Intervention de Dominique de Legge

Commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation — Réunion du 29 septembre 2015 à 14h05
Coopération dans le domaine de la construction de bâtiments de projection et de commandement — Rapport pour avis de m. dominique de legge

Photo de Dominique de LeggeDominique de Legge, rapporteur pour avis :

Les bâtiments de projection et de commandement (BPC) servent à la fois de porte-hélicoptères, d'hôpital, de transport de troupes, de mise en oeuvre de moyens d'assaut amphibie et enfin de commandement.

La marine nationale dispose de trois BPC de classe Mistral, produits par la société française DCNS et entrés en service entre 2006 et 2012.

En 2009, la Russie s'est déclarée désireuse d'acquérir de tels bâtiments.

Le 25 janvier 2011, un accord entre la France et la Russie est signé.

En conséquence, un contrat prévoyant la fourniture par DCNS de deux BPC est signé le 10 juin 2011 entre DCNS et une société russe. La livraison d'un premier BPC devait intervenir en novembre 2014 et celle d'un second BPC en novembre 2015. Une coopération avec les industriels russes était prévue ainsi que des transferts de technologie.

Le contrat comportait également une option pour la fourniture de deux autres BPC, qui auraient alors été construits en Russie mais auraient comporté pour environ 400 millions d'euros de matériel français.

Pour compléter ce contrat, la Russie a passé commande de la batellerie destinée à être emportée par les BPC, soit quatre chalands de débarquement et de deux engins de débarquement amphibie.

Au total, le prix devant être réglé par la Russie s'élevait à 1,2 milliard d'euros, dont 893 millions d'euros ont versés à titre d'avance à DCNS.

En raison de la crise ukrainienne, le Gouvernement français n'a pas délivré à DCNS l'autorisation d'exportation que celle-ci sollicitait pour pouvoir livrer les BPC.

La France et la Russie ayant décidé en février 2015 d'engager des négociations pour aboutir à un règlement négocié, deux accords intergouvernementaux ont été signés concomitamment le 5 août 2015 : un accord classique qui abroge l'accord de 2011, affirme la renonciation mutuelle à toute forme de recours entre les deux Gouvernements et reconnaît la pleine propriété des bâtiments à la « Partie française » ; l'accord sous forme d'échange de lettres sur le règlement, qui fait l'objet du présent projet de loi.

Ce dernier accord prévoit le versement par le Gouvernement français au Gouvernement russe de la somme de 949,7 millions d'euros à titre d'indemnité. Cette somme correspond pour 893 millions d'euros aux avances versées par la Russie au titre du contrat et pour le solde, soit 56,7 millions d'euros, à des frais exposés par la Russie. Il s'agit notamment de la formation des équipages et du développement de matériels spécifiques destinés aux BPC.

En contrepartie, la France se voit reconnaître la possibilité de revendre ces deux bâtiments, à condition que les matériels militaires russes qui y avaient été intégrés aient bien été restitués à la Russie et sous réserve d'en informer préalablement cette dernière. Selon l'annonce du Président de la République du 23 septembre dernier, les deux BPC devraient ainsi être rachetés par l'Égypte.

Par ailleurs, l'accord interdit la cession des technologies partagées dans le cadre de l'accord de 2011.

Enfin, il comporte une clause d'exonération de responsabilité à l'égard des tiers, privant ceux-ci de tout droit à indemnisation.

Je ne reviendrai pas sur l'opportunité du choix du Gouvernement de ne pas autoriser l'exportation des BPC, nos collègues de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, saisie au fond, ont étudié cette question et se sont prononcés sur le texte. Je note simplement que l'accord trouvé cet été avec la Russie a le grand mérite de mettre fin à une affaire au coût diplomatique certain et qui présentait des risques financiers très importants.

Il n'en demeure pas moins que le Gouvernement tend à enjoliver le bilan financier pour l'État et les industriels français, et que la procédure suivie est très contestable.

La totalité de l'indemnité prévue par l'accord passé avec la Russie, soit 949,7 millions d'euros, a été réglée à partir du programme 146 « Équipement des forces » de la mission « Défense ».

Ce programme a ensuite bénéficié du rattachement de 893 millions d'euros par fonds de concours à la suite du reversement à l'État des sommes que DCNS avait reçues de son client.

Le Gouvernement indique que le solde, soit 56,7 millions d'euros, sera rendu au programme lors de la fin de gestion 2015.

J'en profite pour vous rappeler le débat que nous avons eu au début de l'été dernier sur les mesures budgétaires de fin de gestion qui touchent la mission « Défense » et le fait que nous vivons encore sous le régime des recettes exceptionnelles prévues par le projet de loi de finances pour 2015.

