Intervention de Alain Finkielkraut

Commission d'enquête sur le service public de l'éducation, les repères républicains et les difficultés des enseignants — Réunion du 19 février 2015 à 9h00
Audition de M. Alain Finkielkraut philosophe et essayiste membre de l'académie française

Alain Finkielkraut, de l'Académie française :

Je partage votre avis. Les élèves sont de moins en moins des élèves et se présentent aujourd'hui sous une double identité qui consiste à être simultanément les produits et les clients de l'école. Cette dérive est extrêmement grave. Mais je ne suis pas en revanche certain que l'école se présentait autrefois comme une garantie de promotion sociale. Elle avait, aux yeux des parents du moins, une autre fonction qui faisait tout son prestige. Je me souviens d'une discussion avec l'un de mes élèves major de l'X, M. Vincent Le Biez, issu d'une famille d'agriculteurs modestes du Cotentin pour lesquels l'accès à une grande école comme Polytechnique ne constituait pas, en soi, une voie de promotion sociale. Seul leur importait que les résultats scolaires de leur fils soient bons. Mes propres parents nourrissaient d'ailleurs la même attente. L'école, et plus précisément l'enseignement secondaire, est ainsi le lieu de transmission du savoir, d'acquisition d'une culture générale et l'école était valorisée pour cela par les parents. Le mathématicien, titulaire de la médaille Fields, Laurent Lafforgue, qui s'était engagé, il y a des années, dans une véritable croisade pour les humanités, a écrit, pour la revue Conférence, un magnifique article sur la confusion des ordres. Il y fait référence aux trois ordres pascaliens : l'ordre de la chair, l'ordre de l'esprit ainsi que celui de la charité. Il constate que l'idée même de grandeur de l'esprit semble disparaître par sollicitude, au nom de l'égalité et de la charité. On voudrait la réussite pour tous, et c'est la raison pour laquelle j'ai démissionné de la commission Thélot car je ne comprenais rien à ce slogan qui me paraissait soviétique dans son approche. Mais on ne sait plus penser l'autonomie des grandeurs de l'esprit, ce qui explique sans doute le discrédit du corps enseignant. Quand on gagne 1 500 euros par mois, on ne peut faire partie de l'élite ! Or, les professeurs de lycée, au temps de la République des professeurs, n'étaient pas riches, mais ils étaient perçus comme une élite car d'autres critères étaient pris en compte.

Que cette finalité première de l'enseignement secondaire, qui était de cultiver les élèves, ait disparu de notre horizon mental avive mon inquiétude. D'où cette attente particulièrement brutale en la réussite dont l'école est responsable ! Les pauvres professeurs y sont traités comme des prestataires de service alors qu'auparavant les élèves franchissaient le seuil de l'école non sans une certaine anxiété, de même que leurs parents lorsqu'ils rencontraient les professeurs de leurs enfants ! Désormais, si le professeur sanctionne l'élève, il arrive très souvent que les parents s'en prennent à lui ! Les parents n'hésitent pas à reprocher aux enseignants de ne pas faire réussir leurs enfants, et le mot même de réussite tend à éclipser celui de culture, dont la disparition me paraît effectivement très inquiétante.

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