Intervention de Franck Picaud

Commission d'enquête sur le service public de l'éducation, les repères républicains et les difficultés des enseignants — Réunion du 7 mai 2015 à 9h00
Audition de M. Franck Picaud inspecteur d'académie directeur académique adjoint des services de l'éducation nationale de la haute-garonne

Franck Picaud, inspecteur d'académie, directeur académique adjoint des services de l'éducation nationale de la Haute-Garonne :

Madame la présidente, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de l'honneur que vous me faites de pouvoir contribuer à la réflexion de la commission sur le fonctionnement du service public d'éducation, et singulièrement sur la transmission des repères républicains.

En juin 2013, la direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance publiait une note - note d'information CEDRE - 13-11 juin 2013 - sur les performances des élèves de 3e en histoire-géographie et éducation civique. Cette étude faisait apparaître une dégradation sensible des acquis des élèves sur la période 2006-2012 avec une baisse de 11 points du score moyen passant de 250 à 239 points et une augmentation conséquente de la part d'élèves appartenant aux groupes les moins performants - + 6 points en 6 ans ; 15 % en 2006 - 21 % en 2012 -. La baisse des résultats était plus marquée pour les établissements les plus défavorisés : -18 points contre -10 points pour les autres établissements.

L'évolution de ces résultats n'est évidemment pas sans rapport avec le sujet qui nous occupe, à savoir la perte des repères républicains, alors que ces enseignements sont prioritairement sollicités pour instruire les élèves d'une culture historique indispensable à l'adhésion à ces valeurs et promouvoir un engagement citoyen.

Cette évolution négative des acquis des élèves est souvent corrélée à l'hypothèque du milieu social d'origine des élèves que l'école n'arrive pas à lever. Jean-Paul Delaye, alors directeur général de l'enseignement scolaire, ne disait pas autre chose le 5 juillet 2013 sur France culture lorsqu'il déclarait : « aujourd'hui l'école ne reproduit plus les inégalités, elle les aggrave ». Il reprenait alors les conclusions de l'évaluation PISA de 2012 qui montrait un système d'éducation français plus inégalitaire aujourd'hui qu'il ne l'était une décennie plus tôt. L'enquête internationale expliquait qu'en France, lorsqu'on appartient à un milieu pauvre, on a clairement moins de chance de réussir. Toujours d'après les conclusions de PISA, les élèves des milieux sociaux économiquement défavorisés n'obtiennent pas seulement des résultats nettement inférieurs, ils sont aussi moins impliqués et attachés à leur école, moins persévérants et plus anxieux face aux attentes scolaires.

Le tableau que je viens de brosser à partir de ces deux enquêtes pourrait paraître bien sombre. Pourtant, la même enquête PISA montrait que 80 % des élèves français étaient heureux à l'école. Quelques mois plus tard, la mission d'information parlementaire sur les relations entre l'école et les parents montrait que 67 % des parents font confiance à l'école. Dans un contexte social de repli communautaire, où la libre appréciation individuelle est souvent « la seule règle qui vaille » en matière morale, l'école est appelée à transmettre et à faire adhérer les élèves aux principes qui fondent notre République, ceux de liberté, d'égalité, de fraternité, de laïcité. Cette mission, exigeante, à laquelle est attachée la quasi-totalité des acteurs de l'école se heurte à trois obstacles majeurs :

- la difficulté réelle à transmettre des valeurs dans une société où nombre de comportements sont en contradiction et où le quotidien des élèves traduit une réalité bien différente de ces principes,

- la complexité d'installer un dialogue avec des familles dont le sentiment d'appartenance à la communauté nationale est faible et pour qui l'adhésion à ces valeurs est questionnée alors même qu'elle peut générer un conflit de loyauté avec l'environnement proche ou avec l'histoire familiale et culturelle,

- l'échec scolaire, pour de nombreux élèves, décrédibilise un peu plus l'école républicaine et ses valeurs affichées.

Pourtant il n'y a aucune fatalité et l'école doit être en mesure de relever les défis qui se présentent à elle. J'en relèverai deux : améliorer les résultats scolaires des élèves pour redonner sens à l'école et crédibiliser les valeurs qu'elle prône ; faire partager aux élèves les principes et valeurs de la République.

