Vous m'avez invité à présenter devant vous mon expérience de président ou d'ancien président de deux autorités administratives indépendantes (AAI), la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale relative à l'élection du Président de la République et la Commission pour la transparence financière de la vie publique. Vous m'avez également prié de porter un éclairage sur l'évolution de la catégorie des autorités indépendantes, à partir, notamment, des résultats de l'étude conduite en 2001 par le Conseil d'État sur ce sujet. J'aborderai successivement ces trois points.
J'ai présidé à deux reprises, en ma qualité de vice-président du Conseil d'État, la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale relative à l'élection du Président de la République (CNCCEP). Cette Commission a été instituée en 1964 dans la perspective de la première élection du Président de la République au suffrage universel direct . Le décret qui l'institue a été refondu en 2001 et vous avez justement rappelé que ce décret n'a pas de base dans la loi organique du 6 novembre 1962. La Commission nationale de contrôle veille à ce que tous les candidats bénéficient des mêmes facilités de la part de l'État et, d'une manière générale, elle s'assure du respect du principe d'égalité et du bon déroulement de la campagne. Elle a été identifiée par le Conseil d'État, dans son étude de 2001, comme une AAI et elle est répertoriée comme telle sur le site Légifrance.
Je souhaite insister sur deux spécificités de cette commission : ses modalités de fonctionnement et ses relations avec les autres autorités impliquées dans l'organisation de la campagne présidentielle.
En premier lieu, le fonctionnement de la Commission nationale de contrôle a ceci de particulier qu'il est intermittent. Par son objet même, l'activité de la Commission est temporellement liée à l'occurrence de la campagne présidentielle ainsi qu'à ses dates d'ouverture et de clôture. Elle oeuvre ainsi, en principe, tous les cinq ans, durant une période d'environ dix semaines. Lors de la dernière campagne, la Commission a été installée le 25 février 2012, soit le lendemain de la publication du décret de convocation des électeurs, et elle s'est réunie à onze reprises entre le 25 février et le 6 mai 2012, puis une douzième fois pour adopter le rapport publié au Journal officiel.
Si cette période apparaît relativement courte, elle concentre cependant une forte activité. Il appartient en effet à la Commission d'homologuer les moyens de propagande des candidats, soit leurs affiches et leurs déclarations avant leur apposition sur les panneaux officiels et leur envoi aux électeurs, mais aussi, depuis 2007, les enregistrements sonores de leur profession de foi avant leur diffusion. Tout au long de la campagne, la Commission s'efforce de prévenir, en amont, d'éventuelles difficultés, en prodiguant des conseils et des avis aux candidats. Cet office préventif est facilité par la désignation de mandataires des candidats, qui sont les interlocuteurs privilégiés de la Commission.
Lorsqu'elle détecte des agissements répréhensibles, la Commission ne peut prononcer elle-même des sanctions. Elle dispose toutefois d'une certaine magistrature morale, que j'ai éprouvée à l'occasion des deux élections présidentielles auxquelles j'ai été conduit à participer, pour faire respecter la réglementation applicable et le principe d'égalité entre les candidats. Elle compte en effet, parmi ses cinq membres, des représentants des plus hautes instances juridictionnelles - Cour de cassation, Cour des comptes, Conseil d'État -, d'où sont également issus le rapporteur général et les rapporteurs. Par ailleurs, en cas d'irrégularités, la Commission peut saisir les autorités compétentes, qu'il s'agisse du Conseil constitutionnel, juge de l'élection, ou d'autres AAI, comme par exemple la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques, ou encore du procureur de la République, en cas d'infraction pénale.
La Commission est donc une structure bien calibrée au regard de la périodicité et de la nature de ses missions. Je souligne en outre qu'elle est très peu coûteuse. Elle n'a pas de budget propre et ses dépenses éventuelles relèvent du ministère de l'intérieur, mais il n'y en a pas eu jusqu'à présent, et je souligne que ni ses membres, ni son rapporteur général ni ses rapporteurs ne sont, de quelque manière que ce soit, indemnisés.
