Merci monsieur le Président. Comme vous l'avez dit, le Commissariat général à la stratégie et à la prospective, ou « France Stratégie » pour l'appeler par son nom d'usage qui a le mérite d'être plus ramassé, est un organisme de concertation et de réflexion qui a pour but de nourrir le débat mais qui est aussi au service des assemblées parlementaires ; c'est pourquoi je suis heureux et honoré d'être devant vous ce matin.
La désindustrialisation, c'est-à-dire la baisse de la part de l'industrie dans la valeur ajoutée ou dans l'emploi total, est un phénomène général qui touche toutes les économies, en particulier les économies avancées. Les causes en sont largement communes : la demande se tourne davantage vers les services sous l'effet de l'évolution démographique, de la hausse du revenu par habitant et de l'évolution des modes de vie ; les gains de productivité plus rapides dans l'industrie, phénomène séculaire, réduisent progressivement la part des emplois industriels ; enfin, une part du recul tient à des facteurs partiellement « artificiels » liés à l'externalisation de certains services. Avec l'abandon du modèle d'entreprise intégrée, de nombreux services sont désormais confiés à des sous-traitants, ce qui a pour effet de faire passer un certain nombre d'activités, en comptabilité nationale, de la branche de l'industrie vers celle des services. Or, ce reclassement comptable ne correspond pas, en réalité, à une véritable désindustrialisation.
Si le phénomène est général, la tendance est néanmoins plus marquée en France : l'indice de la production industrielle est en deçà de son niveau de 2007 et proche du niveau d'il y a vingt ou vingt-cinq ans. Il s'agit là d'une stagnation prolongée, après la chute importante - de l'ordre de quinze points - que nous avons connue avant la crise financière. Dans le même temps, l'Allemagne a aussi connu une baisse de la part de l'industrie dans l'emploi total mais dans des proportions moindres : au cours des vingt dernières années, la baisse a atteint 5 points en France contre 3,5 en Allemagne mais en partant d'un niveau nettement plus élevé, de l'ordre de 17 % à 18 % de l'emploi total. Quant à la part de l'industrie dans la valeur ajoutée, elle est stable en Allemagne mais déclinante en France. On observe ainsi une concentration de l'activité industrielle dans la zone euro qui bénéficie tout particulièrement à l'Allemagne. Toujours par comparaison, la tendance française est assez proche de ce que l'on constate aux États-Unis, encore que l'évolution récente de l'industrie américaine soit un peu plus favorable sous l'effet, notamment, de la disponibilité d'une énergie à bas coût.
Si la baisse de la part de l'industrie française a été marquée au cours de la décennie 2000, on observe depuis 2010 une certaine stabilisation. Des efforts de redressement ont été engagés au cours du quinquennat précédent et poursuivis au cours du quinquennat actuel, qu'il s'agisse de la mise en oeuvre du crédit d'impôt recherche (CIR), des efforts d'organisation au travers du Conseil national de l'industrie, du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) ou du plan industriel. Mais la raison de la spécificité française en la matière, c'est évidemment la compétitivité.
Ce phénomène est-il inquiétant ? Je n'ai pas la religion de l'industrie, c'est-à-dire que je ne crois pas que la production de biens industriels soit, par nature, préférable à la production de services. Néanmoins, l'industrie reste un secteur décisif pour nos exportations ; c'est aussi un secteur d'innovations à l'origine de gains de productivité et facteur de progrès pour l'ensemble de l'économie. Or, notre industrie est aujourd'hui menacée par une sorte d'« effet de seuil » : à force de reculer, c'est le tissu d'entreprises spécialisées, de sous-traitants et plus généralement de compétences qui disparaît. Une fois passé sous un seuil critique, il sera difficile de revenir en arrière, ne serait-ce qu'en termes de formation, le risque de désaffection pour les métiers industriels étant réel. Au total, il s'agit donc d'une situation inquiétante sur laquelle il nous faut agir.
Il est particulièrement bienvenu que le thème de la compétitivité figure désormais au coeur du débat public. La compétitivité revêt plusieurs dimensions : pour la mesurer, le solde extérieur ne constitue pas nécessairement un bon indicateur - il n'est qu'à voir le cas de l'Espagne dont le passage d'un déficit courant de dix points à un excédent est largement dû à une forte compression de la demande intérieure. À cet égard, l'évolution des parts de marché à l'international est un meilleur indicateur lorsqu'on l'apprécie au regard des performances des autres économies avancées, dès lors que leur part de marché globale baisse inévitablement au profit des économies émergentes.
