Mes chers collègues, nous débutons ce matin notre séance d'auditions en recevant M. Alain Finkielkraut, écrivain, essayiste et philosophe, membre de l'Académie française. Comme le bureau de la commission d'enquête l'a décidé, cette audition sera captée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié dans le recueil des travaux des commissions, accessible en version papier et sur le site Internet du Sénat.
Agrégé de lettres modernes, enseignant en lycée technologique puis à l'École polytechnique, vous avez fait preuve, tout au long de votre carrière, d'un grand intérêt pour les questions d'éducation. Vous avez notamment publié en 2003 Enseigner les lettres aujourd'hui, puis en 2007 La querelle de l'école, un ouvrage issu des débats que vous avez menés à l'antenne de France Culture.
Vous vous présentez vous-même comme un fervent défenseur de l'école républicaine. Je rappelle que vous avez été entendu comme expert auprès de la commission chargée de rédiger en 2003 un livret destiné à faire vivre l'idée républicaine dans les écoles, à la demande de Luc Ferry, alors ministre de l'éducation nationale. Vous avez aussi été nommé membre, avant d'en démissionner par suite de désaccords avec son rapport, de la commission nationale du débat sur l'avenir de l'école.
À la lumière de votre expérience dans l'enseignement et de votre réflexion sur l'école, vous pourrez sans doute nous éclairer sur les difficultés qui existent en matière de transmission des valeurs de la République. Avant de vous passer la parole, le formalisme des commissions d'enquête me conduit à vous demander de prêter serment. Je suis également tenue de vous indiquer que tout faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Alain Finkielkraut prête serment.
Je vous remercie. Selon l'usage habituel, je vous propose de nous faire part de vos observations durant une dizaine de minutes, après quoi notre rapporteur, Jacques Grosperrin, et les membres de la commission qui le souhaitent pourront vous poser leurs questions. Vous avez la parole.
Je commencerai mon propos en évoquant la fameuse conférence d'Ernest Renan prononcée en 1882 et intitulée « Qu'est-ce qu'une nation ? ». Renan y présente la communauté des intérêts comme un lien puissant entre les hommes mais qui se limite aux traités de commerce. Ainsi, cette communauté s'avère insuffisante à fonder une nation. À la suite de cette remarque, Renan donne alors sa célèbre définition : « une nation est une âme, un principe spirituel » ; deux choses à vrai dire qui n'en font qu'une et constitue cette âme : l'une est dans le passé, l'autre est dans le présent. L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le consentement actuel au désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage indivis. « L'homme, ajoute-t-il, ne s'improvise pas. »
La République a confié à l'école la tâche de transmettre cet héritage et, autant qu'il est possible, de le transmettre à tous ses enfants. Cette tâche aujourd'hui se complique. Elle est de plus en plus malaisée ; le contexte dans lequel se trouve l'école lui est défavorable.
Simone Weil disait que la formation de la faculté d'attention est le but véritable et presque l'unique intérêt des études. Or, l'attention est aujourd'hui mise à mal par la connexion. Plus les élèves sont connectés, moins ils sont attentifs. Tous les professeurs en font l'amère expérience. Et il ne semble pas que la numérisation de l'école améliorera cette situation ; elle risque au contraire de l'aggraver.
D'autre part, Internet, en mettant tout le savoir à portée de main, semble en rendre inutile l'acquisition. Une confusion s'instaure ainsi entre mise à disposition et acquisition. Deuxième difficulté liée cette fois aux nouvelles technologies qui façonnent de nouveaux individus, et donc un nouveau public scolaire.
Avec l'immigration de peuplement, d'autres héritages et d'autres généalogies entrent massivement à l'école. Que faire ? L'école hésite, d'autant plus qu'à la différence de Renan, elle a partiellement honte de son héritage. Le XXe siècle nous sépare de la Conférence de 1882 et représente une sorte de trou béant. Le XXe siècle est en effet celui du nationalisme débridé, du totalitarisme et de la violence coloniale. Dès lors, un mot est devenu tabou : c'est le terme d'assimilation.
Je suis, moi-même, un produit de cette époque où l'assimilation régnait, pour ne pas dire sévissait. Je suis issu d'une famille fraichement naturalisée ; nous avons même bénéficié d'une naturalisation collective alors que j'étais âgé d'un an. Et j'ai connu l'assimilation, mais il ne m'a jamais été demandé de me fondre dans la masse et de sacrifier mon identité juive pour être français. Il m'a été possible d'assimiler une part de la culture française. Ce n'était pas, selon moi, une violence, mais un don.
Qu'en est-il aujourd'hui ? J'ai avec moi un rapport au Premier ministre qui n'a certes pas été suivi d'effet, mais qui traduit un état d'esprit répandu dans l'éducation nationale. Il a été rédigé par M. Thierry Tuot, conseiller d'État, et porte sur la refondation des politiques d'intégration. Il s'intitulait : « Une grande nation pour une société inclusive ». Ce rapport part du principe que l'assimilation représente une perpétuation de la violence coloniale et doit être, à ce titre, écartée. Mais il remet également en cause l'idée d'intégration qui l'avait remplacée et qui, je le cite, « mène des populations mal définies sur un parcours incertain pour rejoindre on ne sait quoi. »
Ce rapport s'en prend aussi au passé révolu d'une France chevrotante et confite dans des traditions imaginaires. Ce passé révolu, dont l'école a précisément la charge ! Tout se passe comme si, avec l'assimilation et l'intégration, la colonisation continuait.
C'est également ce qui ressort de ce qu'on a fallacieusement désigné comme l'esprit du onze janvier, à la suite des tueries de Charlie Hebdo et de l'hyper-casher de Vincennes. À peine la République se mettait-elle debout qu'elle a été traînée sur le banc des accusés pour répondre de crimes d'apartheid, de ségrégation et de stigmatisation. Comme si la République était, au bout du compte, coupable des malheurs qui la frappent. Et, ces dernières semaines, on entend un plaidoyer virulent en faveur d'une « laïcité ouverte ». Les éditions Gallimard viennent d'ailleurs de publier un ouvrage à mes yeux symptomatiques, dont certaines feuilles se sont retrouvées dans Le Point. Il s'agit de La possibilité du cosmopolitisme, de Constantin Languille. Il y est dit que la République est beaucoup trop rigide et que la pacification des tensions exige une détente des exigences républicaines assimilatrices et uniformisantes.
Se pose ainsi à la fois le problème lié aux nouvelles technologies, la connexion qui se substitue de plus en plus à l'attention et qui rend extraordinairement malaisée la transmission, et l'émergence d'un nouveau public scolaire, que la République hésite à intégrer, c'est-à-dire à faire entrer dans un monde, dans une civilisation particulière, pour les raisons que je viens d'évoquer.
En conclusion, il me semble ainsi que par-delà les poses martiales, sur le fait qu'on ne cèdera jamais à la terreur, la République se renonce au moment même où elle est défiée, de façon parfois meurtrière. Pardonnez-moi si ma conclusion vous paraît abrupte, mais il me semble que nous courrons à la catastrophe.
Merci monsieur. Je passe la parole tout d'abord à mon collègue rapporteur, puis à mes autres collègues.
Merci monsieur l'académicien. Mes collègues et moi-même apprécions votre manière de dire les choses de manière qu'on pourra qualifier de pessimiste mais que, pour ma part, je crois assez réaliste. Notre société actuelle est souvent dans le déni et oblige à recourir aux euphémismes en permanence. J'aurai trois questions. D'une part, l'enseignement des valeurs républicaines ne se heurte-t-il pas au flou qui entoure leur définition et à la remise en cause de l'idée nationale ? D'autre part, la perte d'autorité des enseignants et le défaut de discipline peuvent-ils expliquer la perte de repères républicains ? Enfin, n'attend-on pas trop de l'école ? Peut-elle tout faire dans le domaine de l'éducation, au point de se substituer elle-même aux parents ?
Je vais tâcher de répondre à vos questions de manière précise. Je m'arrêterai cependant sur le terme de « valeurs républicaines ». Si j'ai évoqué Renan, c'est précisément en raison de l'importance qu'il accorde à la notion d'héritage, « de gloires et de regrets » comme il le dit. Cet héritage ne commence pas avec la République. J'ai toujours été fasciné par cette phrase de Péguy : « la République une et indivisible : notre Royaume de France. » La littérature française n'est pas apparue miraculeusement avec la Révolution française, ni en 1848 ou avec l'instauration définitive de la République après la guerre de 1870. J'ai bénéficié moi-même d'une éducation délibérément nationale et je me souviens avoir étudié, chaque année, d'où que nous venions, même si les classes étaient moins bigarrées qu'aujourd'hui, des pièces de Racine, de Corneille et de Molière. Outre le flou qui entoure les valeurs républicaines, je vois aussi une réduction à la République de ce qu'il s'agit d'enseigner. Et je trouve que le mot de valeur s'avère dangereux, car enseigner les valeurs, c'est se condamner à sermonner. Je ne suis pas sûr qu'un enseignement efficace passe par le sermon. En outre, ces valeurs rendent possibles des interprétations extraordinairement diverses, voire opposées. En effet, si certains remettent aujourd'hui en cause ce principe républicain par excellence qu'est la laïcité, ce n'est pas au nom de la religion. On ne plaide plus pour un retour à l'hétéronomie. Les adversaires de la laïcité se réclament eux-mêmes de la laïcité ouverte et s'appuient sur la Déclaration des droits de l'homme. La liberté de conscience leur paraît être ainsi au fondement de la modernité laïque et ils sont eux-mêmes parties prenantes du mouvement de sécularisation de nos sociétés. On invoquera ainsi de plus en plus la liberté de conscience et une certaine idée de la laïcité pour remettre en cause l'interdiction du port de signes religieux ostensibles à l'école, et tout particulièrement du voile islamique. Cet argument a également été brandi lors de la discussion du port du voile à l'université et à toutes ses conséquences, ainsi que pour contester l'interdiction du port du voile intégral et de la burqa.
Pourquoi la France tient-elle jusqu'à présent à maintenir ces interdictions ? Ce n'est pas seulement au nom de ses valeurs, mais aussi au nom de sa civilisation et de ses moeurs. Et je pressens le sacrifice, à notre idée du droit, de nos moeurs, qui vont au-delà de nos coutumes mais qui incluent aussi les valeurs auxquelles nous sommes attachés. Je crois précisément qu'il faut que l'école soit l'un des lieux d'apprentissage, par-delà les valeurs républicaines, de la civilisation française. La difficulté provient également de la remise en cause de l'idée nationale. La nation ayant succombé à plusieurs reprises au nationalisme, les esprits étant à la construction européenne, il est de plus en plus difficile de parler, d'assumer même, l'existence d'une civilisation française. C'est pourtant ce qui doit être réaffirmé.
La perte d'autorité des enseignants et le défaut de discipline peuvent-ils expliquer la perte des repères républicains ? Il faut sans doute en revenir à Tocqueville qui a montré que la démocratie moderne n'était pas seulement un régime - le régime du gouvernement par le peuple et pour le peuple - mais également un processus, un mouvement historique fascinant et, disait-il, inquiétant. Cette inquiétude n'exprimait pas une forme de nostalgie pour l'Ancien Régime, mais résultait plutôt du constat d'égalisation des conditions à laquelle le processus démocratique donnait lieu. Selon lui, il faut pouvoir modérer la démocratie, sinon c'est la civilisation elle-même qui est mise en péril. En effet, si tout devient démocratique dans la démocratie, il n'y a plus de verticalité. Le recul de l'autorité dans nos sociétés, et à l'école notamment, provient de l'hubris totalitaire dans laquelle notre société est prise. Les discours de nos politiques en témoignent : certes, l'inégalité économique demeure, voire se creuse, mais on entend toujours parler de la résorption des inégalités plutôt que de la nécessité de respecter l'autorité, c'est-à-dire une forme nécessaire d'inégalité.
Tout est ainsi mis sur le même plan et il n'y a plus de hiérarchie entre les pratiques culturelles et la dissymétrie qui est au fondement même des institutions, parmi lesquelles l'école. L'absence aujourd'hui d'estrade est symbolique de cette mutation. Et je souviens, lorsque j'étais jeune enseignant en lycée technologique qui ne connaissait aucun problème disciplinaire, de prendre le temps de redistribuer les tables de la salle de classe de manière plus conviviale afin d'y faire oeuvre d'innovation pédagogique. On n'en est plus là aujourd'hui. Ce recul de l'autorité est l'un des symptômes de ce mouvement démocratique d'égalisation auquel il faut imposer des limites, mais une telle démarche s'avère malaisée puisque tout le discours politique est organisé autour de la dénonciation des inégalités.