En second lieu, la place de la Commission nationale de contrôle en fait un acteur utile du bon déroulement de la campagne présidentielle. L'organisation de l'élection du président de la République repose sur l'action combinée de différentes autorités, parmi lesquelles figurent, au premier chef, le Conseil constitutionnel, chargé par l'article 58 de la Constitution de veiller à la régularité de cette élection, mais aussi quatre AAI : le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), la Commission des sondages, la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques et, enfin, compte tenu de l'importance prise par les moyens de communication électronique, la Commission nationale de l'informatique et des libertés. Cette organisation polycentrique exige une bonne coordination entre l'ensemble de ces AAI, dont les compétences sont distinctes, mais imbriquées. La Commission accorde ainsi une importance particulière à la qualité et à la régularité de ses échanges avec ses partenaires institutionnels. Il faut rappeler, à cet égard, que jusqu'en 1981, la Commission était, hormis le Conseil constitutionnel, la seule institution à intervenir pour la régulation de la campagne. Le paysage institutionnel s'est depuis considérablement complexifié. En matière de régulation de l'audiovisuel, par exemple, c'est désormais le CSA qui se trouve en première ligne. Mais ce que la Commission nationale de contrôle a perdu en responsabilité directe, elle peut l'avoir en partie gagné quand sont soulevés des sujets conduisant à mettre en cause les compétences, l'action et la responsabilité de telle ou telle autorité indépendante.
Au-delà de ce premier cercle, la Commission bénéficie du concours des services centraux et déconcentrés de l'État, en particulier du ministère de l'intérieur et de l'outre-mer ainsi que du ministère des affaires étrangères. Leurs représentants apportent un concours utile à ses délibérations et ils servent de relais efficace, y compris localement sur le territoire national, métropolitain et d'outre-mer, et dans les postes diplomatiques et consulaires.
La réussite de cette coopération à plusieurs niveaux montre qu'en s'en donnant les moyens, il est possible de bien coordonner l'action des différents organes de l'État et de créer des synergies utiles, dans un environnement où « co-travaillent » des AAI, des administrations centrales et des services déconcentrés.
J'en viens à présent à la Commission pour la transparence financière de la vie politique (CTFVP). Cette autorité, créée par la loi du 11 mars 1988, était chargée d'apprécier l'évolution du patrimoine des personnes assujetties par la loi à une obligation déclarative et, le cas échéant, de détecter des enrichissements anormaux. Son champ de compétence, initialement cantonné aux membres du Gouvernement et aux principaux élus locaux, a été étendu en 1995 aux dirigeants des principales entreprises publiques ainsi qu'aux membres du Parlement. Cette commission a été supprimée en décembre 2013, à l'occasion de la création de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique par les lois du 11 octobre 2013.
J'aimerais insister sur deux de ses spécificités : son statut d'AAI, d'une part, et ses conditions de fonctionnement, d'autre part.
En premier lieu, sa qualification d'autorité administrative indépendante n'était pas des plus évidentes. Dans son étude de 2001, le Conseil d'État la classait en effet dans la catégorie des organismes qui « paraissent, après hésitation, devoir être qualifiés d'autorité administrative indépendante ». Il relevait en effet que cette commission ne détenait pas de pouvoir de décision et que ses pouvoirs d'investigation étaient très limités. Toutefois, elle pouvait être qualifiée d'AAI « en raison de son pouvoir de révéler des manquements à des obligations visant à renforcer un contrôle démocratique sur le comportement de la classe politique et qui est à l'origine de la procédure pouvant déboucher sur une déclaration d'inéligibilité des auteurs de ces manquements ». Cette interprétation extensive de la notion d'AAI découle de la loi elle-même. Le législateur a en effet qualifié d'AAI certains organismes n'ayant pas de pouvoir de décision.
En second lieu, les conditions de fonctionnement de la Commission présentaient, pour dire les choses avec modération, des points forts et des points faibles.
S'agissant de sa composition, les choix opérés par le législateur ont représenté un atout précieux. La Commission comprenait en effet, parmi ses membres de droit, les plus hauts représentants des plus hautes instances juridictionnelles. Elle était composée de trois membres du Conseil d'État, y compris son vice-président, de trois membres de la Cour de cassation, y compris son premier président et de trois membres de la Cour des comptes, y compris son premier président. La Commission était en outre assistée de rapporteurs choisis parmi les magistrats administratifs, judiciaires ou financiers. Cette composition est apparue comme un double gage d'efficacité et d'autorité : efficacité, car ses membres disposaient de compétences juridiques solides, d'une réelle pratique de l'instruction et d'une culture de la collégialité ; autorité, car ils présentaient, par leurs fonctions juridictionnelles, les plus fortes garanties d'indépendance et d'impartialité.