La compétitivité coût et la compétitivité hors coût sont par ailleurs très fortement liées. En la matière, l'Allemagne fait figure de modèle puisque ses positions dominantes sur de nombreux biens manufacturés lui permettent d'imposer ses prix. C'est aussi le cas en France mais dans un nombre beaucoup plus restreint de secteurs. Il faut donc faire en sorte de renforcer la singularité de nos produits. En effet, lorsqu'une entreprise a une rentabilité insuffisante, elle n'est pas en position de créer, d'innover ; sa gamme de produits est alors davantage concurrencée sur les prix, sa capacité à innover réduite d'autant et ainsi de suite. C'est ce cercle vicieux que l'on observe dans un certain nombre de secteurs industriels.
Lorsque l'on cherche à expliquer notre déficit de compétitivité, on pense immédiatement aux différences de coûts salariaux. Cette analyse est en fait trop étroite car le coût d'un produit industriel résulte aussi d'autres facteurs : coût des matières premières, valeur ajoutée ou encore coût des intrants que sont les services fournis à l'industrie. Or, si les coûts salariaux dans l'industrie manufacturière sont aujourd'hui au même niveau en Allemagne et en France, le coût des intrants en France est nettement plus élevé, qu'il s'agisse des services les plus basiques, tels que le nettoyage des locaux, aux services à plus forte valeur ajoutée, tels que les services comptables. Ce renchérissement des coûts ne vient donc pas de l'industrie elle-même mais de son environnement économique. S'y ajoutent un prix du foncier élevé ainsi que des prix de l'énergie qui, s'ils nous ont longtemps été plus favorables, le sont moins désormais. Sur ce dernier point, la transition énergétique allemande a certes augmenté fortement les prix de l'énergie dans le pays mais les surcoûts y sont essentiellement payés par les ménages, ce qui a permis de préserver l'industrie.
La distribution des salaires dans l'industrie diffère aussi sensiblement entre l'Allemagne et la France : les salariés allemands très qualifiés, à l'origine de la compétitivité hors coût, y sont mieux payés que leurs homologues français ; à l'inverse, les salariés peu qualifiés sont moins bien rémunérés que chez nous. En outre, les salaires relatifs entre l'industrie et les autres secteurs sont à l'avantage du secteur industriel en Allemagne alors que c'est l'inverse en France.
Aussi notre analyse nous conduit-elle à mettre l'accent sur la distinction entre les secteurs potentiellement exportateurs, qu'il faut encourager, et les secteurs non exportateurs que nous avons sans doute trop privilégiés alors qu'il s'agit d'activités moins risquées, moins sujettes à des mutations technologiques, où la concurrence est moins vive et où, par conséquent, les marges sont spontanément plus favorables. À l'opposé, pour développer les secteurs exportateurs, où la bataille est plus rude et où les risques sont plus grands, il faut favoriser l'allocation du travail et du capital dans ces secteurs en les rendant plus attractifs. C'est pourquoi nous pensons qu'il faut opérer ce rééquilibrage entre secteurs exportateurs et non exportateurs.
Se pose aussi la question du socle de compétitivité de notre économie. À vrai dire, je serais très surpris si l'on parvenait à revenir au niveau de part de l'industrie dans la valeur et dans l'emploi d'il y a vingt ans, ni même à retrouver le même ratio qu'en Allemagne aujourd'hui. Il ne faut pas se nourrir d'illusions. En revanche, il est indispensable de réfléchir à un élargissement de notre socle de compétitivité ; je pense en particulier à des services qui n'étaient traditionnellement pas exportables mais qui, sous l'effet des bouleversements technologiques, le deviennent, y compris dans les secteurs de la santé ou de l'éducation. Il ne faut pas raisonner simplement sur l'industrie ou sur l'agro-alimentaire.