Je souhaitais tout d'abord saluer le courage de M. Finkielkraut. Je suis en plein accord avec votre constat quant aux problèmes posés par la connexion qui vont bien au-delà de l'école d'ailleurs. Par ailleurs, la diversité des héritages, pour reprendre la thèse de Renan, nous pose un vrai problème, qui n'est pas insurmontable mais qui ne doit, en aucun cas, être nié. J'aurais une question sur l'attitude consumériste des parents vis-à-vis de l'école, qui offrait jadis une garantie de promotion sociale et économique. Aujourd'hui les parents nourrissent un doute réel sur la fonction de l'école, au moment même où la société incite chacun à se comporter en consommateur exigeant vis-à-vis de son prestataire mais jamais envers lui-même. Dans le cadre de mes fonctions de président de région, j'ai été amené à rencontrer un grand nombre d'enseignants qui m'ont fait part de tels agissements. Je n'hésiterai pas à comparer les attentes des parents, voire des élèves eux-mêmes, à celles que l'on peut avoir lorsqu'on se rend chez le garagiste pour faire réparer sa voiture : on attend de l'école une certitude de résultat, qui affaiblit le magister moral de l'école, à l'exception naturellement des grandes écoles et des classes préparatoires. L'école de la réussite ne concerne malheureusement qu'une minorité d'élèves et leur grande majorité est confrontée à un système qui leur paraît totalement dépourvu d'utilité sociale.
Je partage votre avis. Les élèves sont de moins en moins des élèves et se présentent aujourd'hui sous une double identité qui consiste à être simultanément les produits et les clients de l'école. Cette dérive est extrêmement grave. Mais je ne suis pas en revanche certain que l'école se présentait autrefois comme une garantie de promotion sociale. Elle avait, aux yeux des parents du moins, une autre fonction qui faisait tout son prestige. Je me souviens d'une discussion avec l'un de mes élèves major de l'X, M. Vincent Le Biez, issu d'une famille d'agriculteurs modestes du Cotentin pour lesquels l'accès à une grande école comme Polytechnique ne constituait pas, en soi, une voie de promotion sociale. Seul leur importait que les résultats scolaires de leur fils soient bons. Mes propres parents nourrissaient d'ailleurs la même attente. L'école, et plus précisément l'enseignement secondaire, est ainsi le lieu de transmission du savoir, d'acquisition d'une culture générale et l'école était valorisée pour cela par les parents. Le mathématicien, titulaire de la médaille Fields, Laurent Lafforgue, qui s'était engagé, il y a des années, dans une véritable croisade pour les humanités, a écrit, pour la revue Conférence, un magnifique article sur la confusion des ordres. Il y fait référence aux trois ordres pascaliens : l'ordre de la chair, l'ordre de l'esprit ainsi que celui de la charité. Il constate que l'idée même de grandeur de l'esprit semble disparaître par sollicitude, au nom de l'égalité et de la charité. On voudrait la réussite pour tous, et c'est la raison pour laquelle j'ai démissionné de la commission Thélot car je ne comprenais rien à ce slogan qui me paraissait soviétique dans son approche. Mais on ne sait plus penser l'autonomie des grandeurs de l'esprit, ce qui explique sans doute le discrédit du corps enseignant. Quand on gagne 1 500 euros par mois, on ne peut faire partie de l'élite ! Or, les professeurs de lycée, au temps de la République des professeurs, n'étaient pas riches, mais ils étaient perçus comme une élite car d'autres critères étaient pris en compte.
Que cette finalité première de l'enseignement secondaire, qui était de cultiver les élèves, ait disparu de notre horizon mental avive mon inquiétude. D'où cette attente particulièrement brutale en la réussite dont l'école est responsable ! Les pauvres professeurs y sont traités comme des prestataires de service alors qu'auparavant les élèves franchissaient le seuil de l'école non sans une certaine anxiété, de même que leurs parents lorsqu'ils rencontraient les professeurs de leurs enfants ! Désormais, si le professeur sanctionne l'élève, il arrive très souvent que les parents s'en prennent à lui ! Les parents n'hésitent pas à reprocher aux enseignants de ne pas faire réussir leurs enfants, et le mot même de réussite tend à éclipser celui de culture, dont la disparition me paraît effectivement très inquiétante.
Je vous remercie de votre éclairage, monsieur l'académicien. Je ne comprends pas, du reste, pourquoi on vous fait prêter serment pour vous faire dire ce que vous venez de dire ! Une mission d'information aurait fort bien pu recueillir un témoignage tel que le vôtre. La fin de votre propos m'amène à rebondir : j'ai été enseignant jusqu'à l'année scolaire 2010-2011, avant de devenir sénateur. À l'instar d'autres domaines, l'école suscite aujourd'hui le mythe d'une sorte de « passé béni », durant lequel tout était mieux, y compris le service militaire que personnellement, je ne regrette pas, tout en appelant de mes voeux un lieu où le brassage des jeunes générations puisse s'effectuer. L'école est forcément immergée dans la société qui évolue ; elle n'est nullement un ilot et elle doit changer en phase avec la société. Aujourd'hui, les enseignants n'appartiennent pas à un monde à part. On peut en revanche regretter la manière dont ils ont été formés au cours de ces dix dernières années alors que la formation dispensée par les écoles normales d'instituteurs, dont j'ai été le bénéficiaire, ne présentait pas de telles faiblesses. Un des maux dont souffre notre école réside dans cette mauvaise formation de nos enseignants qui se retrouvent un peu démunis. À cet égard, la loi sur la refondation de l'école accorde une place importante à la formation des enseignants au sein des nouvelles écoles supérieures du professorat et de l'éducation dans lesquelles on essaie de redéfinir à la fois la formation des enseignants et le socle commun de connaissances, de compétences et de valeurs des différentes classes d'âge scolarisées au sein de notre système scolaire. Vos explications nous font comprendre que l'école est aujourd'hui soumise à un certain nombre de difficultés en provenance de l'extérieur. Cette commission d'enquête nous permettra de débattre comme nous l'avons déjà fait lors de l'examen de la loi sur la refondation de l'école, sur l'évolution de l'école, qui n'a pas vocation à être en marge de la société. Je ne pense pas souhaitable de faire le procès des parents d'élèves, dont certaines se rendent encore à l'école avec une forme d'anxiété, sans parler d'enfants qui se rendent à l'école avec aussi un peu de peur pour un certain nombre de raisons, la peur de l'échec notamment. La crainte du maître demeure, et on a tendance à généraliser des situations particulières impliquant des personnes qui ne craignent rien et qui se rendent en classe comme dans des lieux de consommation. De telles situations existent mais ne reflètent nullement la généralité.
Je suis très étonné de vos propos sur l'apparente ritournelle du « c'était mieux avant » Je constate que plus le présent se révèle invivable, plus on tente à ridiculiser, voire à criminaliser la nostalgie. Il y a deux ans, j'ai rencontré un professeur de lycée professionnel qui avait été passé à tabac par un élève et avait déclaré à la télévision que l'enseignement désormais s'apparentait à un sport de combat. Dans les années 1970, une fois l'agrégation obtenue, j'ai été nommé dans un lycée technique situé à Beauvais et n'ai jamais posé la question de la discipline ni que ce poste pouvait compromettre ma propre sécurité. Une sorte de ferveur pédagogique nous animait alors. Désormais, on veut professionnaliser le métier de professeur car la transmission des savoirs ne suffit pas à elle seule à faire un bon professeur. C'est une rupture avec plusieurs siècles d'éducation, car il faut désormais tenir sa classe ! Il faut ainsi des professeurs aguerris. Lorsque j'étais jeune enseignant, je n'ai jamais reçu de conseils pour des problèmes de sécurité ! Une rupture extrêmement violente s'est produite. D'ailleurs, aujourd'hui lorsqu'un brillant élève passe l'agrégation, c'est avec le souhait de ne pas enseigner dans le secondaire et de se trouver un poste dans le supérieur. Notre génération avait comme objectif d'obtenir un bon classement et d'enseigner près de Paris, mais jamais de quitter l'enseignement ! La crise des vocations vient de la nouvelle situation réservée aux professeurs et cette situation est en lien évident avec le nouveau public scolaire, donc avec l'immigration.
Si la nostalgie est criminalisée aujourd'hui, c'est parce qu'elle véhiculerait le regret d'une certaine forme d'homogénéité culturelle et ethnique. Ce faisant, on est suspect de racisme ! Souvenez-vous des attaques qui ont été lancées contre certains films comme « Les enfants du marais », ou « Amélie Poulain », voire « Les Choristes », au nom de la diversité ou de la France multi-ethnique. Critiquer le présent de la diversité, c'est se montrer coupable.
Les professeurs se trouvent dans une situation qu'ils n'ont jamais connue. Je ne veux absolument pas idéaliser la période où j'ai été élève et enseignant. J'y ai connu en effet de longues périodes d'ennui, des professeurs beaucoup trop autoritaires ou d'un niveau ne correspondant pas à leurs fonctions. Mais la situation d'aujourd'hui n'existait pas et la difficulté de le dire renvoie à une question qu'on a beaucoup de mal à regarder en face et qui est celle de l'immigration de peuplement.
Je vais juste rebondir sur ce que vous venez de dire sur la pédagogie. Il est vrai que les jeunes professeurs agrégés n'ont pas toujours les mêmes classes aujourd'hui dans les collèges ou les lycées que celles qui furent les vôtres. Je déplore tout comme vous que les étudiants qui passent aujourd'hui l'agrégation aspirent à d'autres fonctions que celle d'enseigner !
Merci pour les propos que vous tenez et qui dressent un tableau assez pessimiste mais très proche de la réalité vécue au quotidien. Ma question est en lien avec les événements survenus en janvier dernier. Nous vous avons entendu déplorer la faiblesse de la réponse gouvernementale dans le domaine de l'éducation qui se limitait à la simple réaffirmation de valeurs. Vous appelez, quant à vous, au retour de la rigueur à l'école. Quelle forme ce retour de la rigueur pourrait-il prendre aussi bien dans les classes que dans les programmes scolaires ?
J'ai été confronté, lors d'une émission de télévision, à l'actuelle ministre de l'éducation nationale, Mme Najat Vallaud-Belkacem, et j'ai déclaré que la rigueur comptait à mes yeux davantage que les valeurs. Une professeure d'histoire, qui a participé à la rédaction du livre paru en 2002 et intitulé Les territoires perdus de la République, est allée dans mon sens en déclarant notamment que l'apprentissage de la langue importait avant tout. La rigueur, c'est d'abord d'apprendre la langue française. D'ailleurs, n'importe quel micro-trottoir suffit à convaincre que la syntaxe est oubliée à tout âge. Les règles syntaxiques ne font plus loi et c'est à cela qu'il importe de revenir afin que notre langue retrouve sa forme dès l'école primaire.
Par ailleurs, les professeurs doivent retrouver l'autorité qui leur manque aujourd'hui, par exemple le droit de faire redoubler les élèves. Toute une série d'études paraît pour indiquer que le redoublement s'avère catastrophique, fournissant bien souvent l'argumentaire des parents pour faire appel de la décision de redoublement de leurs enfants. Les professeurs sont alors complètement démunis et l'existence de niveaux différents dans les classes implique l'alignement sur celui le plus faible, puisqu'on ne souhaite pas laisser les élèves en difficulté au bord du chemin. Toujours ce syndrome égalitaire à l'aune duquel on regarde la réalité à travers les yeux du plus faible ! On dénonce la stratégie des parents qui préfèrent changer leurs enfants d'établissement afin de les scolariser dans des écoles plus exigeantes en termes de niveau. Si les choses continuent au même rythme et si on ne revient pas sur ce processus, de plus en plus de parents nostalgiques de la République mettront leurs enfants dans les écoles privées. C'est tout de même un paradoxe insoutenable ! Comme si la République, au nom des meilleures intentions, avait doucement quitté l'école républicaine. Il faut ainsi faire revenir la République, c'est-à-dire l'élitisme républicain, dans l'école républicaine. Il faut également réinstaurer la notation qu'on a brocardée comme subjective, puisqu'émanant des professeurs, et surtout comparative, c'est-à-dire insufflant une émulation, facteur de compétition, et établissant ce critère de distinction qu'il s'agit d'évincer à tout prix ! Une telle compétition, qui est pourtant au coeur de l'élitisme républicain, est assimilée à une forme de libéralisme qu'il s'agit de combattre.
On ne fera pas revenir la République à l'école en faisant un sermon sur les valeurs, mais en plaçant au coeur de l'enseignement l'histoire, le français et la géographie, et au fondement de tout, un apprentissage exigeant de la langue.
