Je commencerai mon propos en évoquant la fameuse conférence d'Ernest Renan prononcée en 1882 et intitulée « Qu'est-ce qu'une nation ? ». Renan y présente la communauté des intérêts comme un lien puissant entre les hommes mais qui se limite aux traités de commerce. Ainsi, cette communauté s'avère insuffisante à fonder une nation. À la suite de cette remarque, Renan donne alors sa célèbre définition : « une nation est une âme, un principe spirituel » ; deux choses à vrai dire qui n'en font qu'une et constitue cette âme : l'une est dans le passé, l'autre est dans le présent. L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le consentement actuel au désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage indivis. « L'homme, ajoute-t-il, ne s'improvise pas. »
La République a confié à l'école la tâche de transmettre cet héritage et, autant qu'il est possible, de le transmettre à tous ses enfants. Cette tâche aujourd'hui se complique. Elle est de plus en plus malaisée ; le contexte dans lequel se trouve l'école lui est défavorable.
Simone Weil disait que la formation de la faculté d'attention est le but véritable et presque l'unique intérêt des études. Or, l'attention est aujourd'hui mise à mal par la connexion. Plus les élèves sont connectés, moins ils sont attentifs. Tous les professeurs en font l'amère expérience. Et il ne semble pas que la numérisation de l'école améliorera cette situation ; elle risque au contraire de l'aggraver.
D'autre part, Internet, en mettant tout le savoir à portée de main, semble en rendre inutile l'acquisition. Une confusion s'instaure ainsi entre mise à disposition et acquisition. Deuxième difficulté liée cette fois aux nouvelles technologies qui façonnent de nouveaux individus, et donc un nouveau public scolaire.
Avec l'immigration de peuplement, d'autres héritages et d'autres généalogies entrent massivement à l'école. Que faire ? L'école hésite, d'autant plus qu'à la différence de Renan, elle a partiellement honte de son héritage. Le XXe siècle nous sépare de la Conférence de 1882 et représente une sorte de trou béant. Le XXe siècle est en effet celui du nationalisme débridé, du totalitarisme et de la violence coloniale. Dès lors, un mot est devenu tabou : c'est le terme d'assimilation.
Je suis, moi-même, un produit de cette époque où l'assimilation régnait, pour ne pas dire sévissait. Je suis issu d'une famille fraichement naturalisée ; nous avons même bénéficié d'une naturalisation collective alors que j'étais âgé d'un an. Et j'ai connu l'assimilation, mais il ne m'a jamais été demandé de me fondre dans la masse et de sacrifier mon identité juive pour être français. Il m'a été possible d'assimiler une part de la culture française. Ce n'était pas, selon moi, une violence, mais un don.
Qu'en est-il aujourd'hui ? J'ai avec moi un rapport au Premier ministre qui n'a certes pas été suivi d'effet, mais qui traduit un état d'esprit répandu dans l'éducation nationale. Il a été rédigé par M. Thierry Tuot, conseiller d'État, et porte sur la refondation des politiques d'intégration. Il s'intitulait : « Une grande nation pour une société inclusive ». Ce rapport part du principe que l'assimilation représente une perpétuation de la violence coloniale et doit être, à ce titre, écartée. Mais il remet également en cause l'idée d'intégration qui l'avait remplacée et qui, je le cite, « mène des populations mal définies sur un parcours incertain pour rejoindre on ne sait quoi. »
Ce rapport s'en prend aussi au passé révolu d'une France chevrotante et confite dans des traditions imaginaires. Ce passé révolu, dont l'école a précisément la charge ! Tout se passe comme si, avec l'assimilation et l'intégration, la colonisation continuait.
C'est également ce qui ressort de ce qu'on a fallacieusement désigné comme l'esprit du onze janvier, à la suite des tueries de Charlie Hebdo et de l'hyper-casher de Vincennes. À peine la République se mettait-elle debout qu'elle a été traînée sur le banc des accusés pour répondre de crimes d'apartheid, de ségrégation et de stigmatisation. Comme si la République était, au bout du compte, coupable des malheurs qui la frappent. Et, ces dernières semaines, on entend un plaidoyer virulent en faveur d'une « laïcité ouverte ». Les éditions Gallimard viennent d'ailleurs de publier un ouvrage à mes yeux symptomatiques, dont certaines feuilles se sont retrouvées dans Le Point. Il s'agit de La possibilité du cosmopolitisme, de Constantin Languille. Il y est dit que la République est beaucoup trop rigide et que la pacification des tensions exige une détente des exigences républicaines assimilatrices et uniformisantes.
Se pose ainsi à la fois le problème lié aux nouvelles technologies, la connexion qui se substitue de plus en plus à l'attention et qui rend extraordinairement malaisée la transmission, et l'émergence d'un nouveau public scolaire, que la République hésite à intégrer, c'est-à-dire à faire entrer dans un monde, dans une civilisation particulière, pour les raisons que je viens d'évoquer.
En conclusion, il me semble ainsi que par-delà les poses martiales, sur le fait qu'on ne cèdera jamais à la terreur, la République se renonce au moment même où elle est défiée, de façon parfois meurtrière. Pardonnez-moi si ma conclusion vous paraît abrupte, mais il me semble que nous courrons à la catastrophe.