Améliorer les résultats scolaires des élèves reste possible, par une cohérence plus grande des politiques publiques d'enseignement. C'est l'ambition que s'est donnée la nation avec la loi de refondation de l'école du 13 juillet 2013. Une attention forte a été portée à l'acquisition des connaissances fondamentales avec la réécriture du socle commun de connaissances, de compétences et de culture et des programmes de l'enseignement primaire et du collège. La continuité des parcours, clairement affichée avec le principe des cycles, est essentielle quand on sait que les ruptures de scolarité sont induites par le découplage entre le primaire et le collège, entre le collège et le lycée, entre le lycée et l'enseignement supérieur. Ces temps de décrochages doivent être l'objet de la plus grande vigilance des acteurs de l'éducation. L'introduction de cycles de trois ans dans les apprentissages avec des évaluations formatives doit permettre de mieux répondre aux besoins spécifiques des élèves à des moments précis.

La refondation de l'éducation prioritaire se veut aussi une réponse à l'échec de trop nombreux élèves issus de quartiers cumulant les difficultés. Cette accentuation et cette concentration des moyens vers les publics les plus défavorisés et souvent les plus fragiles doivent permettre de faire partager l'idéal laïc du « vivre ensemble » à des jeunes qui ont le sentiment de moins compter que les autres.

Pour autant, les moyens supplémentaires ne peuvent pas être la seule réponse. Les pratiques doivent aussi pouvoir évoluer. Il faut oser l'innovation ou l'expérimentation de la didactique et de la pédagogie tout en restant exigeant sur les contenus scientifiques. Le soutien apporté aux élèves doit pouvoir être temporaire, ponctuel, ciblé sur certains enseignements ou certaines périodes de la scolarité, au risque de devenir un frein à une poursuite d'étude au prétexte d'un manque d'autonomie ou de leurrer les élèves sur leur aptitude réelle à continuer des études. La volonté des professeurs de l'éducation prioritaire est, à ce propos, affichée avec force : ils veulent bien faire réussir les élèves, évidemment, mais pas au prix d'un renoncement sur l'exigence et l'ambition. Voir leurs élèves réussir « comme les autres » est leur satisfaction. Cela nécessite plus de moyens, comme c'est le cas aujourd'hui, plus d'investissements, d'énergie et d'imagination. Il faut que nous réfléchissions à affecter sur postes spécifiques les professeurs qui, d'eux-mêmes, auraient un projet pédagogique à destination de ces élèves.

L'amélioration des résultats passe enfin par le questionnement des savoirs enseignés et des modalités d'évaluation des élèves. Les débats sur la place de telle ou telle discipline dans les grilles horaires ne sont pas nouveaux, ils resurgissent à chaque fois qu'est envisagé un nouveau cadre de programme. L'essentiel n'est d'ailleurs pas là. Il s'agit surtout de bien former les élèves aux enjeux du monde dans lequel ils vivent et de permettre leur insertion sociale et professionnelle. Cela suppose, prioritairement, l'acquisition et la consolidation des savoirs fondamentaux, quelles que soient les méthodes envisagées et l'évaluation adoptée, notée ou non. Il faut donc que l'enseignant maîtrise bien la didactique de sa discipline et s'exprime pleinement dans son enseignement. D'où l'autonomie donnée au professeur. Cette autonomie qu'il est coutume d'appeler liberté pédagogique n'est pas suffisante. Le travail de l'enseignant doit aussi s'inscrire dans le projet d'établissement. Conçu en fonction du public accueilli et des réalités de son environnement, il doit contribuer à ce que chaque membre de la communauté éducative soit en mesure de proposer une réponse adaptée aux besoins des élèves pour permettre une meilleure adhésion aux valeurs de la République, à ce qui fait France.

D'où ce deuxième défi de faire partager les principes et valeurs de la République à tous les élèves. Au lendemain des attentats qui ont frappé la France, début janvier 2015, le conseil national d'évaluation scolaire publiait, le 13 janvier 2015, une note soulignant un décalage fort entre l'engagement institutionnel en faveur de l'apprentissage de la citoyenneté dans l'école et sa réalité sur le terrain. La France est le seul pays européen à proposer un enseignement à la citoyenneté obligatoire, clairement identifié, avec un quota d'heures défini. Pourtant, force est de constater que cet enseignement reste très théorique, qu'il occupe d'ailleurs un temps très divers selon l'engagement des équipes et qu'il sert encore trop souvent de variable d'ajustement dans l'attribution des temps de services des professeurs. Je pense à l'ECJS (éducation civique, juridique et sociale) dans les lycées qui est confiée très majoritairement aux professeurs de géographie, mais parfois aux professeurs de philosophie pour leur permettre de compléter leur emploi du temps. L'incarnation des valeurs et principes présentés dans cet enseignement passe peut-être par la mobilisation des classes lors des cérémonies de commémoration. Il est possible que demain des classes soient présentes lors de cérémonies incarnant les valeurs de la République, par exemple, la remise de la nationalité française à de nouveaux arrivants. J'ai le souvenir d'une classe d'enfants du voyage, dans une section d'enseignement général et professionnel adapté (SEGPA), qui a assisté à cette remise de la nationalité française et qui était bouleversée de voir une centaine de personnes émues aux larmes d'avoir obtenu la nationalité française.