Je reviens sur vos propos liminaires sur la laïcité à laquelle doivent être formés les enseignants du primaire. Je suis membre d'un collectif laïc et, dans les réunions que nous tenons, la laïcité est une question qui dépasse l'enseignement et concerne l'évolution de notre société et notre vécu d'aujourd'hui. Toutefois, la laïcité n'a pas la même signification pour les jeunes enseignants et ceux, plus âgés et issus des écoles normales comme notre collègue Magner. La laïcité, pour moi, est ce qui n'est pas religieux et je pense que nous avons quelque peu oublié cette définition fondamentale pour d'autres qui me font parfois frémir. Pourriez-vous nous livrer ce que cette notion de « laïcité ouverte » vous évoque ?
Monsieur l'académicien, vous nous avez fait replonger dans les temps enfouis de la nostalgie, l'époque des années 60 durant lesquelles j'étais un jeune professeur certifié, puis agrégé, dans des lycées pas toujours très faciles. Mais il y avait une différence : l'école est victime de cette mission incontestable qu'elle s'est donnée et qui est la démocratisation. À cette époque, tout le monde n'allait pas au lycée et j'ai encore connu l'examen d'entrée en sixième. Les enfants issus de famille modestes étaient conscients de la chance qu'ils avaient d'étudier dans les établissements où leurs parents n'avaient pas pu être scolarisés et ceux-ci le leur rappelaient en insistant sur la discipline. Désormais, dans la mesure où tout le monde, lorsqu'il entre à l'école, a vocation à aller jusqu'au baccalauréat et au-delà, les exigences ont évolué. À cet égard, le redoublement est souvent considéré par les parents comme de la faute de l'enseignant, et non de leur enfant. Cette évolution reflète le changement de mission de l'école qui est d'aider l'ensemble d'une classe d'âge à aller le plus loin possible.
En outre, être professeur certifié ou agrégé assurait d'obtenir une place dans la société parce que le diplôme était rare. Maintenant, ces postes sont moins rares, les traitements n'ont pas suivi, le statut social de professeur de lycée dans une ville moyenne s'est banalisé en l'espace de trente ou quarante ans, du fait de l'augmentation du niveau des études des parents. La société, de ce point de vue, s'est ainsi homogénéisée. Je ne suis pas persuadé que nous pourrons modifier ce genre de choses.
Un point que je souhaiterais nuancer : vous avez évoqué les enfants issus de l'immigration qui peuvent se sentir hétérogènes dans les classes et poser les problèmes. Mais on trouve des situations difficiles également dans des lycées situés dans des villes moyennes qui ne connaissent pas une forte présence d'élèves issus de l'immigration. Peut-être faut-il élargir la problématique et ne pas la limiter à l'immigration.
La société a toujours évolué en même temps que l'école et a eu tendance à établir des systèmes dérivés, y compris dans le service public, pour que les enfants des familles les plus favorisées puissent échapper à l'évolution. La presse publie ainsi, ce qui m'a toujours choqué du reste, un classement des établissements scolaires, parfaitement contraire à l'éthique selon laquelle il faut favoriser le plus grand nombre. Un point demeure, à mon sens, symptomatique et j'y ai consacré plusieurs rapports : il s'agit des classes préparatoires aux grandes écoles dont le recrutement demeure extrêmement sélectif et mal réparti sur l'ensemble du territoire. La cartographie des classes préparatoires reflète une certaine sociologie dont on parle peu. Lorsqu'on souhaite faire avancer les choses dans ce domaine, on se heurte à un silence assourdissant et ce, quel que soit le gouvernement !
Une laïcité qui se prétend ouverte et qui postule que la laïcité républicaine, dénoncée comme trop rigide et fermée, connaisse une sorte de relaxation, se couche en fait devant les problèmes que notre société connaît. Cette laïcité ouverte peut se prévaloir des exemples étrangers, mais si tous les États occidentaux sont devenus séculiers, ils ne le sont pas tous de la même manière. En France, c'est paradoxalement l'un de nos plus grands penseurs chrétiens, Pascal, qui a fourni la définition la plus recevable de la laïcité dans la distinction des ordres que, du reste, Léon Brunschvicg a commentée, en soulignant l'indépendance de la sphère spirituelle, que l'école défend. L'instituteur, disait Péguy, n'est pas le représentant de l'État ou de la société, mais celui des poètes et des artistes, il est le représentant de la culture. Or, aujourd'hui, cette représentation est remise en cause et l'une des raisons pour lesquelles on refuse les signes religieux ostensibles, c'est que, derrière ces signes, se manifeste une autre conception qui serait supérieure à la culture. C'est d'ailleurs tout le sens du rapport sur les signes et manifestations d'appartenance religieuse à l'école présenté par Jean-Pierre Obin en 2004 et enterré depuis lors. Ce rapport s'était emparé de la thématique des signes religieux dans les établissements dits sensibles. Certes, des problèmes se posent ailleurs, mais ces établissements plus difficiles que les autres existent, le nier serait une forme d'aveuglement.
Or, tout est fait en France pour favoriser un tel état d'esprit. Le rapport Obin soulignait bien qu'outre la question du voile, celle de la contestation des cours se posait, non seulement dans l'enseignement secondaire, mais aussi supérieur. Lorsqu'à l'université la question du voile se pose, l'enseignement des professeurs y est aussi contesté ! La culture et l'indépendance de l'ordre spirituel doivent être défendues en édictant des règles et une certaine intransigeance. Je défends ainsi l'intransigeance contre une prétendue ouverture qui équivaut à de la soumission.
D'autre part, la démocratisation a été une ambition inscrite à l'horizon de la République et que le poète russe Ossip Mandelstam désignait comme « la splendide promesse faite au Quatrième État ». C'est une promesse très légitime, mais on a voulu accélérer les choses et cette accélération est devenue massification de l'enseignement. Le résultat de cette démocratisation est qu'il y a moins d'élèves issus des milieux populaires dans les classes préparatoires et à l'École polytechnique. Lisez Le premier homme de Camus et regardez Monsieur Germain qui n'aurait pas sa place dans l'enseignement d'aujourd'hui ! Les inspecteurs le suspendraient pour sa sévérité et Albert Camus n'aurait pas pu devenir cet écrivain que nous connaissons tous ! Pourquoi ? Pensons à la répercussion qu'a eue le livre Les héritiers de Pierre Bourdieu ! Celui-ci dénonçait l'acquisition d'un capital culturel au sein de la bourgeoisie avant toute scolarisation et que l'école conforte, en distinguant les élèves qui en sont bénéficiaires sous couvert de l'égalité des chances. Dénoncer cette forme de connivence de la culture a conduit à remettre en cause la notion même d'héritage. Du reste, la suppression de l'épreuve de culture générale dans un certain nombre de concours administratifs participe de cette remise en cause, encouragée par le Comité représentatif des associations noires de France ! Parce que, dit-on, la culture générale avantage ceux qui ont les codes !
L'inhéritage revient au programme, sous prétexte que faire fi du capital culturel des élèves permet de réaliser, de façon plus efficace, l'égalité. Dès lors, les enfants issus des milieux défavorisés ont de moins en moins de chances de s'élever et ceux issus de la bourgeoisie quittent l'école de la République pour fréquenter des établissements où une telle idéologie ne sévit pas.
Étant donné le désastre scolaire d'aujourd'hui, il me paraît normal que les magazines publient les palmarès des lycées car tous les parents se posent désormais la question ! Autrefois, les parents ne réfléchissaient pas sur l'établissement où scolariser leurs enfants, la confiance dans l'école publique régnait. J'ai grandi dans le dixième arrondissement de Paris et j'ai été scolarisé à deux pas de mon domicile ! J'ai moi-même déménagé à Bourg-la-Reine pour mettre mon propre fils au lycée Lakanal et j'ai dû faire jouer mes relations pour qu'il y soit scolarisé dès l'entrée au collège ! Soit dit en passant, mon choix du lycée Lakanal a été désastreux, car ce n'était déjà plus un grand lycée ! J'aurais dû le mettre plutôt au collège à Paris, et je ne l'ai pas fait ! Que les parents aient conscience de la situation me paraît la moindre des choses et leur souci d'assurer à leurs enfants une éducation digne de ce nom va de soi ! Il s'agit ainsi de les mettre à l'abri d'une idéologie égalitaire qui, au bout du compte, entretient les pires des inégalités.
Nous allons maintenant entendre M. Jérôme Léonnet, directeur central adjoint de la sécurité publique et chef du service central du renseignement territorial à la direction centrale de la sécurité publique du ministère de l'Intérieur.
Votre carrière au sein de la police nationale s'est déroulée en grande partie dans le renseignement, que ce soit à la direction de la surveillance du territoire, aux renseignements généraux puis au service central du renseignement territorial.
C'est à votre service qu'il revient de collecter du renseignement sur « tous les faits de société visant à remettre en cause les valeurs républicaines tels que les dérives sectaires, les phénomènes de repli communautaire et identitaire ainsi que la contestation politique violente ».
C'est pourquoi la commission d'enquête a souhaité vous entendre afin d'établir la réalité et la gravité des faits qui ont conduit à sa création. On rapporte en effet que le nombre d'incidents liés à la minute de silence organisée le 8 janvier 2015 dans les établissements scolaires serait supérieur aux deux cents communiqués par le ministère de l'Éducation nationale.
Enfin, dans le contexte actuel, nous souhaitons avoir votre avis sur le rôle de l'école ainsi que la coopération avec les services de l'Éducation nationale en matière de lutte contre le terrorisme islamiste.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jérôme Léonnet prête serment.
Chacun pourra comprendre qu'il y a des sujets sur lesquels il est préférable de ne pas trop communiquer, même si le rattachement du service central du renseignement territorial (SRT) depuis 2008 à la direction centrale de la sécurité publique du ministère de l'intérieur marque nécessairement une ouverture, par rapport au caractère secret des services de renseignement que j'ai bien connus dans d'autres périodes de ma carrière.
Vous avez mentionné la question de la « minute de silence ». La lutte contre la radicalisation ne faisait pas initialement partie du domaine de compétence du Service central du renseignement territorial, nouveau nom donné en 2013 au Service chargé des informations générales créé en 2008. La question de l'islam radical était - et est toujours - du ressort de la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure), notamment lorsque ce phénomène est précurseur de terrorisme ou de djihadisme. Cependant, depuis la fin de l'année 2013 et surtout en 2014, le SRT a observé une forte recrudescence des signalements de radicalisation, à travers notamment de la « Plateforme d'assistance aux familles et de prévention de la radicalisation », mise en place par l'UCLAT (unité de coordination de la lutte antiterroriste) du ministère de l'Intérieur. De même, sa présence au sein des commissariats et gendarmeries lui permet d'avoir une connaissance directe des témoignages relatifs aux comportements d'individus en voie de radicalisation.
En outre, le renseignement territorial travaille depuis déjà longtemps sur deux thématiques :
- les dérives urbaines et la lutte contre l'économie souterraine qui, depuis des années, occupent nos services que ce soit en matière de renseignement ou de sécurité publique, et nous ont permis, avant 2008, d'identifier des profils radicaux dans les quartiers. Mohammed Merah était ainsi une « petite frappe de banlieue » avant de devenir un terroriste ;
- l'islam de France et les tentatives de déstabilisation notamment des lieux de culte. Les médias ont fait état d'une note du renseignement territorial dans laquelle était évoqué le nombre de 90 mosquées déstabilisées au point d'être radicalisées.
À partir de 2014, le phénomène prend une autre ampleur, notamment en ce qui concerne le signalement. Les chiffres, à vérifier ou réels, donnent tout de même le sentiment que, depuis la fin de 2010, les phénomènes de radicalisation sont en nette augmentation, sans doute en lien avec la guerre en Syrie et les printemps arabes.
Le SRT bénéficie traditionnellement de remontées d'informations sur ce qui se passe dans les collègues et les lycées, qui constituent, comme d'autres administrations, un vivier d'observation. Le milieu de la sécurité publique nous a aidés à obtenir les témoignages des proviseurs, professeurs et parents d'élève. Notre métier du renseignement territorial est de recueillir toutes les informations et de les synthétiser. Depuis plusieurs années, avant même qu'apparaisse le phénomène de radicalisation, les services en charge du renseignement territorial n'avaient pas manqué d'observer les difficultés vécues au quotidien, dans les classes, par des enseignants confrontés aux incivilités liées aux dérives urbaines, aux « fortes têtes », à des attitudes récurrentes de contradiction apportée aux messages de l'Éducation nationale. Un film récent « Les héritiers » décrit très bien la difficulté des professeurs à canaliser ces comportements.
