Intervention de Alain Finkielkraut

Commission d'enquête sur le service public de l'éducation, les repères républicains et les difficultés des enseignants — Réunion du 19 février 2015 à 9h00
Audition de M. Alain Finkielkraut philosophe et essayiste membre de l'académie française

Alain Finkielkraut, de l'Académie française :

Je vais tâcher de répondre à vos questions de manière précise. Je m'arrêterai cependant sur le terme de « valeurs républicaines ». Si j'ai évoqué Renan, c'est précisément en raison de l'importance qu'il accorde à la notion d'héritage, « de gloires et de regrets » comme il le dit. Cet héritage ne commence pas avec la République. J'ai toujours été fasciné par cette phrase de Péguy : « la République une et indivisible : notre Royaume de France. » La littérature française n'est pas apparue miraculeusement avec la Révolution française, ni en 1848 ou avec l'instauration définitive de la République après la guerre de 1870. J'ai bénéficié moi-même d'une éducation délibérément nationale et je me souviens avoir étudié, chaque année, d'où que nous venions, même si les classes étaient moins bigarrées qu'aujourd'hui, des pièces de Racine, de Corneille et de Molière. Outre le flou qui entoure les valeurs républicaines, je vois aussi une réduction à la République de ce qu'il s'agit d'enseigner. Et je trouve que le mot de valeur s'avère dangereux, car enseigner les valeurs, c'est se condamner à sermonner. Je ne suis pas sûr qu'un enseignement efficace passe par le sermon. En outre, ces valeurs rendent possibles des interprétations extraordinairement diverses, voire opposées. En effet, si certains remettent aujourd'hui en cause ce principe républicain par excellence qu'est la laïcité, ce n'est pas au nom de la religion. On ne plaide plus pour un retour à l'hétéronomie. Les adversaires de la laïcité se réclament eux-mêmes de la laïcité ouverte et s'appuient sur la Déclaration des droits de l'homme. La liberté de conscience leur paraît être ainsi au fondement de la modernité laïque et ils sont eux-mêmes parties prenantes du mouvement de sécularisation de nos sociétés. On invoquera ainsi de plus en plus la liberté de conscience et une certaine idée de la laïcité pour remettre en cause l'interdiction du port de signes religieux ostensibles à l'école, et tout particulièrement du voile islamique. Cet argument a également été brandi lors de la discussion du port du voile à l'université et à toutes ses conséquences, ainsi que pour contester l'interdiction du port du voile intégral et de la burqa.

Pourquoi la France tient-elle jusqu'à présent à maintenir ces interdictions ? Ce n'est pas seulement au nom de ses valeurs, mais aussi au nom de sa civilisation et de ses moeurs. Et je pressens le sacrifice, à notre idée du droit, de nos moeurs, qui vont au-delà de nos coutumes mais qui incluent aussi les valeurs auxquelles nous sommes attachés. Je crois précisément qu'il faut que l'école soit l'un des lieux d'apprentissage, par-delà les valeurs républicaines, de la civilisation française. La difficulté provient également de la remise en cause de l'idée nationale. La nation ayant succombé à plusieurs reprises au nationalisme, les esprits étant à la construction européenne, il est de plus en plus difficile de parler, d'assumer même, l'existence d'une civilisation française. C'est pourtant ce qui doit être réaffirmé.

La perte d'autorité des enseignants et le défaut de discipline peuvent-ils expliquer la perte des repères républicains ? Il faut sans doute en revenir à Tocqueville qui a montré que la démocratie moderne n'était pas seulement un régime - le régime du gouvernement par le peuple et pour le peuple - mais également un processus, un mouvement historique fascinant et, disait-il, inquiétant. Cette inquiétude n'exprimait pas une forme de nostalgie pour l'Ancien Régime, mais résultait plutôt du constat d'égalisation des conditions à laquelle le processus démocratique donnait lieu. Selon lui, il faut pouvoir modérer la démocratie, sinon c'est la civilisation elle-même qui est mise en péril. En effet, si tout devient démocratique dans la démocratie, il n'y a plus de verticalité. Le recul de l'autorité dans nos sociétés, et à l'école notamment, provient de l'hubris totalitaire dans laquelle notre société est prise. Les discours de nos politiques en témoignent : certes, l'inégalité économique demeure, voire se creuse, mais on entend toujours parler de la résorption des inégalités plutôt que de la nécessité de respecter l'autorité, c'est-à-dire une forme nécessaire d'inégalité.

Tout est ainsi mis sur le même plan et il n'y a plus de hiérarchie entre les pratiques culturelles et la dissymétrie qui est au fondement même des institutions, parmi lesquelles l'école. L'absence aujourd'hui d'estrade est symbolique de cette mutation. Et je souviens, lorsque j'étais jeune enseignant en lycée technologique qui ne connaissait aucun problème disciplinaire, de prendre le temps de redistribuer les tables de la salle de classe de manière plus conviviale afin d'y faire oeuvre d'innovation pédagogique. On n'en est plus là aujourd'hui. Ce recul de l'autorité est l'un des symptômes de ce mouvement démocratique d'égalisation auquel il faut imposer des limites, mais une telle démarche s'avère malaisée puisque tout le discours politique est organisé autour de la dénonciation des inégalités.

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