L'imputation budgétaire décidée par le Gouvernement est assez curieuse au regard de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) : le versement d'une indemnité à un État étranger n'a rien à voir l'objet de la mission « Défense » et du programme 146. L'État n'a pas racheté les BPC, qui restent la propriété de DCNS, et ne les a pas affectés à la Marine nationale.

Outre les indemnités versées à la Russie, l'État doit également dédommager les industriels français, à travers la Coface.

La Coface, entreprise privée cotée, propose, pour le compte et avec la garantie de l'État, des polices d'assurance couvrant les risques à l'exportation des entreprises françaises. Elle perçoit à ce titre une rémunération de la part de l'État.

Dans ce cadre, DCNS et CNIM avaient souscrit une police d'assurance Coface afin de se prémunir le risque d'interruption du contrat, y compris du fait d'une décision étatique. La police couvre les coûts de construction et les frais occasionnés par la rupture du contrat, mais pas la marge perdue.

Ces préjudices ne sont en principe indemnisés qu'à raison de la quotité définie dans la police d'assurance, soit 95 %. L'État a décidé de porter cette garantie à 100 % pour les coûts de construction, la quotité garantie restant pour l'instant à 95 % s'agissant des frais exposés du fait de la non livraison des BPC.

Ces frais correspondent essentiellement à l'entretien et au gardiennage des BPC. Ils s'élèvent à environ deux millions d'euros par mois. S'y ajoutent les frais correspondant au démontage et à la restitution des matériels russes installés sur les bateaux.

En raison de l'absence de prise charge du bénéfice perdu, l'assureur et l'industriel doivent s'accorder sur le montant des coûts de construction et donc sur celui de la marge.

Aux dernières nouvelles, la différence d'appréciation entre la Coface et DCNS s'élève encore à environ 56 millions d'euros. Suivant l'issue des négociations, la marge non indemnisée, et donc la perte pour DCNS, pourrait varier entre 90 millions d'euros et 146 millions d'euros.

On notera que l'étude d'impact annexée au présent projet de loi explique laconiquement que l'accord avec la Russie « n'a pas de conséquence économique pour les industriels français, qui bénéficient d'une couverture de la Coface ».

Je voudrais dire à cet instant que nous avons eu beaucoup de mal à récupérer des informations auprès du Gouvernement. J'en veux pour preuve la lettre que j'ai reçue ce matin du secrétaire d'État en charge du budget et à qui j'avais demandé, au début du mois, quelques précisions. Il me répond qu'il a bien reçu ma correspondance, qu'il a prescrit un examen attentif du dossier et qu'il m'apportera une réponse dans les meilleurs délais. J'aurais apprécié d'avoir cette réponse avant demain.

Nous sommes en tout cas loin de la « perte zéro » annoncée par le Gouvernement.

L'autre point sur lequel le Gouvernement a fait une présentation tronquée de la réalité, ce sont les conséquences financières et budgétaires de l'indemnisation des industriels.

En effet, cette indemnisation pèsera sur l'État, ce que le Gouvernement s'est bien gardé de préciser dans sa communication et dans l'étude d'impact transmise au Parlement.

Pour bénéficier des garanties publiques gérées par la Coface, les entreprises concernées versent des primes venant abonder le compte « État » de la Coface, strictement séparé de l'actif propre de cette dernière. Les indemnités dues en cas de sinistre sont prélevées sur ce même compte qui doit conserver un encours suffisant pour couvrir les engagements souscrits par la Coface pour le compte de l'État.

L'encours du compte « État » de la Coface s'élevait au 31 décembre 2014 à 4,3 milliards d'euros. En cas de déficit ramenant cet encours à un niveau trop bas, l'État est appelé en garantie à travers le programme 114 de la mission « Engagements financiers de l'État » et abonde le compte du montant nécessaire. En cas d'excédent, un reversement peut être effectué au profit du budget général, constituant une recette non fiscale de l'État.

Ce compte fait partie du patrimoine de l'État et est retracé dans le compte général de l'État. Les indemnités versées aux industriels constituent donc bien une dépense pour l'État, d'un point de vue économique et financier.

Mais cette dépense n'est pas retracée dans le budget général qui, lui, ne prend en compte que le reversement d'un excédent du compte ou un appel en garantie en cas de déficit. Le compte sert en quelque sorte de tampon entre le régime des garanties publiques géré par la Coface et le budget général.

Sur le plan financier, l'indemnisation des industriels français devrait, selon des estimations encore provisoires, coûter environ 1 milliard d'euro à l'État en 2015.

Sur le plan budgétaire, la loi de finances pour 2015 prévoit dans les recettes non fiscales de l'État un reversement de la Coface de 500 millions d'euros.

