État ne traitent d'aucun dossier de magistrats administratifs, ni de ceux qui furent leur ministre de tutelle. En pratique, je donne lecture, au début de chaque séance et pour chaque dossier de la liste des membres ne pouvant prendre part à la délibération. Les déclarations de patrimoine et d'intérêts sont tenues à la disposition de tous les autres membres du collège, à défaut de pouvoir être rendues publiques, ce qui serait souhaitable.

Au-delà des procédures, la déontologie suppose un retour sur soi et sur l'image que l'on donne. Chacun d'entre nous a des liens d'intérêts. C'est même indispensable. Pour éviter que cela porte atteinte à notre mission, nous faisons au début de chaque séance un tour de table pour que chacun fasse état des liens d'intérêts qu'il pourrait avoir dans les dossiers du jour. Par exemple, je ne connais pas les dossiers de MM. Toubon et Perben qui furent mes gardes des sceaux et qui me proposèrent à des postes prestigieux, ni celui de Mme Aubry que j'ai conseillée, ni même ceux de leurs collaborateurs ou opposants que je connais. Ces règles sont également applicables aux agents de la Haute Autorité qui doivent en plus remplir des déclarations lorsque je leur ai donné délégation de signature. Même s'il n'a pas voix délibérative, notre secrétaire général ne peut pas consulter les dossiers de MM. Mercier et Vidalies qui furent ses ministres de tutelle. Cependant, il n'existe pas de règles encadrant les activités que les membres des AAI et leurs agents peuvent exercer au sortir de leurs fonctions. C'est une lacune que le législateur pourrait combler.

Les lois relatives à la transparence de la vie publique ont établi la première disposition transversale applicable à l'ensemble des AAI. Elles ont ouvert la voie pour que le législateur définisse des règles minimales applicables à chacune d'elles. Sur le fonctionnement, sur le recrutement, sur la prévention des conflits d'intérêts, il est nécessaire qu'une action soit entreprise. Qui pourrait le faire mieux que le Sénat qui a lancé le mouvement, il y a trente-sept ans, en inventant le statut des AAI ?

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