Pour autant, une telle composition n'a pas été une condition suffisante au bon fonctionnement de la Commission. Celle-ci a en effet demandé avec constance et même un brin d'obstination un renforcement de ses pouvoirs, en particulier d'instruction, afin de mieux assurer ses missions de contrôle des déclarations patrimoniales. Des avancées notables ont été permises par les lois du 14 avril 2011 issues, je tiens à le souligner, de deux propositions de loi. Toutefois, celles-ci sont restées en deçà des propositions émises par la Commission .
Enfin, je souhaiterais souligner combien les conclusions auxquelles est parvenu le Conseil d'État en 2001 m'apparaissent toujours actuelles et pertinentes. L'étude conduite par celui-ci en 2001 marque un point d'inflexion dans sa réflexion. Jusqu'à cette date, le Conseil d'État avait fait preuve d'une attitude réservée à l'égard du développement des autorités administratives indépendantes, qui échappaient à la tripartition des pouvoirs théorisée par Montesquieu dans L'esprit des lois. Par cette étude, il a officiellement pris acte du poids de cette nouvelle catégorie dans l'organisation générale de l'État. Son essor résulte en effet d'un choix clair et constant du législateur depuis 1978 - je ne remonterai pas à 1957, date à laquelle on a créé une autorité indépendante sans en être pleinement conscients, le Conseil supérieur de l'Agence France-Presse. Ce choix a été entériné par les jurisprudences convergentes du juge constitutionnel et du juge administratif, qui ont reconnu l'originalité et la particularité de cette catégorie juridique.
Quatre conclusions l'étude de 2001 méritent d'être mises en exergue. En premier lieu, si les AAI peuvent être une réponse appropriée à un besoin légitime de régulation économique ou de protection des libertés, elles ne sauraient devenir un mode d'administration de droit commun. Leur création doit être pesée au trébuchet : elle doit nécessairement apporter une plus-value par rapport aux solutions institutionnelles classiques. Si ces autorités administratives sont qualifiées d'indépendantes, elles n'ont évidemment pas au sein de l'État le monopole de l'indépendance nécessaire à la sauvegarde de l'intérêt général. Il ne saurait y avoir dans leur dénomination aucun a contrario dépréciatif pour d'autres institutions. Il faut, avant d'y recourir, démontrer l'existence de besoins particuliers d'indépendance et d'expertise qui ne pourraient être satisfaits par des institutions relevant du pouvoir exécutif ou par le renforcement des compétences des autorités juridictionnelles.
Un recours irréfléchi et immodéré aux AAI serait à cet égard susceptible d'entraver à terme l'efficacité de l'action publique. Un tel recours risquerait d'appauvrir les ressources des autres administrations de l'État, de complexifier d'une manière excessive son organisation et de priver de leviers essentiels d'action le pouvoir exécutif, c'est-à-dire l'autorité politique responsable devant le Parlement - le Souverain. Le recours excessif aux AAI pourrait aussi conduire à renforcer une gestion centralisée des affaires publiques. Et même utilisée à bon escient, la formule de l'AAI crée des besoins nouveaux de communication, de coordination et de pilotage, qui méritent d'être traités avec attention.
Que l'on me comprenne bien : les AAI font désormais partie de notre paysage institutionnel, elles ont acquis droit de cité dans le giron de l'État et personne ne songe sérieusement à les contester dans leur principe ; pour autant, elles ne sauraient remettre en cause les principes fondateurs de l'organisation de l'État et compromettre l'accomplissement de ses missions. Le Conseil d'État a par conséquent déjà émis des avis négatifs sur des projets de création de telles instances. C'est certes un temps où ses avis n'étaient pas rendus publics, mais on en trouve quelques échos prudents dans certains rapports publics rappelant que le Conseil d'État n'a pas estimé devoir donner un avis favorable à la création de telle ou telle autorité - je songe notamment à la première mouture de l'Autorité de sûreté nucléaire, le Conseil d'État considérant que la police spéciale des installations nucléaires est si importante qu'elle ne peut pas ne pas relever in fine de la responsabilité d'une autorité exécutive.