Du fait de la rupture du contrat avec la Russie, la gestion 2015 des garanties publiques devrait être déficitaire d'environ 200 millions d'euros. Il n'y aura pas d'appel en garantie car l'encours sur le compte reste suffisant, en revanche aucun reversement ne sera réalisé au profit de l'État. Par rapport aux prévisions, l'indemnisation des industriels contribuera donc à aggraver le déficit budgétaire de l'État en 2015 de 500 millions d'euros, qui s'ajoute à la part de l'indemnité versée à la Russie qui reste à la charge l'État. L'effet négatif sur le solde budgétaire 2015 devrait donc être de l'ordre de 556,7 millions d'euros.

Il faut se réjouir de la vente rapide des BPC à l'Égypte, qui s'effectue à un prix raisonnable. En revanche, on ne souscrire à l'idée que cette revente permettrait de réaliser une « opération blanche », contrairement à ce qu'affirme le Gouvernement.

Le jour de l'annonce de la vente, le porte-parole du Gouvernement a indiqué : « je vais réfuter totalement ce qui a été annoncé par certains, qui consisterait à dire qu'il y aurait là une perte qui serait liée à cet accord ».

Je vous rappelle que la France a tout de même échangé un contrat de 1,2 milliard d'euros contre un contrat de 950 millions d'euros. Nous supportons en outre 56 millions d'euros d'indemnité versés à la Russie, le coût d'entretien et de « dérussification » des bateaux.

L'État ne récupérera via Coface qu'au maximum 850 millions d'euro grâce à la revente des BPC car le prix de la formation des marins et des quatre années de maintenance prévues au contrat revient à DCNS. La perte totale pour l'État pourrait donc être de l'ordre de 250 millions d'euros.

L'issue de cette affaire est suffisamment favorable par rapport aux risques encourus pour que le Gouvernement ne cherche pas à occulter les coûts réels pour l'État et le préjudice effectivement subi par les industriels français.

Sur le plan de la procédure, je voudrai appeler votre attention sur l'article 53 de la Constitution, qui dispose notamment que les engagements internationaux qui « engagent les finances de l'État [...] ne peuvent être ratifiés ou approuvés qu'en vertu d'une loi ».

L'accord sur lequel porte le présent projet de loi engage bien les finances de l'État en prévoyant le versement par la France de 949,7 millions d'euros à la Russie. L'exposé des motifs du présent projet de loi précise d'ailleurs que « cet accord est soumis au Parlement en vertu de l'article 53 de la Constitution ».

Le même article 53 de la Constitution dispose que les accords devant être soumis au Parlement « ne prennent effet qu'après avoir été ratifiés ou approuvés ». Or l'accord dont on nous demande d'autoriser l'approbation prévoit une entrée en vigueur à la date de signature, c'est-à-dire le 5 août.

Cette entrée en vigueur immédiate est confirmée par l'étude d'impact qui indique que « le présent accord a été signé à Moscou le 5 août 2015 et est entré en vigueur à la date de sa signature », sans que le Gouvernement ne relève de contradiction dans le fait de soumettre au Parlement un accord censé avoir déjà pris effet.

La question de savoir si le Parlement peut régulièrement approuver un tel accord reste ouverte. Qu'aurait décidé le Conseil constitutionnel s'il avait été saisi préalablement au titre de l'article 54 de la Constitution ? Que déciderait-il, si, le présent projet de loi ayant été adopté, il était saisi a posteriori au titre de l'article 61 de la Constitution ? L'adoption du présent projet de loi aurait-il pour effet de valider rétroactivement cette entrée en vigueur prématurée ?

Je rappelle que nous avons réglé à la Russie la somme convenue le jour même de la signature des accords. En cas de vote défavorable du Parlement, je vois mal la Russie nous restituer les 949,7 millions d'euros qu'elle a perçus.

Je m'interroge sur le fait qu'un comptable public ait accepté de procéder à ce paiement sur le fondement d'un accord international qui ne pouvait constitutionnellement pas produire d'effets de droit.

On ne peut que regretter que le Gouvernement ait choisi de régler une affaire aussi sensible par des moyens dont la sécurité juridique est aussi douteuse et de placer le Parlement devant le fait accompli.

C'est pourquoi je ne vous proposerai pas de donner un avis favorable à ce projet de loi car cela créerait un précédent et reviendrait à entériner une procédure qui viole l'article 53 de la Constitution et amoindrit les pouvoirs du Parlement.

En revanche, le sens des responsabilités et de l'intérêt national qui nous anime tous m'empêche de recommander un avis défavorable. Je vous propose donc que la commission des finances s'en remette à la sagesse du Sénat.

À titre personnel, je m'abstiendrai en séance publique.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion