Intervention de Henri Peña-Ruiz

Commission d'enquête sur le service public de l'éducation, les repères républicains et les difficultés des enseignants — Réunion du 19 février 2015 à 9h00
Audition de M. Henri Peña-ruiz philosophe écrivain maître de conférences à l'institut d'études politiques de paris ancien membre de la commission stasi sur la laïcité

Henri Peña-Ruiz, maître de conférences à l'Institut d'études politiques de Paris, ancien membre de la commission Stasi sur la laïcité :

Il y a deux champs d'application de la laïcité : l'État et l'école. Les lois de Jules Ferry de 1881 et de 1886 assurent la séparation de l'école et de l'Église, qui est essentielle, comme l'indiquait Condorcet dans son Premier mémoire sur l'instruction publique afin de soustraire l'instruction aux conditions de fortune des élèves. Il fallait ainsi que l'instruction soit gratuite, laïque, c'est-à-dire indépendante de la religion, et obligatoire. En rendant obligatoire l'instruction publique, il considère que l'instruction est politiquement essentielle pour le peuple. Ainsi, dans ce mémoire, il rappelle qu'un peuple sans lumière, c'est-à-dire sans connaissance, serait susceptible de ramener au pouvoir des usurpateurs. Il ne suffit pas de donner le suffrage au peuple, mais aussi l'instruction qui lui permet d'exercer son suffrage. Ainsi, l'école n'est pas seulement un service public. J'avais, en 1989, contesté la définition de l'école impliquant qu'elle avait des usagers. Les élèves ne sont pas des usagers et j'avais trouvé la loi d'orientation de juillet 1989 conceptuellement malaisée. L'instruction est obligatoire et les élèves ne sont pas à l'école par choix, mais pour faire advenir le citoyen éclairé dont la République a besoin. Montesquieu l'explique parfaitement : tandis que le despotisme est innervé par la peur, la République, elle, fonctionne grâce à la vertu citoyenne, qui résulte elle-même de l'éducation, à la différence de la monarchie qui la fait reposer sur la notion de rang. Loin de n'être qu'un service public utile, l'école est ainsi une institution organique de la République. Ce qui s'accomplit à l'école doit être soustrait aux groupes de pression et d'intérêt que l'on trouve dans la société civile. L'école est « le lieu où l'on apprend ce que l'on ignore pour pouvoir, le moment venu, se passer de maître » comme aimait à le souligner Jacques Muglioni, et se passer de maître n'est possible que parce qu'on est devenu maître de soi-même. La République a ainsi besoin de citoyens intransigeants qui pensent par eux-mêmes et ne confondent pas obéir et se soumettre. « Un peuple libre obéit ; il ne sert pas » disait Jean-Jacques Rousseau. Dès lors, la laïcité, à l'école, suppose de la part des maîtres une déontologie laïque. Les fonctionnaires qui enseignent dans les écoles de la République sont des fonctionnaires de l'universel. Le maître qui rentre dans sa classe ne saurait être partisan, mais demeure le dépositaire d'une culture universelle qui émancipera. Telles sont la noblesse et la grandeur de l'enseignant. J'aurais d'ailleurs aimé que Nicolas Sarkozy, avant de déclarer que le prêtre était meilleur que l'instituteur, se souvienne de cela, ce qui lui aurait permis d'éviter de comparer l'incomparable et de conjecturer une telle hiérarchie.

Effectivement, l'école requiert la laïcité qui est d'abord, j'insiste sur ce point, la préservation d'un temps et d'un espace scolaires soustraits à toute pression de la société civile. Aucun document politique, religieux ou publicitaire n'a place dans l'enceinte de l'école, car les élèves ne sont pas encore citoyens. Il faut considérer, en évitant toute forme de démagogie, l'élève comme un citoyen en puissance. Il ne deviendra authentiquement citoyen qu'au terme de l'éducation, processus qui s'adresse à la raison qui git en tout être humain - « le bon sens est la chose du monde la plus partagée » soulignait Descartes dans son Discours de la méthode - qui demeure en puissance et que l'école a pour mission de faire passer à l'acte. Il faut tenir à distance l'ensemble des conditionnements politiques, religieux et commerciaux que les élèves, du reste, retrouvent dès qu'ils sortent de leur école.

L'autonomie est ainsi rectrice et je considère que si un voyage scolaire répond à une finalité pédagogique, il faut que son encadrement respecte les conditions de neutralité vestimentaire précisées dans la circulaire Chatel. Lorsqu'on prétend que des mères voilées peuvent bien accompagner leur enfant dans le cadre d'un voyage scolaire d'une vingtaine d'élèves, il faut garder à l'esprit qu'elles assurent des fonctions d'accompagnatrices au nom de l'État et doivent, à ce titre, être tenues à la même neutralité vestimentaire que les enseignants ou encore les conseillers principaux d'éducation. Imaginerait-on un accompagnant scolaire avec une kippa ou un tee-shirt arborant l'expression « humaniste athée » ? Aucun de ces signes ostensibles, y compris la croix charismatique, n'est recevable dans le cadre d'un voyage scolaire, qui n'est nullement une sortie touristique mais obéit à une finalité pédagogique.