En deuxième lieu, il n'est pas apparu réaliste de créer un statut unique d'AAI. Le Conseil d'État s'est efforcé de lever les ambiguïtés qui s'attachent à la nature et au périmètre de cette catégorie, sans chercher à définir un statut commun, mais en montrant, au contraire, la diversité des organisations, des pouvoirs et des moyens. Ces éléments doivent en effet être ajustés pour chaque autorité indépendante en fonction de la nature et de l'ampleur des missions qui leur sont confiées. Cette nécessaire variété n'exclut toutefois pas de reconnaître un socle de règles transversales, garantissant leur indépendance et leur impartialité, dans le respect des exigences constitutionnelles et européennes. Il a ainsi fallu ajuster les statuts de plusieurs autorités indépendantes à la suite de plusieurs décisions de juridictions suprêmes françaises, notamment du Conseil constitutionnel.
L'ajustement des structures et des moyens doit être mené dans la durée, et non pas seulement lors de la création d'une AAI, afin de prendre en compte l'évolution des pratiques ou des secteurs qu'elle supervise. C'est en particulier le cas des autorités chargées de la régulation d'activités économiques ou financières, confrontées à des transformations très rapides. Par conséquent, les AAI doivent rester des structures flexibles, ajustables à l'évolution des besoins et des pratiques, toujours soucieuses de la plus grande efficacité de l'action publique et de son moindre coût. Ce qui peut parfois exiger des rapprochements, des synergies ou des regroupements institutionnels. Cela a déjà été entrepris, notamment à l'occasion de la révision constitutionnelle de 2008, avec la création du Défenseur des droits, mais on peut considérer que l'on n'est pas arrivés au terme de ces rapprochements.
En troisième lieu, l'essor des AAI a créé des besoins nouveaux de coordination et de pilotage, qui restent aujourd'hui encore insatisfaits. L'éclatement des structures de l'État ne saurait nous dispenser d'une compréhension globale et transversale de l'action publique. Cela suppose de clarifier en permanence l'insertion des AAI dans leur environnement institutionnel. Il faut prévenir le chevauchement des compétences, les risques de redondance et de doublon, les dangers de la contradiction voire de stériles rivalités. Les AAI n'ont pas apporté dans l'État la menace de tels fléaux, mais elles ont tout de même accru leur probabilité, en particulier lorsque leur sont dévolus d'importants pouvoirs de sanction. Cette réflexion d'ensemble doit ainsi conduire les pouvoirs publics à aider les AAI à mieux exercer leurs missions et, si nécessaire à mettre à niveau leurs moyens, tout en renforçant en parallèle la crédibilité des structures classiques de l'État, qui ont parfois été dangereusement appauvries par la création de telles autorités auxquelles a pu être transférée la totalité des capacités d'expertise de l'État.
En dernier lieu, j'insisterai sur l'importance d'un contrôle renforcé sur le fonctionnement des AAI, dans le respect de leur indépendance. Comme l'a souligné le Conseil d'État en 2001, « indépendance ne saurait signifier irresponsabilité ». C'est certainement l'un des enseignements les plus importants de ce rapport. Les actes pris par les AAI doivent naturellement pouvoir être déférés au juge, judiciaire ou administratif selon le cas, et respecter les principes d'équité du procès et d'impartialité, chaque fois que des sanctions sont prises et que se trouve en cause le principe de séparation des pouvoirs ou l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'Homme. Mais, en dehors de ces contrôles juridictionnels qui se sont légitimement développés, il doit exister un contrôle approfondi et régulier par les pouvoirs publics sur la capacité des AAI à assumer les missions qui leur ont été confiées et sur la manière dont ces missions sont exercées. L'indépendance n'exclut ni le dialogue, ni le contrôle. L'insuffisance des outils actuels a été soulignée par l'Office parlementaire d'évaluation de la législation en 2006 et par le Comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques de l'Assemblée nationale en 2011. Il y a là, assurément, un vaste chantier de travail.
Sur tous ces sujets, touchant à la création et au fonctionnement des AAI, des diagnostics ont été établis et des préconisations ont été émises qui, je le crois, restent pleinement valides. Si des progrès ont été enregistrés, des avancées nouvelles sont encore attendues, pour renforcer l'efficacité, la cohérence et le suivi de l'action de ces autorités.