Intervention de Alain Finkielkraut

Commission d'enquête sur le service public de l'éducation, les repères républicains et les difficultés des enseignants — Réunion du 19 février 2015 à 9h00
Audition de M. Alain Finkielkraut philosophe et essayiste membre de l'académie française

Alain Finkielkraut, de l'Académie française :

Une laïcité qui se prétend ouverte et qui postule que la laïcité républicaine, dénoncée comme trop rigide et fermée, connaisse une sorte de relaxation, se couche en fait devant les problèmes que notre société connaît. Cette laïcité ouverte peut se prévaloir des exemples étrangers, mais si tous les États occidentaux sont devenus séculiers, ils ne le sont pas tous de la même manière. En France, c'est paradoxalement l'un de nos plus grands penseurs chrétiens, Pascal, qui a fourni la définition la plus recevable de la laïcité dans la distinction des ordres que, du reste, Léon Brunschvicg a commentée, en soulignant l'indépendance de la sphère spirituelle, que l'école défend. L'instituteur, disait Péguy, n'est pas le représentant de l'État ou de la société, mais celui des poètes et des artistes, il est le représentant de la culture. Or, aujourd'hui, cette représentation est remise en cause et l'une des raisons pour lesquelles on refuse les signes religieux ostensibles, c'est que, derrière ces signes, se manifeste une autre conception qui serait supérieure à la culture. C'est d'ailleurs tout le sens du rapport sur les signes et manifestations d'appartenance religieuse à l'école présenté par Jean-Pierre Obin en 2004 et enterré depuis lors. Ce rapport s'était emparé de la thématique des signes religieux dans les établissements dits sensibles. Certes, des problèmes se posent ailleurs, mais ces établissements plus difficiles que les autres existent, le nier serait une forme d'aveuglement.

Or, tout est fait en France pour favoriser un tel état d'esprit. Le rapport Obin soulignait bien qu'outre la question du voile, celle de la contestation des cours se posait, non seulement dans l'enseignement secondaire, mais aussi supérieur. Lorsqu'à l'université la question du voile se pose, l'enseignement des professeurs y est aussi contesté ! La culture et l'indépendance de l'ordre spirituel doivent être défendues en édictant des règles et une certaine intransigeance. Je défends ainsi l'intransigeance contre une prétendue ouverture qui équivaut à de la soumission.

D'autre part, la démocratisation a été une ambition inscrite à l'horizon de la République et que le poète russe Ossip Mandelstam désignait comme « la splendide promesse faite au Quatrième État ». C'est une promesse très légitime, mais on a voulu accélérer les choses et cette accélération est devenue massification de l'enseignement. Le résultat de cette démocratisation est qu'il y a moins d'élèves issus des milieux populaires dans les classes préparatoires et à l'École polytechnique. Lisez Le premier homme de Camus et regardez Monsieur Germain qui n'aurait pas sa place dans l'enseignement d'aujourd'hui ! Les inspecteurs le suspendraient pour sa sévérité et Albert Camus n'aurait pas pu devenir cet écrivain que nous connaissons tous ! Pourquoi ? Pensons à la répercussion qu'a eue le livre Les héritiers de Pierre Bourdieu ! Celui-ci dénonçait l'acquisition d'un capital culturel au sein de la bourgeoisie avant toute scolarisation et que l'école conforte, en distinguant les élèves qui en sont bénéficiaires sous couvert de l'égalité des chances. Dénoncer cette forme de connivence de la culture a conduit à remettre en cause la notion même d'héritage. Du reste, la suppression de l'épreuve de culture générale dans un certain nombre de concours administratifs participe de cette remise en cause, encouragée par le Comité représentatif des associations noires de France ! Parce que, dit-on, la culture générale avantage ceux qui ont les codes !

L'inhéritage revient au programme, sous prétexte que faire fi du capital culturel des élèves permet de réaliser, de façon plus efficace, l'égalité. Dès lors, les enfants issus des milieux défavorisés ont de moins en moins de chances de s'élever et ceux issus de la bourgeoisie quittent l'école de la République pour fréquenter des établissements où une telle idéologie ne sévit pas.

Étant donné le désastre scolaire d'aujourd'hui, il me paraît normal que les magazines publient les palmarès des lycées car tous les parents se posent désormais la question ! Autrefois, les parents ne réfléchissaient pas sur l'établissement où scolariser leurs enfants, la confiance dans l'école publique régnait. J'ai grandi dans le dixième arrondissement de Paris et j'ai été scolarisé à deux pas de mon domicile ! J'ai moi-même déménagé à Bourg-la-Reine pour mettre mon propre fils au lycée Lakanal et j'ai dû faire jouer mes relations pour qu'il y soit scolarisé dès l'entrée au collège ! Soit dit en passant, mon choix du lycée Lakanal a été désastreux, car ce n'était déjà plus un grand lycée ! J'aurais dû le mettre plutôt au collège à Paris, et je ne l'ai pas fait ! Que les parents aient conscience de la situation me paraît la moindre des choses et leur souci d'assurer à leurs enfants une éducation digne de ce nom va de soi ! Il s'agit ainsi de les mettre à l'abri d'une idéologie égalitaire qui, au bout du compte, entretient les pires des inégalités.

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