Concernant les chiffres de l'année 2014, je m'empresse de dire que, heureusement ou malheureusement, le renseignement territorial n'a pas vocation à quantifier ce que vous pouvez considérer comme des incidents, mais que nous essayons d'analyser et de synthétiser des remontées au fil de l'eau. Nous avons ainsi remarqué que les enseignants étaient confrontés, dans le cadre des contradictions dont ils sont l'objet régulièrement de la part de certains de leurs élèves, à un aspect nouveau, religieux, notamment en lien avec les questions du port du voile ou de la laïcité.
La séquence dramatique du 7 janvier, et les cérémonies de recueillement consécutives, n'ont donc pas donné lieu à quantification. Cependant, les éléments d'observation remontés par nos services - le renseignement territorial étant représenté dans tous les départements, même si les effectifs se limitent parfois à 5 ou 6 personnes - et nos camarades de la sécurité publique et de la gendarmerie ont permis de confirmer les difficultés évoquées.
Le chiffre de 200 incidents avancé par l'Éducation nationale ne me surprend pas. J'ai le sentiment que, dans une grande majorité des cas, la situation a été très difficile à gérer pour les enseignants, qui se sont trouvés confrontés à des contradictions construites, signe que les élèves avaient probablement, dans leur milieu familial ou entre eux, élaboré de véritables argumentaires. Ceci n'est pas étonnant vu l'ampleur du message médiatique. Dans des cas minoritaires, mais qu'il faut souligner, d'autres professeurs ont su parfaitement répondre à ces contestations. Il est donc aujourd'hui plus que jamais indispensable de donner aux proviseurs, et surtout aux enseignants, des éléments de langage. Si ce n'est pas de la compétence du renseignement territorial, je tiens à souligner la qualité du travail effectué en ce sens par le comité interministériel de prévention de la délinquance (CIPD) pour contrer le message radical. Nous souhaitons, en lien avec nos camarades de la sécurité publique qui luttent déjà contre les stupéfiants et les dérives sectaires, contribuer à l'élaboration de discours de prévention dans le domaine de la radicalisation.
Vous confirmez les chiffres du ministère de l'Éducation nationale qui a recensé près de deux cents incidents, mais je reste dubitatif : il est difficile de croire qu'il n'y aurait eu en moyenne que deux incidents par département... Des départements ont-ils été épargnés par ce type d'incidents ? Cette commission d'enquête doit permettre de connaitre la vérité sur le nombre d'incidents signalés, afin d'avoir une photographie exacte de la situation. Il est également important de savoir quelles ont été les suites données à ces incidents, notamment judiciaires. Enfin, comment qualifieriez-vous la coopération avec les services de l'Éducation nationale ?
Le renseignement territorial n'a, à aucun moment, quantifié les remontées qu'il y a pu avoir sur les incidents, ne serait-ce que parce qu'ils ne provenaient pas uniquement du ministère de l'Éducation nationale. Le phénomène de radication touche également la Défense, la police... De plus, une vingtaine de services départementaux ne sont pas en mesure, du fait leur faible effectif, de produire des recensements exhaustifs d'incidents. Je vous le répète : le chiffre avancé de deux cents ne me surprend pas, mais je ne peux pas être plus précis.
S'agissant des suites données, je n'ai pas d'informations, n'exerçant pas les fonctions d'officier de police judiciaire et n'ayant pas accès aux procédures judiciaires.
Pour ce qui est de la coopération avec l'Éducation nationale - les proviseurs et parfois les enseignants -, elle me paraît bonne. Le SRT bénéficie des bonnes relations et des contacts antérieurement noués par la direction de la sécurité publique avec l'Éducation nationale.
Mais encore une fois, n'attendez pas de moi une quantification car je n'ai pas d'autres chiffres à vous fournir !
Certes, mais cette absence de chiffres peut développer un certain fantasme, d'où ma question.
À chaque fois qu'un service de police et a fortiori un service de renseignement s'intéresse de trop près à l'Éducation nationale, vous savez ce qui passe... Le sujet est sensible et le ministère de l'Intérieur prend en compte cette sensibilité.
Vous avez souligné les difficultés rencontrées par les enseignants, y compris en école élémentaire, lors de la minute de silence. Pensez-vous que les enseignants sont armés et formés pour réagir à ce type de comportement ? Est-ce leur rôle ou celui d'autres formateurs issus notamment de la gendarmerie ou de la police ?
Vous avez signalé que quatre-vingt-dix mosquées seraient considérées comme radicalisées et déstabilisées. Qu'en est-il des aumôneries installées dans les établissements scolaires ? Ces argumentaires élaborés dont vous avez fait état peuvent provenir des familles, mais aussi de représentants du culte présents dans les établissements scolaires.
Le sentiment que je vous donne est personnel. J'ai suivi ma scolarité dans l'enseignement public ; je crois que les enseignants ne sont pas outillés pour répondre à tout, mais qu'ils ont un vrai rôle à jouer vis-à-vis de ce type de contradictions. Les services de police ou de renseignement ne peuvent être le rempart sur des questions aussi fondamentales. Il n'y a d'ailleurs pas d'appel au secours de l'Éducation nationale en direction du renseignement territorial.
Des éléments de langage, qui relèvent de l'éducation civique, ont déjà été établis, comme je l'ai déjà indiqué, notamment par le CIPD. Même si la contradiction est structurée, elle ne résiste pas à l'explication de texte. Le discours radical n'est pas d'une grande intelligence ; il est aussi abruti que le discours sectaire. S'il profite des vulnérabilités et des fragilités de certains individus, il n'est pas compliqué de le démonter ! Certains enseignants y parviennent remarquablement bien. D'autres ressorts existent certes, comme la volonté de participer à des combats. Cependant, le démontage du discours religieux et la remise en perspective de la laïcité doit incomber aux enseignants. Il est essentiel de « récupérer » la génération des jeunes postérieure à 1995. Chacun doit rester à sa place. Nous n'intervenons que dans des situations dégradées, comme en matière de terrorisme ou djihadisme.
S'agissant des aumôneries, je ne dispose pas de remontées sur des déstabilisations religieuses, ce qui ne signifie pas qu'il ne se passe rien. Le renseignement territorial est confronté à un spectre large d'événements, qu'il s'agisse de troubles à l'ordre public, comme ceux en lien avec le barrage de Sivens, ou de matchs de football. Nos effectifs sont dans certains départements réduits. Cependant, nous disposons d'outils de surveillance afin de cibler les déstabilisateurs du « noyau dur ». Nous aurions remarqué des tentatives coordonnées de déstabilisation dans les collèges et lycées. À ce stade, ce n'est pas le cas.
Votre intervention replace les choses à leur juste niveau. Vous ne pouvez pas quantifier les incidents. Si j'ai bien compris, la création de cette commission d'enquête était motivée par la volonté de prouver qu'il y a eu plus d'incidents qu'annoncé, raison pour laquelle ce format a été préféré à celui de la mission d'information. Il y a là volonté de mettre en accusation ou, du moins, en cause une personne ou une institution. Derrière tout cela il y a la poursuite de la théorie du complot, un fantasme selon lequel on chercherait à déstabiliser l'école, l'État, la République et la Nation. Certes, les tireurs fous et les profanateurs de tombes méritent d'être enfermés, mais ils ont toujours existé, même s'ils sont peut-être plus nombreux et excités par l'actualité.
Vous avez bien retracé les relations entre la police, la justice et l'école. Pendant de longues années, ces institutions se sont ignorées. Prédominait même, j'ai pu le constater comme enseignant, une méfiance. Désormais, même en zone prioritaire, des contacts se sont renoués. La police de proximité, là où elle subsiste, permet de désamorcer les problèmes avec les jeunes.
À la suite des évènements de janvier, des dispositifs spécifiques et innovants de détection des « loups solitaires » ont-ils été mis en place ?
Votre question porte davantage sur le renseignement territorial en matière de lutte contre les radicalisations que sur l'Éducation nationale. Le Premier ministre et le ministre de l'Intérieur ont annoncé le renforcement capacitaire du renseignement territorial, par l'affectation de 500 policiers et gendarmes sur trois ans.
La réforme de 2008 avait limité l'usage par le renseignement territorial des outils de surveillance dits du « milieu fermé » puisqu'il n'était pas censé s'occuper de la prévention du terrorisme. Désormais, il apparait nécessaire de le doter de nouveaux moyens techniques et juridiques, comme l'accès à des fichiers et des dispositifs technologiques appropriés.
Aujourd'hui, contrairement au parcours de Mohammed Merah, la radicalisation se fait sur internet, sans sortir de sa chambre, en quinze jours. Si le grand public n'a accès qu'à 15 % d'internet, les 85 % restants, le « darknet », sont accessibles grâce à Thor, un outil d'anonymisation ; on peut y suivre de véritables cours de grand banditisme, de trafic de stupéfiants et de radicalisme islamique.
Le renseignement territorial disposera prochainement de nouveaux moyens, notamment pour fermer des sites internet, dont l'Éducation nationale sera également bénéficiaire.
Les conclusions de la commission d'enquête sur les dérives sectaires et de celle sur la lutte contre le djihadisme se recoupent - hélas ! - sur les méthodes d'endoctrinement rapides et efficaces des jeunes. L'Éducation nationale comme les parents bénéficieront des résultats de votre travail.
Sur le chiffre de deux cents ou trois cents incidents, qu'importe ! Ce qui compte c'est d'observer la manière dont les informations remontent ou pas. Le fantasme qu'évoquait le rapporteur repose sur l'idée que toutes les mains courantes n'ont pas été déposées ou relayées. L'essentiel est de se centrer sur nos valeurs.
Sans vouloir relancer le débat, ma question partait du constat que tout et son contraire est dit sur les incidents. Je ne me réjouirais évidemment pas qu'il y ait eu vingt mille incidents, mais avoir des chiffres est indispensable pour fonder une analyse objective et crédible. J'ai compris que c'était un sujet sensible dans le domaine de l'éducation.
Le sujet est sensible mais ce n'est pas la raison pour laquelle je ne peux pas apporter de réponse à votre question. Le renseignement territorial n'a tout simplement ni vocation ni les moyens de recenser ce type d'incidents. D'autant plus que ces incidents, contrairement à l'exemple bien connu des manifestations, n'étaient pas anticipés. Le chiffre de deux cents ne m'a pas surpris.
Je veux insister sur le fait que ces incidents ne se sont pas produits uniquement dans l'Éducation nationale mais ont concerné plusieurs autres services publics : l'administration pénitentiaire, la police, l'armée, sans doute la justice. La radicalisation est un phénomène fortement émergent dans plusieurs secteurs. Les printemps arabe et la situation en Syrie y ont contribué.
Les collégiens voire les lycéens sont à l'âge de la contradiction. À force d'entendre « je suis Charlie », certains ont eu envie de dire « je ne suis pas Charlie », simplement par esprit de contradiction ou par agacement, sans pour autant avoir de penchant djihadiste. Il faut interpréter avec prudence ce qui se produit dans un lieu aussi sensible que l'école.
Je pense aussi à l'émoi suscité par le fait que certains joueurs de football ne chantent pas La Marseillaise, alors que ce fut le cas pendant des années sans provoquer de remous.
Le renseignement territorial a vocation à être attentif à l'Éducation nationale car elle fait partie du corps social. Si mes services peuvent apporter leur pierre, ils l'apporteront. Il suffit de rappeler les progrès qui ont été faits en matière de lutte contre les stupéfiants et les dérives sectaires. Il faut se garder de diaboliser ou de traiter à part les phénomènes de radicalisation, qui résultent ni plus ni moins des mêmes fragilités et des mêmes vulnérabilités que d'autres dérives. Ils appellent un message de contradiction de notre part. Le plus compliqué est de diffuser ce message partout.
Nous recevons maintenant M. Henri Peña-Ruiz, professeur de philosophie, écrivain et maître de conférences à l'Institut d'études politiques de Paris.
Agrégé puis titulaire d'un doctorat en philosophie, vous avez enseigné en classes préparatoires. Au cours de votre carrière, vous avez publié plusieurs ouvrages consacrés à la laïcité - notamment Qu'est-ce que la laïcité ?, une Histoire de la laïcité et, plus récemment, un Dictionnaire amoureux de la laïcité - afin d'en retracer l'histoire, d'en préciser la définition et les implications, ainsi que de faire part de votre point de vue engagé sur la question.
C'est en qualité de spécialiste reconnu des questions de laïcité que vous avez été appelé en 2003 à faire partie de la commission de réflexion sur l'application du principe de laïcité dans la République, présidée par Bernard Stasi.