S'agissant des lieux de culte et de leur financement, je viens de publier, ce matin même, un article dans le quotidien Libération sur le Concordat, dont je demande évidemment l'abrogation. Le Concordat est en effet l'appel, au nom du ciel, de privilèges terrestres. Napoléon s'en explique dans Le Mémorial de Sainte-Hélène en rappelant que les allégations spirituelles servent aux religieux pour s'emparer de la sphère terrestre. En outre, le Concordat s'inscrit, toujours selon Napoléon, dans une logique d'Ancien régime reposant sur le lien entre paiement et contrôle. « Je paie, donc je contrôle », et le catéchisme impérial renouera avec les exégèses de l'Écriture sainte de Bossuet, qui dépeignait le roi comme « le ministre de Dieu sur la terre », en présentant à son tour l'Empereur comme l'envoyé de Dieu sur la terre. Sortons, une bonne fois pour toutes, de cette logique du mécénat intéressé et réfléchissons sur la manière d'éviter le fanatisme.

La République n'a pas à faire un mécénat visant à acheter le conformisme des ecclésiastiques et à instaurer avec eux un rapport d'interdépendance personnelle. Quel religieux peut accepter une telle sujétion ? Au rapport de dépendance interpersonnelle et verticale hérité de l'Ancien régime se substitue une conception républicaine verticale des relations entre les citoyens qui ont des droits, mais qui ont également des devoirs. Lorsque l'imam Bouziane à Lyon appelle à battre une femme adultère, il est immédiatement traduit en justice, et c'est bien, car c'est au nom de la loi que le peuple se donne à lui-même, qu'un contrôle est exercé et ce, loin d'un rapport de dépendance interpersonnel. Je considère louable de vouloir que les citoyens de confession musulmane échappent à l'emprise des Wahhabites, mais il n'est pas louable de le faire en payant. La bonne solution passe par ce que préconise M. Abdennour Bidar, selon lequel c'est aux croyants de faire le ménage chez eux ! Si la construction d'une mosquée relève d'une sorte de troc contre la possibilité de choisir les imams, la démarche est indigne ! On ne saurait acheter des hommes car c'est aux croyants eux-mêmes de s'organiser conformément à la loi. Les catholiques l'ont fait à la lumière de l'exigence laïque, à l'instar de l'abbé Félicité de Lamennais qui militait en faveur d'une conception libérale du christianisme et considérait que la séparation entre l'Église et l'État rétablirait l'Église dans sa vocation spirituelle désintéressée. L'aggiornamento conduit par les catholiques, du fait de la pression de la laïcité, est une démarche que les musulmans devront, à leur tour, conduire. Mais ce n'est pas à la République d'imposer les dirigeants du culte musulman, moyennant de l'argent pour construire des mosquées.

Je suis ainsi hostile à la construction de mosquées financée sur fonds publics. Mais, me direz-vous, les catholiques, avec leurs 34 000 lieux de cultes recensés en 1905, bénéficient d'un réel privilège. Soit, car une telle couverture demeure un legs de l'histoire. La loi de 1905 énonce deux types de normes : celles qui, d'une part, prévalent à compter du 1er janvier 1906 et qui mettent toute construction d'un lieu de culte à la charge de ses fidèles, et celles qui, d'autre part, concernent les bâtiments antérieurs, comme les églises et les cathédrales, dont certaines sont classées monuments historiques, et dont l'entretien est financé par l'État au titre du patrimoine culturel. Il est normal que l'État ait réparé les flèches de Notre-Dame-de-Paris détruites par la grande tempête et cette démarche s'analyse comme une subvention à la culture et non au culte. Cette démarche n'est nullement à mettre au compte d'une quelconque forme de discrimination ! Le recteur Dalil Boubakeur a récemment souligné l'absence de déficit de lieux cultes musulmans en France. Il a par ailleurs rappelé que l'organisation de deux services de prières à la mosquée de Paris serait suffisante pour l'ensemble des fidèles présents en région parisienne. Certaines mosquées sont d'ailleurs peu fréquentées et l'imagerie de « l'Islam des caves », valable il y a une décennie, est aujourd'hui dépassée. Il faut ainsi arrêter de financer des lieux de cultes au risque d'attiser les revendications de l'ensemble des cultes.

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