S'agissant du CICE, j'ai été chargé de présider le comité de suivi prévu par la loi et composé de partenaires sociaux, de représentants de l'administration ainsi que de quatre parlementaires - deux députés et deux sénateurs, de la majorité et de l'opposition. Nous avons remis en septembre notre troisième rapport avec pour ambition de nourrir la réflexion sur l'évolution du dispositif et de fournir des éléments factuels. Simplement, nous sommes aujourd'hui encore tributaires des données : or, les informations individuelles sur les entreprises pour l'année 2013, première année d'application du CICE, ne seront disponibles que l'an prochain. À défaut, nous avons donc conduit des enquêtes sur les intentions des chefs d'entreprises et sur la façon dont ils s'approprient le dispositif mais il ne s'agit encore que d'éléments très partiels et non de faits.
En matière de perspectives de croissance, le FMI vient de publier, comme vous l'avez rappelé monsieur le Président, ses prévisions. Encore une fois, la croissance mondiale déçoit en raison du ralentissement observé dans les économies émergentes, notamment en Amérique latine, avec un Brésil en récession, ou en Russie. Or, la contribution des pays émergents à la croissance mondiale n'a cessé d'augmenter au point d'en être devenu le moteur principal : dans les années 1990, les économies avancées représentaient la moitié de la croissance mondiale et les économies émergentes l'autre moitié ; entre 2000 et 2007, les premières n'en représentaient plus qu'un tiers et les secondes les deux tiers ; entre 2012 et 2015, une fois passé le choc lié à la crise financière, les pays émergents sont désormais à l'origine de 80 % de la croissance mondiale. Pourquoi ce moteur s'essouffle-t-il ? Alors que les gains de productivité, le développement du commerce mondial et l'ouverture des chaînes de valeur internationale avaient tiré leur croissance dans les dernières décennies, ces différents facteurs s'épuisent : le commerce mondial croît moins rapidement, les phénomènes de redistribution des chaînes de valeur ont probablement atteint un « plateau » et les gains de productivité ralentissent. L'attention se porte tout particulièrement sur la Chine pour laquelle le FMI prévoit encore 6,8 % de croissance, ce qui est encore relativement optimiste bien que le gouvernement chinois tente par tous les moyens, y compris les plus artificiels, de retarder un ralentissement qui semble pourtant structurel.
Jusqu'à présent, la France bénéficie des effets positifs liés à la baisse du prix du pétrole et des matières premières mais subira aussi le contrecoup du ralentissement de la croissance mondiale.
S'agissant des économies avancées et de l'évolution de leurs gains de productivité, personne ne comprend aujourd'hui véritablement ce qui se passe. Ces économies ont connu un ralentissement assez général, bien que d'inégale intensité, de leurs gains de productivité qui a commencé, aux États-Unis, dès avant le choc de 2008 après la grande vague de productivité des années 2000 à 2005. Après 2008, on observe des évolutions très curieuses : au Royaume-Uni, la croissance crée beaucoup d'emplois mais pas de gains productivité ; en Espagne, le secteur de la construction s'est effondré donc les gains ont été mécaniquement importants ; aux États-Unis, en Allemagne et en France, les gains de productivité sont limités, ce qui est paradoxal dès lors que l'on assiste dans le même temps à l'apparition de nouveaux services et à une vague de progrès technologiques qui devraient logiquement se traduire par des destructions d'emplois et des gains de productivité importants. Il est possible que la difficulté à expliquer ce paradoxe résulte de problèmes de mesure de la productivité ; l'OCDE défend quant à elle la thèse d'un ralentissement de la diffusion des innovations dans l'économie, les entreprises leaders faisant toujours des gains importants de productivité mais l'écart avec les autres ayant tendance à s'accroître.
C'est pourquoi les prévisions de croissance doivent être considérées avec prudence. Elles s'appuient sur les tendances récentes observées pour les gains de productivité, qui sont faibles, mais qui comportent une marge d'incertitude forte, à la hausse comme à la baisse. Sur un certain nombre de questions, comme celle de la détermination du potentiel de croissance à moyen terme ou du seuil à partir duquel la croissance économique crée de l'emploi, nous n'avons pas de certitudes robustes.
Quelques mots pour finir sur l'économie française. En se basant sur les derniers chiffres trimestriels disponibles, on observe, sur un an, une accélération de la croissance, qui atteint 1% cette année. C'est mieux que lors des années précédentes, mais cela reste inférieur à la croissance observée dans les pays voisins. Et est-il insuffisant ? Après des années de stagnation, parvenir à 1 ou 1,5 % de croissance est appréciable. Toutefois, nous connaissons un niveau de chômage encore important et la croissance reste encore trop faible au regard d'un tel niveau.