Enfin, vous vous êtes également intéressé à l'institution scolaire et à l'école républicaine en particulier, que vous décrivez comme remise en question et affaiblie.
La commission d'enquête souhaite recueillir votre avis sur l'état actuel de la transmission des valeurs républicaines, au premier plan desquelles figure la laïcité, dans le cadre de l'école. Comment transmettre la laïcité et la faire vivre au sein de nos établissements scolaires ?
Enfin, l'enseignement parfois difficile des principes républicains n'est-il pas le corollaire d'une relativisation du savoir, de l'instruction et donc de l'autorité du maître ?
Avant de vous passer la parole, le formalisme des commissions d'enquête me conduit à vous demander de prêter serment. Je suis également tenue de vous indiquer que tout faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.
En conséquence, je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité : levez la main droite et dites « je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Henri Peña-Ruiz prête serment.
philosophe, écrivain, maître de conférences à l'Institut d'études politiques de Paris, ancien membre de la commission Stasi sur la laïcité. - A titre liminaire, je tenais à dénoncer la multiplication abusive des définitions de la laïcité qui tend à en relativiser la signification. Pour moi, il n'y a, en fait, qu'une définition de la laïcité qui réponde aux aspirations des personnes authentiquement attachées à un cadre républicain assurant l'accueil de tous et conforme au triptyque liberté, égalité fraternité. Le mot grec Ëáúêüò (laikos) désigne l'unité indivisible d'une population et celui de ËÜïò (laos) désigne le simple membre de cette population sans qu'aucune distinction ne lui soit accordée.
Lorsque je contemple une assemblée humaine, je suis ainsi en mesure d'identifier le laikos et, en promenant mon regard sur les êtres humains qui le constituent, je vois avant tout des êtres humains au-delà de leurs convictions spirituelles, les convictions religieuses et humanistes. D'ailleurs, d'après un récent sondage, les personnes animées de convictions humanistes, c'est-à-dire agnostiques ou athées, seraient en France majoritaires. Ainsi, la laïcité n'a pas rapport qu'aux religions, mais également à tous les types de conviction.
Le laos n'obéit ainsi à aucun principe de différenciation et doit également être animé par un principe de paix et de concorde. Avant de nous réclamer de telle ou telle croyance, nous demeurons avant tout des êtres humains et ce qui nous est commun doit primer sur ce qui vient après et qui nous différencie. Nelson Mandela ne se battait pas pour des droits noirs ou blancs, mais pour des droits qui étaient communs aux Noirs et aux Blancs indépendamment de leurs différences. Le droit à la différence est une expression ambiguë, car si ma couleur de peau me différencie de celle de mon voisin, cette différence ne relève pas du droit, mais du fait. Il vaudrait ainsi mieux souligner que quelles que soient les différences secondaires, les êtres humains doivent jouir d'un égal respect et d'une égalité de traitement excluant tout privilège comme toute stigmatisation. D'un point de vue étymologique, la laïcité désigne bel et bien la mémoire vive de l'unité première de l'humanité, en amont de ses différenciations, et ce rappel fournit un principe de concorde.
Il faut relativiser les différences et les assigner dans la sphère privée individuelle ou collective. Ainsi, une réunion de libres penseurs qui discutent ensemble est une affaire privée collective.
Quelle est la finalité d'un État républicain ? Selon son étymologie, « res publica », il s'agit bel et bien de la chose publique, donc du bien commun à tous, l'intérêt général. Il est ainsi de l'intérêt général qu'il y ait des hôpitaux publics, des écoles publiques, des maisons de la culture ouvertes à tous, qu'ils soient religieux, athées ou agnostiques. Les options spirituelles n'engagent que leurs adeptes. Ainsi est assignée la fonction universelle, qui nous importe à tous, de la laïcité. Celle-ci ne se définit nullement comme le refus des particularismes mais plutôt comme l'affirmation selon laquelle les particularismes ne sauraient en aucun cas primer sur l'universel et sur la loi générale.
Dès lors, comment définir la laïcité ? Pour ce faire, je me place au degré zéro de la constitution de la cité, à la manière d'une assemblée constituante. Quels sont les principes qui permettent à des personnes de croyances diverses de coexister le plus justement possible au sein d'une « civitas », nom latin de la polis (ðüëéò) grecque qui désigne la communauté politique ? La devise républicaine peut nous montrer le chemin. D'une part, liberté, c'est-à-dire la liberté de conscience : les croyants sont libres de croire, mais ils n'engagent qu'eux-mêmes. Les athées sont libres de ne pas croire en Dieu, mais ils n'engagent également qu'eux-mêmes et ne sont donc pas fondés à persécuter les religions. L'athéisme officiel de l'Union soviétique stalinienne bafouait autant la laïcité que l'obligation de la prière publique dans les écoles en Pologne. C'est ainsi une erreur majeure que de penser que la laïcité est une machine de guerre contre les religions.
En revanche, que fait la laïcité face aux convictions religieuses ? Elle leur demande de se tenir à leur place de conviction spirituelle partagée par certains et non par tous, et de demeurer ainsi dans l'ordre du particulier. La République, en mettant en avant ce qui est commun à tous, ne peut pas accorder à certains particularismes un quelconque privilège. La France républicaine n'est plus la fille ainée de l'Église. Elle n'est pas pour autant la fille ainée de l'athéisme, mais elle est plutôt devenue neutre, au sens de l'étymologie latine de ce terme qui signifie « ni l'un ni l'autre ». Marianne n'est ni croyante ni athée, mais elle porte sur sa tête l'admirable bonnet phrygien de l'esclave affranchie. D'ailleurs chacun peut se reconnaître dans ce bonnet, puisque la liberté, c'est un processus de libération qui implique l'arrachement aux préjugés, aux faux-semblants du vécu. L'école publique, laïque, obligatoire et ouverte à tous doit ainsi engager ce processus.
Le premier principe de la laïcité est en définitive la liberté de conscience ; la liberté religieuse n'étant qu'un cas particulier de cette dernière.
Poursuivons notre raisonnement. À côté de la liberté de conscience, les athées, les croyants et les agnostiques doivent jouir d'une stricte égalité de traitement. Ainsi, le principe d'égalité a pour conséquence que la religion ne plus jouir de privilège, pas plus d'ailleurs que l'athéisme. Si la laïcité éradique les privilèges économiques et financiers de la religion de naguère, ce n'est pas pour leur substituer les privilèges institutionnels de l'athéisme, mais pour faire en sorte que désormais plus personne ne puisse dominer la sphère publique en lui imposant son option particulière. Le mérite immense de la laïcité, qu'il importe de souligner en faisant montre d'une pédagogie patiente, réside dans ce démantèlement des privilèges publics de la religion, comme le souligne l'article 2 de la loi du 9 décembre 1905 : la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. L'absence de la reconnaissance des cultes marque ainsi la fin de ce que leur avait accordé Napoléon dans le Concordat, les ministres du culte ne sont plus payés par la puissance publique, mais par leurs fidèles, et les lieux de culte et tout ce qui est requis par leur usage doivent demeurer à la charge des fidèles.
En ne substituant pas aux privilèges des religions ceux de l'athéisme, ce principe d'égalité demeure conforme à l'idée républicaine. De ce fait, toute idée de subvention avec de l'argent public des écoles privées, quand bien même celles-ci enseigneraient une forme d'humanisme athée, doit demeurer proscrite, au risque d'employer l'argent public pour favoriser l'émergence de nouvelles formes de communautarisme.
En se consacrant à ce qui est commun à tous, la République permet aux croyants de réaliser des économies qui bénéficient, en retour, à l'intérêt général. Par cette dévolution exclusive de la puissance publique à la res publica, les personnes privées sont en mesure de mobiliser les financements nécessaires à la pratique des cultes auxquels elles adhèrent. Cette idée était, en son temps, avancée par Jean Jaurès lorsqu'il préconisait la suppression des cultes puisque ceux-ci n'engageaient que les croyants. Ainsi, l'existence de grands services publics permet aux croyants de dégager les ressources nécessaires au financement de leurs cultes particuliers. Si la République veut être conforme à son idée, elle n'a pas d'autre finalité que de servir l'intérêt général. Dans le triptyque laïc qui repose sur l'idée de liberté, sur l'égalité des droits et sur l'universalité, il n'y a pas, comme le disait Victor Hugo, de virgule, mais des traits d'union.
J'appelle donc laïcité le principe d'union de tout le peuple, laos, qui implique la liberté de conscience, l'égalité de droits entre athées, croyants et agnostiques, et l'orientation universaliste de la puissance publique. Toute autre définition me paraît ainsi superfétatoire. D'ailleurs, si on compare avec d'autres pays où les religions continuent à bénéficier de l'argent public, comme en Allemagne où l'on collecte l'impôt religieux par la voie publique, il ne saurait y avoir d'autres formes de laïcité. En bon platonicien, pour lequel le coeur et la raison sont tout proches, j'en ai assez de la sempiternelle relativisation de la laïcité qui se voit alors dessaisie de sa puissance et de sa force de conviction. Ainsi, les concepts de laïcité ouverte, inclusive, plurielle fournissent des machines de guerre polémiques et sémantiques contre l'idée même de laïcité.
Je souhaite que les élus affirment, avec force et vigueur, la laïcité. Lorsque François Fillon s'est rendu à Rome pour la béatification de Jean-Paul II, dans l'exercice de ses fonctions de Premier ministre, le parti socialiste a protesté au nom de la laïcité. Le déplacement de Manuel Valls, quatre ans après, à Rome, pour cette fois-ci, la canonisation de Jean-Paul II, ne suscite aucune opposition puisque cette démarche est mise au compte de relations interétatiques. Arrêtons de telles pratiques illogiques ! Il n'est pas acceptable d'afficher sa croyance, qui relève du domaine privé, dans l'exercice de fonctions ministérielles ! J'ai enseigné près de quarante-trois ans la philosophie dans les lycées publics, que ce soit en classes terminales, ou en classe de première ou de lettres supérieures, et désormais à l'Institut d'études politiques de Paris, jamais mes élèves n'ont su si je croyais en Dieu ou pas. Et je refusais de répondre à cette question, lorsqu'elle m'était posée, en rétorquant que c'était mon affaire et que je n'avais, du reste, pas à savoir ce que mes élèves croyaient, du moment qu'ils n'avaient pas envie de le dire. Étant respectueux de leur sphère privée, j'attendais, en retour, que l'on soit respectueux de la mienne.
En outre, la République ne me confie pas ses enfants pour que je leur inculque une quelconque forme de prosélytisme. Mon abstention est la condition de mon égal respect de ceux qui sont parmi vous croyants, athées ou agnostiques. Vous ne m'entendrez jamais proférer de critique contre la religion ou l'athéisme, ce qui ne m'empêchera pas d'évoquer la condamnation à mort de Giordano Bruno, auquel on coupe la langue et qu'on brûle vif à Rome pour avoir osé dire que l'univers était infini. Le complexe théologico-politique, que dénonce d'ailleurs Spinoza dans son Tractatus, doit être mis en cause, et non la religion en elle-même. Un professeur de philosophie peut évoquer ce fait, qui relève d'ailleurs de ce que l'on désigne comme le fait religieux.
Je profite de mon intervention pour souligner qu'il conviendrait, plutôt que d'enseigner le fait religieux, d'éduquer aux humanités qui regroupent notamment la mythologie gréco-latine, le contenu doctrinal des religions ainsi que leur histoire effective. Je ne vois pas pourquoi l'école réduirait l'enseignement des convictions à la seule dimension religieuse, ce qui instaurerait une nouvelle discrimination colportée par l'école de la République. Il m'est souvent arrivé d'évoquer tel ou tel débat doctrinal de l'Église devant mes élèves, en explicitant une page des Confessions de Saint-Augustin, l'opposition de la grâce entre Jansénistes et Jésuites, ou encore certaines idées de Blaise Pascal. Le professeur de philosophie doit donner à connaître les conceptions des uns et des autres. Il m'est, de même, arrivé d'analyser des pages de d'Holbach ou encore d'Helvétius, philosophes athées du XVIIIe siècle, car il m'importait que mes étudiants connaissent l'ensemble des conceptions spirituelles. Pour illustrer, devant mes élèves, la façon dont une religion représente l'origine du monde et de l'humanité, il m'est également arrivé de leur donner à lire une page de la Genèse. Je n'avais alors pas conscience de violer les principes de la laïcité mais, fidèle au rôle de l'école, d'oeuvrer en faveur d'une pensée critique qui soit libératrice.
Je regrette amèrement que l'école encourage désormais les élèves à se définir par une appartenance identitaire ou par leur croyance. L'école de la République se doit d'être l'école de la distance et l'enseigner aux élèves. Ainsi, les frères Kouachi n'éprouvaient aucune distance entre leur être et la religion, ce que Voltaire définissait, dans ses Lettres philosophiques, comme le fanatisme. On n'est pas une religion, on a une religion. Rappeler que cette démarche est de l'ordre de l'avoir et non de l'être est extrêmement important, car le rôle de l'école de la République, à distance de tous les groupes de pression de la société civile, qu'ils soient religieux, politiques ou économiques, est de travailler dans une distance à soi qui est un gage de tolérance. Il faudrait, me semble-t-il, rectifier l'article de la Constitution selon lequel « la République respecte toutes les croyances ». Il vaudrait mieux dire que la République respecte tous les êtres humains dans leur liberté de croire, car c'est la personne du croyant en sa liberté fondamentale de croire qui est respectable, et non le contenu de sa croyance. Occulter une telle différence revient à nourrir le fanatisme.
N'oublions pas que les élèves sont des êtres qui s'élèvent, comme le souligne la belle étymologie de ce terme, avant que d'être des apprenants. Ils peuvent le faire à la condition, comme le disait Montaigne dans ses Essais, de distinguer « entre la peau et la chemise », évoquant la distance nécessaire entre l'homme et les fonctions de maire de Bordeaux qu'il assumait alors. Comme le disait également Marc-Aurèle, il ne faut pas jouer à césariser en permanence, mais vivre en tant qu'homme une fois rentré en ses pénates, c'est-à-dire dans la distance à soi. Cette notion recoupe la « pensée de derrière » chère à Pascal, pour qui l'homme n'est pas réductible au personnage social qu'il lui faut jouer.
Enfin, la laïcité n'est pas une simple sécularisation entendue au sens du transfert des autorités régulières, c'est-à-dire des religieux vivant séparés du reste de la société, à des autorités séculières, inscrites dans le siècle et par conséquent civiles. Elle consiste bien plutôt en une émancipation. Ainsi, à Rome, le pater familias, dans une société certes patriarcale, reconnaissait l'autonomie de ses enfants, c'est-à-dire leur capacité à se fixer leurs propres règles, et les émancipait, c'est-à-dire les faisait sortir littéralement de la dépendance paternelle. L'émancipation désigne le processus de sortie de la dépendance, mais ne peut être atteinte sans la distance à soi. C'est pourquoi les élèves, dans les écoles, doivent savoir qu'ils ne sont pas là en tant que musulmans, catholiques, de confession juive ou d'humanisme athée, mais en tant qu'êtres humains. Ils doivent le savoir et c'est la raison pour laquelle j'étais, au sein de la commission Stasi, totalement favorable à la loi de 2004 qui était destinée à protéger les établissements scolaires de tout prosélytisme religieux. Et nous avions pris la peine de citer trois exemples de tenue vestimentaire ostentatoire, à savoir la kippa, le voile et la croix charismatique des Journées mondiales de la jeunesse (JMJ). Rappelons-nous qu'une affaire de kippa était survenue à Creil avant l'affaire du voile islamique. La loi de 2004 avait une vocation plus générale puisque son concernait le port de l'ensemble des signes religieux.
Je terminerai mon propos en évoquant l'amalgame entre la culture et les cultures. Au nom de la culture que ne fait-on pas ? A Paris se trouve un institut des cultures de l'Islam ! On dirait que Bertrand Delanoë puis Anne Hidalgo ont suivi les recommandations de la commission Machelon, instituée par Nicolas Sarkozy et qui, fort de la différence entre le culte qui n'est pas finançable et la culture qui l'est, préconisait la création d'associations culturelles qui, on le sait, deviennent progressivement des associations cultuelles. Voilà le genre de subterfuges que certains de nos élus, quelle que soit leur appartenance politique, cautionnent ! En effet, je repère des manquements à la laïcité dans les municipalités gérées aussi bien par des élus de droite que de gauche. Comme observateur et penseur de la laïcité, je crois essentiel de rappeler aux élus qu'ils ont le devoir d'appliquer les lois qui ont été votées. Entre culte et culture, il n'y a certes que deux lettres de différence, mais le glissement de l'un vers l'autre n'est pas acceptable.
Il me paraît également très dangereux d'encourager les hommes à se définir culturellement par la religion puisque la culture concerne également le vivre ensemble qui se transmet par l'éducation. Une ambiguïté entre deux définitions distinctes de la culture demeure. Traditionnellement, la culture désigne un processus de transformation, puisque collere signifie cultiver, prendre soin de la terre. Ainsi, la culture désigne le dépassement du donné. Or, on nous propose, au nom de la culture, une soumission au donné, qui relève d'une vision ethnographique de soumission à la tradition. En tant que philosophe et républicain soucieux d'émancipation, je préfère la culture comme émancipation de la tradition à une conception de sujétion à cette même tradition. Non pas que cette dernière soit foncièrement mauvaise, puisqu'elle est passible du jugement critique, comme nous le rappelle Montaigne ou encore Molière, dans Le Tartuffe, à propos de l'obligation faite à la femme de cacher telle ou telle partie de son corps :
« Couvrez ce sein que je ne saurais voir :
Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées ».
Et Dorine de répondre à Tartuffe :
« Vous êtes donc bien tendre à la tentation,
Et la chair sur vos sens fait grande impression !
Certes je ne sais pas quelle chaleur vous monte :
Mais à convoiter, moi, je ne suis pas si prompte,
Et je vous verrais nu du haut jusques en bas,
Que toute votre peau ne me tenterait pas. »
Molière avait parfaitement compris. Cessons ainsi de confondre religion, cultures et culte et maintenons des distances, car les distances sont émancipatrices.
J'ai ainsi souhaité, en une vingtaine de minutes, vous résumer une philosophie de la laïcité, car j'ai pensé que celle-ci, ainsi définie, n'a nul besoin d'adjectifs qualificatifs, à l'instar de la liberté et de l'égalité qui se suffisent à elles-mêmes. Oui, je crois que la laïcité se suffit également à elle-même.
Je vous remercie de votre écoute.
Je vous remercie de votre intervention. Je passe maintenant la parole à mes collègues.
Merci pour votre exposé brillant et sans note. Vous venez de nous présenter, de manière à la fois simple et structurée, tout en mobilisant une grande diversité de sources, qu'elles soient philosophiques, littéraires et même théologiques, un ensemble de réflexions qui devancent mes interrogations. J'aurai toutefois trois questions à vous adresser. D'une part, pourriez-vous nous repréciser la place de la laïcité à l'école ? D'autre part, celle-ci est-elle suffisamment mise en pratique dans le fonctionnement des établissements scolaires ? Enfin, est-elle suffisante pour assurer ce qu'on a coutume de désigner comme le vivre-ensemble ?
Vous êtes manifestement animé par une sorte de foi en la laïcité. Je m'interroge cependant sur l'état des lieux de la laïcité aujourd'hui en France. Certes, nous sommes dans un État laïc, et pourtant la puissance publique finance les bâtiments destinés à l'accueil des croyants catholiques, ainsi que le déplacement des membres du Gouvernement à Rome. Comment gérer de telles entorses, ainsi que les discriminations qui font que les citoyens de confession musulmane ont l'impression d'être moins bien traités, parce qu'il y a des dérives pour les uns et pas pour les autres ? Comment gérer un tel clivage ? D'ailleurs, cette situation aboutit à faire prendre en charge le financement par des pays étrangers à vocation prosélyte, de centres de culte musulman du fait de l'absence de soutien de l'État, contrastant avec celui dont bénéficient d'autres cultes.
Il y a deux champs d'application de la laïcité : l'État et l'école. Les lois de Jules Ferry de 1881 et de 1886 assurent la séparation de l'école et de l'Église, qui est essentielle, comme l'indiquait Condorcet dans son Premier mémoire sur l'instruction publique afin de soustraire l'instruction aux conditions de fortune des élèves. Il fallait ainsi que l'instruction soit gratuite, laïque, c'est-à-dire indépendante de la religion, et obligatoire. En rendant obligatoire l'instruction publique, il considère que l'instruction est politiquement essentielle pour le peuple. Ainsi, dans ce mémoire, il rappelle qu'un peuple sans lumière, c'est-à-dire sans connaissance, serait susceptible de ramener au pouvoir des usurpateurs. Il ne suffit pas de donner le suffrage au peuple, mais aussi l'instruction qui lui permet d'exercer son suffrage. Ainsi, l'école n'est pas seulement un service public. J'avais, en 1989, contesté la définition de l'école impliquant qu'elle avait des usagers. Les élèves ne sont pas des usagers et j'avais trouvé la loi d'orientation de juillet 1989 conceptuellement malaisée. L'instruction est obligatoire et les élèves ne sont pas à l'école par choix, mais pour faire advenir le citoyen éclairé dont la République a besoin. Montesquieu l'explique parfaitement : tandis que le despotisme est innervé par la peur, la République, elle, fonctionne grâce à la vertu citoyenne, qui résulte elle-même de l'éducation, à la différence de la monarchie qui la fait reposer sur la notion de rang. Loin de n'être qu'un service public utile, l'école est ainsi une institution organique de la République. Ce qui s'accomplit à l'école doit être soustrait aux groupes de pression et d'intérêt que l'on trouve dans la société civile. L'école est « le lieu où l'on apprend ce que l'on ignore pour pouvoir, le moment venu, se passer de maître » comme aimait à le souligner Jacques Muglioni, et se passer de maître n'est possible que parce qu'on est devenu maître de soi-même. La République a ainsi besoin de citoyens intransigeants qui pensent par eux-mêmes et ne confondent pas obéir et se soumettre. « Un peuple libre obéit ; il ne sert pas » disait Jean-Jacques Rousseau. Dès lors, la laïcité, à l'école, suppose de la part des maîtres une déontologie laïque. Les fonctionnaires qui enseignent dans les écoles de la République sont des fonctionnaires de l'universel. Le maître qui rentre dans sa classe ne saurait être partisan, mais demeure le dépositaire d'une culture universelle qui émancipera. Telles sont la noblesse et la grandeur de l'enseignant. J'aurais d'ailleurs aimé que Nicolas Sarkozy, avant de déclarer que le prêtre était meilleur que l'instituteur, se souvienne de cela, ce qui lui aurait permis d'éviter de comparer l'incomparable et de conjecturer une telle hiérarchie.
Effectivement, l'école requiert la laïcité qui est d'abord, j'insiste sur ce point, la préservation d'un temps et d'un espace scolaires soustraits à toute pression de la société civile. Aucun document politique, religieux ou publicitaire n'a place dans l'enceinte de l'école, car les élèves ne sont pas encore citoyens. Il faut considérer, en évitant toute forme de démagogie, l'élève comme un citoyen en puissance. Il ne deviendra authentiquement citoyen qu'au terme de l'éducation, processus qui s'adresse à la raison qui git en tout être humain - « le bon sens est la chose du monde la plus partagée » soulignait Descartes dans son Discours de la méthode - qui demeure en puissance et que l'école a pour mission de faire passer à l'acte. Il faut tenir à distance l'ensemble des conditionnements politiques, religieux et commerciaux que les élèves, du reste, retrouvent dès qu'ils sortent de leur école.
L'autonomie est ainsi rectrice et je considère que si un voyage scolaire répond à une finalité pédagogique, il faut que son encadrement respecte les conditions de neutralité vestimentaire précisées dans la circulaire Chatel. Lorsqu'on prétend que des mères voilées peuvent bien accompagner leur enfant dans le cadre d'un voyage scolaire d'une vingtaine d'élèves, il faut garder à l'esprit qu'elles assurent des fonctions d'accompagnatrices au nom de l'État et doivent, à ce titre, être tenues à la même neutralité vestimentaire que les enseignants ou encore les conseillers principaux d'éducation. Imaginerait-on un accompagnant scolaire avec une kippa ou un tee-shirt arborant l'expression « humaniste athée » ? Aucun de ces signes ostensibles, y compris la croix charismatique, n'est recevable dans le cadre d'un voyage scolaire, qui n'est nullement une sortie touristique mais obéit à une finalité pédagogique.
S'agissant des lieux de culte et de leur financement, je viens de publier, ce matin même, un article dans le quotidien Libération sur le Concordat, dont je demande évidemment l'abrogation. Le Concordat est en effet l'appel, au nom du ciel, de privilèges terrestres. Napoléon s'en explique dans Le Mémorial de Sainte-Hélène en rappelant que les allégations spirituelles servent aux religieux pour s'emparer de la sphère terrestre. En outre, le Concordat s'inscrit, toujours selon Napoléon, dans une logique d'Ancien régime reposant sur le lien entre paiement et contrôle. « Je paie, donc je contrôle », et le catéchisme impérial renouera avec les exégèses de l'Écriture sainte de Bossuet, qui dépeignait le roi comme « le ministre de Dieu sur la terre », en présentant à son tour l'Empereur comme l'envoyé de Dieu sur la terre. Sortons, une bonne fois pour toutes, de cette logique du mécénat intéressé et réfléchissons sur la manière d'éviter le fanatisme.
La République n'a pas à faire un mécénat visant à acheter le conformisme des ecclésiastiques et à instaurer avec eux un rapport d'interdépendance personnelle. Quel religieux peut accepter une telle sujétion ? Au rapport de dépendance interpersonnelle et verticale hérité de l'Ancien régime se substitue une conception républicaine verticale des relations entre les citoyens qui ont des droits, mais qui ont également des devoirs. Lorsque l'imam Bouziane à Lyon appelle à battre une femme adultère, il est immédiatement traduit en justice, et c'est bien, car c'est au nom de la loi que le peuple se donne à lui-même, qu'un contrôle est exercé et ce, loin d'un rapport de dépendance interpersonnel. Je considère louable de vouloir que les citoyens de confession musulmane échappent à l'emprise des Wahhabites, mais il n'est pas louable de le faire en payant. La bonne solution passe par ce que préconise M. Abdennour Bidar, selon lequel c'est aux croyants de faire le ménage chez eux ! Si la construction d'une mosquée relève d'une sorte de troc contre la possibilité de choisir les imams, la démarche est indigne ! On ne saurait acheter des hommes car c'est aux croyants eux-mêmes de s'organiser conformément à la loi. Les catholiques l'ont fait à la lumière de l'exigence laïque, à l'instar de l'abbé Félicité de Lamennais qui militait en faveur d'une conception libérale du christianisme et considérait que la séparation entre l'Église et l'État rétablirait l'Église dans sa vocation spirituelle désintéressée. L'aggiornamento conduit par les catholiques, du fait de la pression de la laïcité, est une démarche que les musulmans devront, à leur tour, conduire. Mais ce n'est pas à la République d'imposer les dirigeants du culte musulman, moyennant de l'argent pour construire des mosquées.
Je suis ainsi hostile à la construction de mosquées financée sur fonds publics. Mais, me direz-vous, les catholiques, avec leurs 34 000 lieux de cultes recensés en 1905, bénéficient d'un réel privilège. Soit, car une telle couverture demeure un legs de l'histoire. La loi de 1905 énonce deux types de normes : celles qui, d'une part, prévalent à compter du 1er janvier 1906 et qui mettent toute construction d'un lieu de culte à la charge de ses fidèles, et celles qui, d'autre part, concernent les bâtiments antérieurs, comme les églises et les cathédrales, dont certaines sont classées monuments historiques, et dont l'entretien est financé par l'État au titre du patrimoine culturel. Il est normal que l'État ait réparé les flèches de Notre-Dame-de-Paris détruites par la grande tempête et cette démarche s'analyse comme une subvention à la culture et non au culte. Cette démarche n'est nullement à mettre au compte d'une quelconque forme de discrimination ! Le recteur Dalil Boubakeur a récemment souligné l'absence de déficit de lieux cultes musulmans en France. Il a par ailleurs rappelé que l'organisation de deux services de prières à la mosquée de Paris serait suffisante pour l'ensemble des fidèles présents en région parisienne. Certaines mosquées sont d'ailleurs peu fréquentées et l'imagerie de « l'Islam des caves », valable il y a une décennie, est aujourd'hui dépassée. Il faut ainsi arrêter de financer des lieux de cultes au risque d'attiser les revendications de l'ensemble des cultes.
Je me permets de raisonner à voix haute. Mais je souhaitais dénoncer le principe selon lequel le paiement vaut contrôle, une idée indigne de la République et une survivance de l'Ancien régime !
Ce n'est pas une polémique, c'est un désaccord !
S'agissant des accompagnateurs scolaires. Je suis très proche de ce que vous énoncez et la polémique vient du fait du texte de référence en la matière. S'agit-il de la Circulaire Chatel ou plutôt de l'avis du Conseil d'État selon lequel les accompagnateurs scolaires n'appartiennent pas au service public ? Je ne suis pas d'accord avec une cette conception, car toute personne qui accompagne relève de l'assurance scolaire de l'école alors que les élèves doivent, quant à eux, être couverts par une assurance personnelle. Cette dimension assurantielle vaut, à mes yeux, soumission aux principes du service public ou de la délégation de service public. Il est de la responsabilité des autorités scolaires, conformément à la circulaire Chatel, de veiller à ce que les accompagnateurs scolaires respectent une stricte neutralité vestimentaire. Je vous rejoins ainsi totalement sur cette question et je souhaitais vous le dire !
Nous vous remercions pour votre intervention de grande qualité.
La réunion est levée à 12 heures.
Nous recevons maintenant Mme Florence Robine, directrice générale de l'enseignement scolaire au ministère de l'Éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche.
Agrégée de physique et titulaire d'un doctorat en épistémologie et histoire des sciences, vous avez enseigné la physique et la chimie en classes préparatoires avant de rejoindre l'inspection générale de l'Éducation nationale (IGEN) en 2004. Vous avez ensuite été nommée rectrice des académies de Guyane, de Rouen et de Créteil, avant de prendre les fonctions de directeur général de l'enseignement scolaire en mai 2014.
Votre audition par notre commission d'enquête s'est imposée comme une évidence, tant au titre de vos responsabilités actuelles que de votre expérience au sein de l'Éducation nationale, notamment comme rectrice d'académie et membre de l'IGEN.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Florence Robine prête serment.
Je souhaiterais tout d'abord faire une présentation rapide des actions qui sont actuellement menées au sein de l'Éducation nationale autour des valeurs de la République et de la laïcité. Ces questions font l'objet d'un enseignement tout au long de la scolarité, inscrit dans le socle commun de connaissances et de compétences défini en 2006. La notion de compétences sociales et civiques, la connaissance des symboles de la République et de leur signification, figurent ainsi dans les programmes scolaires. C'est notamment le cas dans le premier degré, depuis 2008, avec, par exemple, un travail autour de la Marseillaise, de la Déclaration de droits de l'homme et du citoyen et des valeurs communes de notre République. Dans le second degré, cet apprentissage passe notamment par les programmes d'histoire et, au lycée, par les heures d'éducation civique, juridique et sociale (ECJS). Depuis la réforme récente du baccalauréat professionnel, un certain nombre de thèmes tels que le citoyen et la République, le fonctionnement des institutions, ou encore l'engagement du citoyen, figurent au programme de cette filière.
Par ailleurs, une nouvelle étape va être franchie avec l'instauration d'un nouveau programme d'enseignement moral et civique, mentionné à l'article 45 de la loi du 8 juillet 2013 d'orientation et de programmation pour la refondation de l'École de la République, qui sera généralisé à la rentrée 2015. Le Conseil supérieur des programmes a récemment rendu public son projet, qui a fait l'objet d'une consultation de l'ensemble des équipes éducatives. À l'issue d'un travail d'analyse des différentes contributions, un projet sera soumis au Conseil supérieur de l'éducation visant à mettre en place, du début de l'école élémentaire jusqu'à la fin du lycée, un enseignement civique et moral généralisé, y compris à des sections ou à des voies - en particulier technologiques - qui, jusqu'à présent, n'en bénéficiaient pas.
Je souhaitais en outre évoquer le travail réalisé autour de la Charte de la laïcité. Je vous ai fait parvenir un bilan qualitatif réalisé en avril 2014 par ma direction sur le respect du principe de laïcité et sur la façon dont les établissements se sont approprié la Charte de la laïcité à l'école.
Par ailleurs, une étape fondamentale va être franchie avec la « Grande mobilisation de l'école pour les valeurs de la République » annoncée récemment par la ministre à la suite des événements du mois de janvier.
Nous avons organisé une première réunion nationale de l'ensemble des chargés de mission traitant des questions de laïcité et des référents « mémoire et citoyenneté », qui travaillent très concrètement dans les académies à la formation et à l'accompagnement des équipes sur ces questions. Nous allons, par ailleurs, organiser un premier séminaire national de formation des personnels d'encadrement fin mars ainsi qu'une série de huit séminaires interacadémiques pour la mise en oeuvre de la première session de formation de 1 000 formateurs qui auront pour mission de promouvoir une culture d'accompagnement et de formation dans les académies. L'objectif est, au terme de ce travail partenarial, de produire des outils pédagogiques et de formation.
Les documents dont vous parliez ne nous sont pas encore parvenus. Ma première question porte sur la formation des formateurs. Pourriez-vous nous indiquer quel en sera le format ainsi que le contenu ?
À la suite des évènements survenus dans les classes en janvier à l'occasion de la minute de silence, le ministère a fait état de 200 incidents, ce qui représente environ deux incidents par académie. Cela nous semble peu. Nous ne sommes pas là pour stigmatiser, mais il est important d'avoir un panorama réel de la situation, reposant sur des chiffres réels. Aussi, ces chiffres vous semblent-ils sous-estimés ?
Ma deuxième question porte sur la dégradation du climat scolaire par rapport aux manifestations d'appartenance religieuse. Quelles en sont les conséquences sur la transmission des valeurs républicaines ?
Ma troisième question s'inscrit dans la continuité du rapport Obin, écarté en son temps par le ministre de l'époque François Fillon et rendu public un an après, qui décrit des difficultés identiques à celles rencontrées par les équipes éducatives aujourd'hui : sentiment de la part des enseignants et des chefs d'établissement d'être peu soutenus par la hiérarchie en matière de discipline et d'atteintes aux valeurs républicaines. Comment y remédier ?
Enfin, n'y a-t-il pas une insuffisance de l'enseignement du français et de l'histoire, voire des sciences de la vie et de la terre ?
Je voulais apporter mon expérience à la question de la formation des enseignants, étant moi-même enseignant, dans la filière technique, en productique. Le proviseur de mon établissement m'a ainsi inopinément indiqué qu'une heure manquant à mon emploi du temps, je devrais enseigner l'ECJS, mon expérience de maire devant à elle seule, selon lui et en l'absence de toute autre formation, me permettre de me « débrouiller ». De nombreux enseignants se trouvent confrontés à cette situation, alors que cet enseignement ne peut être considéré comme une heure pour « combler » un emploi du temps.
S'agissant de la formation des enseignants, nous en sommes au début de la reconstruction. Dans les cahiers des charges d'accréditation des ÉSPÉ, il est fait mention, dans la partie « tronc commun », de tout ce qui n'est pas de l'ordre du disciplinaire. Ce travail doit associer le premier et le second degrés et porter sur les valeurs républicaines, l'égalité filles-garçons, la question de la laïcité, du positionnement du fonctionnaire de l'État et de son rôle dans la formation du citoyen. C'est la partie la plus complexe pour ces nouvelles entités, car la plus éloignée de l'univers standard des universités. Elle nécessite de réaliser l'osmose entre des cultures professionnelles différentes. Il convient donc de maintenir la pression sur ces écoles, par la mise en oeuvre d'évaluations et de remontées du travail des ÉSPÉ, mais il faut aussi développer leur accompagnement et l'implication des professionnels de l'éducation afin d'aider les jeunes professeurs.
Sur la question de la formation des formateurs, nous souhaitons développer une « force de frappe » d'accompagnement dans des situations de crise, mais aussi au long cours. Nous nous sommes appuyés sur les dispositifs qui existent déjà dans les académies. Je prends l'exemple de l'académie de Créteil, où, lorsque j'étais rectrice, j'avais installé une mission laïcité afin de former, avec l'aide d'universitaires, des personnels et de les armer pour qu'ils animent un réseau de professionnels capables de soutenir des équipes, des chefs d'établissements, des directeurs d'école en apportant des solutions concrètes. Des formations devront être menées sur site. Notre ambition est que l'ensemble des personnels d'enseignement et d'éducation soient accompagnés par ces équipes, ces « armées » de formateurs.
S'agissant de la question des incidents, je pense que la perception de ce qu'est un incident est complexe et variable. Elle dépend du seuil de sensibilité des établissements, de sa situation en temps normal. Un incident à Dijon n'est, par exemple, pas la même chose qu'un incident aux Mureaux ou à Vénissieux. Les incidents graves tels que des refus exprimés, des paroles répréhensibles et qui tombent sous le coup de la loi ou du règlement intérieur, ont fait l'objet de conseils de discipline. Ce sont ces incidents, qui n'ont pas pu être réglés en interne, qui sont remontés au ministère. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas eu d'autres discussions. Pour autant, il me semble parfois plus inquiétant que, dans certains endroits, aucune parole n'ait été prononcée. Je ne cherche pas à minimiser le nombre de vraies interrogations exprimées dans beaucoup d'établissements sur les valeurs de la République, ainsi que sur la liberté d'expression et ses limites.
Vous parlez d'une dégradation du climat scolaire. Je n'ai pas le sentiment que le climat scolaire soit plus difficile qu'avant, mais certains événements sont plus remontés. Ce qui m'a, en revanche, véritablement frappée, c'est l'augmentation importante et récente des incidents dans le premier degré, qui concerne principalement les relations entre parents et membres des équipes pédagogiques. Cela révèle un besoin de travailler avec les familles. Cette situation nous a « explosé à la figure », excusez-moi pour cette expression triviale, au moment de l'ABCD de l'égalité et des Journées de Retrait de l'Ecole (JRE). Nous avons alors pris conscience d'un certain nombre de fractures désormais visibles entre les familles et l'école. Sur ce terrain, il y a beaucoup à gagner et il nous faut y travailler.
En ce qui concerne les manifestations des appartenances religieuses, nous constatons plutôt, depuis la loi sur les signes religieux de 2004, une diminution des zones de friction sur ce qui faisait le coeur de l'actualité en 2004-2005, c'est-à-dire la question du port du voile. La contestation du principe de laïcité ne semble pas en hausse, mais les questions se déplacent sur des terrains sur lesquels les enseignants sont moins à l'aise en termes juridiques, sans qu'elles aillent, la plupart du temps, jusqu'au recours devant le juge administratif. On observe ainsi une prolifération de tenues vestimentaires revendiquées comme culturelles, et non pas religieuses, telles que les grandes robes ou les djellabas du vendredi.
Concernant la contestation de certaines disciplines, nous n'avons pas de visibilité dans la mesure où les incidents nous sont remontés au sein de catégories plus larges. Nous nous sommes rapprochés de l'inspection générale afin de mieux identifier ces difficultés. Au niveau européen, la DGESCO participe au programme européen sur l'apprentissage des sujets à controverse (« controversial issues »), et il est intéressant de voir comment sont abordées ces questions en Angleterre ou dans les pays du nord de l'Europe.
En ce qui concerne le rapport Obin, vous en savez autant que moi. Nous comptons, comme cela a été récemment réaffirmé, mettre l'accent sur l'enseignement laïc des faits religieux, même s'il est, comme vous le savez, déjà intégré aux programmes scolaires. Il est toutefois nécessaire d'appuyer les enseignants, de leur fournir les outils pédagogiques et les éléments leur permettant de répondre aux discours et aux questions des élèves, afin de permettre le débat. Développer une parole institutionnelle forte et audible constitue l'un des objectifs de la redéfinition en cours des programmes de l'enseignement élémentaire et du collège.
Vous évoquiez la nécessité de renforcer les enseignements de français et d'histoire. Il y a peu de commissions où je suis entendue, au Sénat comme à l'Assemblée nationale, où il ne m'est pas demandé de renforcer quelque chose, le français, l'histoire, l'éducation civique, l'éducation à la sexualité, la philosophie, le développement durable, etc... Le pire serait de considérer les valeurs républicaines comme relevant d'une unique discipline, et que le problème serait résolu en renforçant le contenu de tel ou tel enseignement. Sur la question de l'égalité entre filles et garçons par exemple, c'est lorsqu'on regarde ce qui se passe à la cantine, dans la cour de récréation, pendant la sieste, au cours d'activités diverses et variées, au sein des instances démocratiques du collège ou du lycée, que l'on fait vivre les valeurs républicaines. Le renforcement des enseignements n'est pas suffisant. Ce qui doit et peut faire la force de l'École, face à des actes, des paroles, c'est le caractère cohérent et solidaire de la communauté éducative dans son ensemble.
Ma question portait sur les contestations du contenu des enseignements.
J'ai beaucoup travaillé à titre personnel, en tant que docteur en épistémologie et histoire des sciences et physicienne, sur les questions sciences/société et physique/métaphysique, et en particulier sur les questions de contestation des enseignements des sciences par le religieux. En France, il était autrefois admis que les questions sur les relations entre savoirs et croyances concernaient principalement les disciplines littéraires et artistiques, la philosophie, l'histoire. Il y a quelques années, lorsqu'l'Atlas de la création a inondé les CDI des établissements scolaires, les enseignants ont été confrontés de manière frontale à des oppositions très organisées d'élèves. Sur Internet étaient publiés des argumentaires pour contester les professeurs de sciences sur les éléments fondateurs de la science. Dans d'autres pays, ce même phénomène est porté par d'autres mouvements religieux que l'islam, comme le créationnisme.
La formation scientifique des enseignants est aujourd'hui centrée sur les connaissances, mais les questions épistémologiques, comme les questions de l'origine du savoir, de la vérité scientifique, sont peu traitées. Or il est nécessaire d'aider les enseignants à prendre du recul par rapport à leur enseignement disciplinaire et à être capables de répondre aux questions des élèves sur les origines des savoirs et la vérité scientifique. On construit également les citoyens en réfléchissant sur la nature et la véracité des sources d'information.
La réponse aux contestations des enseignements passe enfin par une interconnexion entre les disciplines, afin de mettre les savoirs en réseau au service d'une problématique et d'amener les élèves à s'interroger.
Je souhaiterais vous interroger sur plusieurs points. Le premier concerne les 200 incidents qui ont été répertoriés à l'occasion de la minute de silence. Comme vous l'avez souligné à juste titre, il est important de s'interroger sur ce qui se cache derrière le terme « incident ». Comme l'affirmait notre précédent intervenant, l'élève est un citoyen en puissance, à qui on ne s'adresse pas de la même manière qu'à un citoyen ordinaire pour un acte de contestation ou de désobéissance. Cela doit engager notre représentation des incidents et la réponse qu'on y apporte. À ce titre, je m'interroge sur le cas qu'on a rapporté, d'un enfant de huit ans convoqué au commissariat.
Ensuite, la question de la formation des enseignants : les ÉSPÉ sont - et c'est normal - des structures encore en construction. Quelles remontées avez-vous de leurs difficultés ? On entend à cet égard des critiques, notamment sur la persistance de la primauté de la formation disciplinaire au détriment de l'approche pratique du métier d'enseignant.
Enfin, il ressort de votre exposé qu'il faut modifier le rôle des corps intermédiaires, et notamment des inspecteurs, à tous les niveaux. J'adhère à votre idée d'une formation plus proche des territoires. Elle semble néanmoins antinomique avec la réalité de l'ESEN, qui m'est totalement apparue « hors sol » lors de la visite que j'y ai effectuée avec Mme Françoise Laborde. Une évolution de l'ESEN peut-elle être engagée ? Qu'en est-il de la formation des chefs d'établissements au sein des ESEN ? Il y a, à mon avis, un déficit de formation.
Plusieurs, ici, considèrent que la formule de la commission d'enquête n'est pas adaptée au sujet de l'école, donc vous aurez votre joker.
Je finis sur une question tout aussi difficile. Ressortent des débats actuels les questions relatives à la transmission des valeurs de la République, à la perte de l'autorité ; on entend en revanche beaucoup moins parler du problème de la non-mixité sociale dans certains établissements scolaires. Je crois pourtant que l'on ne pourra pas promouvoir l'adhésion aux valeurs républicaines auprès des élèves tant que la République leur renverra elle-même le message qu'ils ne sont pas considérés à égalité. Je suis persuadée, et je souhaiterais avoir votre sentiment à ce sujet, qu'il faudra, sur cet aspect, une politique très volontariste.
Je souhaiterais revenir sur la question de la dégradation des relations entre enseignants et élèves. J'ai enseigné pendant plus de trente ans au sein d'un établissement secondaire en milieu rural, au sein duquel nous avons eu longtemps la chance de voir l'autorité du professeur respectée. J'ai néanmoins observé une forte dégradation des relations avec les élèves au cours des quatre dernières années. J'ai assisté, dans mon établissement, à la tenue de réunions publiques d'endoctrinement religieux. Mes tentatives d'intervention et mes alertes auprès de la direction sont restées sans réponse, celle-ci arguant de son manque de moyens. Il me parait essentiel de donner plus de moyens à nos équipes dirigeantes, aux CPE, aux proviseurs.
Je rebondis sur votre propos pour réaffirmer l'importance de la transversalité dans l'enseignement, et donc dans la formation. Laïcité, égalité, valeurs républicaines doivent être traitées de manière interdisciplinaire. J'attends beaucoup, à cet égard, du nouvel enseignement moral et civique, qui ouvrira un temps de dialogue avec les élèves. Je voudrais également insister, comme le rappelait Françoise Cartron, sur l'importance du tronc commun au sein des ÉSPÉ.
Vous avez évoqué les difficultés sur le port de certains vêtements par les élèves, comme la djellaba. Plusieurs professeurs remontent des difficultés, qui ne sont pas toujours répercutées par les équipes dirigeantes, par peur de stigmatiser leurs établissements. Les enseignants et chefs d'établissements sont-ils incités à remonter les incidents, au lieu de « mettre le couvercle » sur les difficultés rencontrées ?
Vous avez raison d'insister sur le tronc commun au sein des ÉSPÉ. La question est complexe, l'autonomie des universités posant une frontière parfois difficile à dépasser. Les relations entre la DGESIP, la DGESCO, l'inspection générale, et en particulier le bureau des directeurs d'ÉSPÉ, nous rassurent cependant sur notre capacité à travailler de concert. Nous avons par exemple lancé un appel à projet de 300 000 € pour permettre aux ÉSPÉ de travailler, si possible en réseau, à des projets que nous pourrions soutenir dans le cadre du tronc commun pour développer la professionnalisation des acteurs. Cela est encore embryonnaire et je crois qu'il faut aller plus loin. L'une des principales difficultés réside en réalité moins entre l'institution et les ÉSPÉ qu'entre les ÉSPÉ et les composantes des universités, et notamment les UFR.
S'agissant du rôle des inspecteurs, il est essentiel, mais la surabondance des missions qui leur sont confiées depuis plusieurs années les a éloignés des classes. Sur le cas emblématique du premier degré par exemple, nous avions un corps d'IEN à même d'assurer un rôle d'accompagnement des personnels, mais pour lequel leurs tâches de gestion ont progressivement pris le pas.
On travaille à combler le déficit d'accompagnement pédagogique. La réforme de l'éducation prioritaire, avec la mise à disposition de moyens pour la formation in situ ou en réseau des équipes, et la création dans le second degré de professeurs formateurs académiques, l'équivalent des maîtres formateurs existant dans le premier degré, ont permis un saut qualitatif non négligeable dans l'accompagnement des équipes. Le renforcement de la formation de proximité, sur l'ensemble du territoire, est un point absolument crucial, qui n'est d'ailleurs pas antinomique avec le maintien de l'ESEN en tant qu'organisme public de recherche et de formation de haut niveau, capable d'accompagner l'institution dans la définition de ses stratégies. Une montée en puissance des corps intermédiaires est essentielle.
Sur la question de la mixité sociale, chacun doit prendre ses responsabilités. L'institution scolaire tente de prendre des mesures de sectorisation de nature à favoriser la mixité sociale. C'est le sens d'un décret et d'une circulaire pris récemment, permettant d'avoir plusieurs collèges dans un même secteur. La mise en pratique de ces mesures implique cependant qu'un travail conjoint soit mené avec l'ensemble des partenaires, les autorités politiques, les collectivités territoriales, en faveur d'une politique volontariste, maintenue dans le temps. L'institution scolaire doit également être soutenue, au-delà de la refonte de la sectorisation, sur la question de l'affectation. Les responsables publics et les collectivités territoriales sont-ils aujourd'hui prêts à fixer des objectifs quantitatifs en matière de mixité sociale et à prendre les mesures nécessaires pour atteindre ces objectifs ?
Sur la nécessaire transversalité des enseignements, je ne peux qu'aller dans votre sens.
Enfin, Madame la Présidente, concernant la crainte de stigmatisation des établissements, les autorités académiques doivent ouvrir le dialogue avec les chefs d'établissement, aborder les problèmes de manière décomplexée et définir les moyens d'y travailler ensemble. Le débat entre parents, élèves et membres de la communauté éducative est nécessaire pour que chacun prenne conscience des conséquences pratiques des actes qu'il mène au quotidien.
Merci beaucoup. Il est parfois compliqué pour nous de délimiter ce qui entre ou non dans notre sujet, mais sur un thème aussi vaste que les valeurs républicaines à l'école, il me semble difficile de trop limiter notre approche.
La réunion est levée à 13 heures.