De même, l'investissement des instances de gouvernance par les élèves, conseil de classe, conseil de vie lycéenne, maison des lycéens... reste limité. Le rapport de la Mission sur l'enseignement de la morale laïque de 2013 notait : « les instances représentatives restent trop souvent des coquilles vides ». Il est nécessaire donc d'en définir les missions, les champs d'actions et les modalités de valorisation dans le parcours des élèves pour qu'elles puissent jouer leur rôle de propédeutique à la citoyenneté.

Le partage de ces valeurs nécessite naturellement une attention particulière portée à la formation des enseignants. Les professeurs ont souvent une connaissance théorique lacunaire sur les questions relatives aux valeurs et principes de la République. L'actualité récente les a contraints à tenter une définition de ces valeurs et principes alors même que des réactions d'élèves les interrogeaient voire les heurtaient. Ils en sont parfois restés à l'émotion, à la réaction immédiate avec, pour référentiel, leur propre morale, sans arriver à construire un raisonnement posé, argumenté, légitimé par ce qui fait loi dans notre pays. Par méconnaissance ou par crainte, peut s'imposer une laïcité de complaisance ou de connivence gagnée par une sorte de paresse devant l'exigence d'en scruter les bases, d'en sonder la légitimité, d'en comprendre les vertus, ainsi que le formule Jean-Michel Ducomte dans son ouvrage paru en 2012 « Laïcité, laïcités ». Il faut donc accompagner les enseignants dans cet apprentissage des valeurs et principes, de leur histoire, de leurs fondements et des débats qu'ils ont nourris. L'inquiétude à aborder certains sujets comme le fait religieux montre l'urgente nécessité de bien armer intellectuellement, scientifiquement, les équipes éducatives afin de proposer en toute sérénité, dans le cadre de la neutralité scolaire, qui n'est surtout pas la neutralité des valeurs, les éléments d'une culture indispensable à la compréhension du monde.

Enfin, je terminerai mon propos en citant l'article 2 de la loi d'orientation d'avril 2005 : « Outre la transmission des connaissances, la nation fixe comme mission première à l'école de faire partager aux élèves les valeurs de la République ». Encore faut-il que la nation accompagne son école de manière à ce qu'elle réussisse dans cette mission.

Or comment faire adhérer à ces valeurs quand le quotidien des élèves les ramène presque systématiquement à un déclassement, à une différence, ou à une marginalité sociale ou économique ?

Comment peuvent-ils se sentir tenus aux mêmes devoirs quand ils ont le sentiment que le droit commun n'est pas pour eux ? Jean Jaurès a dit : « la République française doit être laïque et sociale mais elle ne restera laïque que parce qu'elle aura réussi à être sociale ».

C'est tout l'enjeu de la cohérence des politiques publiques, notamment dans les quartiers prioritaires, qui doit permettre de répondre de manière ciblée et coordonnée aux besoins des plus fragiles et permettre une mixité sociale en réponse à la ghettoïsation sociale, culturelle et même religieuse de certains territoires où des communautarismes voire des fondamentalismes s'instaurent.

La nation doit aussi s'interroger sur la place qu'elle entend donner à ces populations souvent tardivement arrivées sur le territoire national et pour lesquelles l'histoire de la France et ses valeurs ne vont pas de soi. Ces populations doivent pouvoir être reconnues dans la singularité de leur histoire, de leurs coutumes, de leur patrimoine, tout en acceptant de « faire histoire » avec la communauté nationale. Je fais référence ici à un ouvrage récent de Dominique Borne qui interrogeait Quelle histoire pour la France ?

Comme le rappelait la ministre de l'éducation nationale, à la suite des attentats de janvier dernier, l'école a une mission essentielle, majeure à accomplir, faire comprendre les valeurs de la République pour y faire adhérer la totalité des élèves citoyens en devenir.

Un sondage de l'institut Harris paru en mai 2011 montrait que 71 % des Français font confiance à l'école pour transmettre des valeurs positives. De quoi encourager tous les acteurs de l'école dans leur mission.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion