Intervention de Gabrielle Déramaux

Commission d'enquête sur le service public de l'éducation, les repères républicains et les difficultés des enseignants — Réunion du 19 mars 2015 à 9h00
Audition de Mme Gabrielle Déramaux professeure de lettres modernes auteure de collège inique ta mère !

Gabrielle Déramaux, professeure de lettres modernes :

En septembre 2001, nous avions dû faire respecter dans nos classes trois minutes de silence pour les victimes des attentats du World Trade Center. Mes élèves ont entonné des chants palestiniens. Jeune professeure, interdite devant leur réaction, je les ai laissés chanter. Personne à l'époque n'a parlé de ces incidents. Et pourtant, ils furent aussi nombreux. Nous, personnels de l'éducation nationale, avions pressenti que rien ne serait plus pareil. Déjà agitée par les soubresauts du conflit israélo-palestinien, l'école subirait les répliques des violents conflits à venir.

Aujourd'hui on nous demande de mettre l'accent sur les grands principes de la République, la laïcité en particulier. C'est un combat que nous menons déjà tous les jours. Nous sommes en première ligne pour expliquer et réexpliquer inlassablement la place de l'école et celle de la religion, la séparation du temporel et du spirituel, l'étanchéité entre la sphère publique et la sphère privée. La loi de 1905, qui nous semble si naturelle, ne l'est pas pour bon nombre d'élèves, dont certains viennent de pays où la religion est présente partout car religion d'État. Nous devons en premier lieu expliquer que si nous respectons, en tant que citoyens, les lois de la République, c'est parce que nous les avons choisies et votées, parce qu'elles nous protègent, non parce qu'elles nous contraignent ou que nous craignons de quelconques représailles. Nous respectons la loi parce que nous l'avons validée et non parce que nous la subissons.

Pour faire comprendre aux élèves d'aujourd'hui l'esprit de la loi de 1905, nous avons à rappeler les grands massacres des guerres de religion qui opposèrent protestants et catholiques en France, le « plus jamais ça » garanti par une invention unique dans l'humanité, la laïcité, qui, loin d'interdire toute religion comme le pensent beaucoup d'élèves, permet à chacun d'être respecté dans ses croyances, dans sa foi comme dans son athéisme, quelle que soit son origine ou sa couleur de peau. La laïcité crée un espace protégé et commun, propice notamment à la sérénité nécessaire à l'étude et à l'instruction. C'est peu de dire qu'elle nous est plus que jamais indispensable à l'école en 2015.

Les professeurs de l'école publique enseignent depuis longtemps le fait religieux. Les programmes de français et d'histoire suivent la même progression : en sixième l'Antiquité, en cinquième le Moyen Âge, en quatrième les XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, en troisième les XXe et XXIe siècles. Lorsqu'en sixième, le programme nous demande d'étudier la Bible, nous adaptons évidemment cet enseignement à notre public scolaire et proposons une lecture comparée avec le Coran, privilégiant les points de rencontre des trois grandes traditions monothéistes, comme par exemple la figure du patriarche Abraham, ou l'étude comparée du jardin d'Éden hébraïque et coranique. De même en cinquième, la Chanson de Roland ou les épopées des croisades sont l'occasion de mettre en lumière les échanges entre la civilisation occidentale et le monde arabo-musulman. Il s'agit de mettre l'accent sur les rencontres fructueuses pour la médecine, l'architecture, les sciences, les arts et les lettres, plutôt que sur les confrontations guerrières, de poser la religion comme objet d'étude, s'instruire, discuter, débattre en apprenant à mettre de côté son histoire personnelle, ses croyances, ses traditions qui, tout aussi fortes et respectables qu'elles soient, n'ont pas leur place dans l'enceinte protégée de l'école laïque. Il nous faut lutter sans cesse contre les tentatives de confiscation du discours sur la religion et nous montrer particulièrement fermes sur le principe que la religion est un objet d'étude au même titre que la biologie ou la peinture. Dans une époque très empreinte de spiritualité, où les élèves parlent volontiers de religion, parce qu'elle fait partie de leurs pratiques quotidiennes, familiales, il est primordial de rappeler que l'école a le droit de parler de religion, de la comparer, de la critiquer, tout en garantissant à chacun le respect absolu de ses convictions personnelles.

L'autre écueil auquel est confrontée l'école d'aujourd'hui est la pensée complotiste qui rend suspecte toute parole présentée comme « officielle » : on nous ment, tout est faux, tout est falsifié ; il faut se méfier des journalistes, des politiques, des professeurs ; l'instruction dispensée à l'école est de la propagande, etc. Ce prisme pervers rend suspecte et contestable la parole du professeur. C'est au nom de ce grand complot imaginaire que fut contestée la véracité les attentats de 2015 : une sordide mise en scène orchestrée par les services secrets français pour salir l'islam, soi-disant. Tout peut être alors remis en question : le génocide arménien, la Seconde Guerre mondiale, la Shoah, la décolonisation, le calvaire d'Ilan Halimi, la culpabilité de Merah, comme les bases mêmes de notre pensée, la théorie de l'évolution ou la révolution copernicienne.

Ce qui rend nos élèves perméables à ces divagations toxiques est avant tout l'appauvrissement dramatique de leur vocabulaire et donc de leur faculté à penser et exprimer le monde. Imaginez que pour beaucoup d'élèves des mots d'usage courant comme pâle ou pénombre ne sont pas compréhensibles. Même dans les bons établissements, une grande partie des élèves ne comprend que superficiellement les textes lus ou étudiés. Ils donnent le change car ils comprennent globalement mais ils n'ont pas accès à une compréhension fine d'une réalité de plus en en plus complexe. Ils sont des proies faciles pour n'importe quel manipulateur qui saura leur montrer une vision du monde simpliste, qui leur paraîtra plus lisible et donc plus crédible. L'école est le dernier creuset où se rencontrent les citoyens de demain, le seul endroit où s'écrit le roman national. Or nous avons de moins en moins de temps et de moyens pour les aider à écrire ensemble une histoire faite de paix et d'enrichissements réciproques. Jamais l'inégalité n'a été si criante entre de bons élèves toujours plus stimulés et cultivés et des élèves laissés au bord du chemin, sans bagages, sans espoir, cibles toutes désignées des bonimenteurs de tout poil.

Nous sommes particulièrement inquiets du projet de réforme annoncé, qui prévoit, entre autres, l'apprentissage d'une deuxième langue vivante dès la cinquième. Comment imaginer que ce dispositif ne creuse pas encore plus les différences, déjà insupportables entre des élèves culturellement favorisés, qui absorberont sans peine ce surcroît de travail, et nos élèves moins privilégiés, pour qui cette deuxième langue vivante en sera en réalité une troisième, puisqu'ils parlent à la maison leur langue maternelle et ont déjà à apprendre le français, ainsi qu'une autre langue à l'entrée en sixième ?

L'autre victime collatérale de ce projet sera l'enseignement du latin et du grec que plus aucun élève ne choisira désormais et qui offre pourtant l'occasion unique de jeter des ponts entre le Nord et le Sud, de part et d'autre de la Méditerranée, berceau de notre civilisation, ce vaste Empire dont nos ancêtres étaient citoyens et dont nous sommes tous aujourd'hui les héritiers. Cette réforme va à l'encontre des besoins urgents constatés sur le terrain. Nos élèves ont besoin de se sentir inscrits dans une histoire commune et de plus d'heures consacrées aux savoirs fondamentaux : savoir lire, écrire et compter pour comprendre le monde complexe qui est le nôtre et pour en devenir des citoyens armés pour les grands défis qui s'annoncent, ensemble.

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