Le Président de la République, sur proposition du Premier ministre, nous a saisis d'un projet de loi constitutionnelle autorisant la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, conformément à l'article 89 de la Constitution, en application aussi de son article 5, qui dispose que le Président de la République « veille au respect de la Constitution », et qu'il « est le garant du respect des traités ». C'est sans doute à la lumière de ces devoirs qu'il aura souhaité nous soumettre cette révision constitutionnelle.
La Charte européenne des langues régionales ou minoritaires est un texte complexe, qui comporte un préambule et plusieurs parties, de portées différentes. Le préambule fixe des principes fondamentaux et proclame un droit imprescriptible de pratiquer une langue régionale ou minoritaire dans la vie privée et publique.
La première partie pose des définitions, parmi lesquelles celle de la langue régionale. Celle-ci doit être « pratiquée traditionnellement sur le territoire d'un État par des ressortissants de cet État qui constituent un groupe numériquement inférieur au reste de la population de l'État ». Il ne peut donc s'agir des langues parlées par les personnes issues de l'immigration. Cela dit, certaines de ces langues étant pratiquées par de nombreux locuteurs français, elles pourraient se voir conférer le statut de langue minoritaire.
Chaque État s'engage à appliquer, sans distinction ni possibilité de choix, toutes les dispositions de cette première partie, qui comporte en outre un certain nombre d'interdictions et stipule que chaque État, lors de la ratification, applique les dispositions de la deuxième partie et souscrit à 35 mesures au moins parmi les 98 énumérées par la troisième partie. Le gouvernement français s'est engagé à en appliquer 39 d'entre elles. Ces mesures n'ayant pas nécessairement vocation à s'appliquer à toutes les langues régionales ou minoritaires, le Gouvernement indiquera à quelle langue chaque mesure s'applique. Inversement, les dispositions du préambule concernent toutes les langues régionales ou minoritaires déclarées par un État et répondant à la définition, de même que les objectifs et principes qui figurent dans la deuxième partie. Il s'agit donc d'un régime complexe : si le préambule et la deuxième partie s'appliquent obligatoirement, dans toutes leurs dispositions, à toutes les langues déclarées, la troisième partie offre aux États la possibilité de faire des choix.
La deuxième partie énonce donc les objectifs et principes sur lesquels chaque État partie doit fonder sa « politique, sa législation et ses pratiques ». Il faudra par exemple respecter l'aire géographique de chaque langue. Cette deuxième partie est écartée, à quelques exceptions près, limitativement énumérées, du champ des réserves possibles : elle est à prendre ou à laisser - comme le préambule.
La troisième partie énumère des dispositions relatives à l'enseignement, la justice, les relations avec les administrations et les services publics locaux et nationaux, qui comportent un degré d'engagement plus ou moins fort. Aussi un État a-t-il des chances de trouver sans peine 35 mesures auxquelles il peut souscrire. La France, d'ailleurs, respecte déjà l'intégralité des 39 engagements qu'elle se propose de souscrire ! Ratifier cette Charte n'apporterait donc aucune valeur ajoutée à nos politiques nationales déjà mises en oeuvre.
La quatrième partie de la Charte comporte des stipulations relatives à sa bonne application, et notamment la remise par chaque État partie, tous les trois ans, d'un rapport au secrétaire général du Conseil de l'Europe sur la politique suivie au titre de la deuxième partie et sur les mesures prises en vertu de la troisième partie. Ce rapport est examiné par un comité d'experts, qui établit à l'attention du comité des ministres un rapport formulant des propositions et des recommandations. Il n'y a pas de mécanisme juridictionnel. La Charte étant en vigueur depuis 1998, certaines recommandations ont déjà été faites : ainsi, le comité des ministres a demandé à un État partie d'introduire une langue supplémentaire parmi les langues éligibles. Le comité d'experts et le comité des ministres du Conseil de l'Europe sont aussi attentifs à l'existence d'un dialogue structuré et régulier entre l'État et les représentants des locuteurs.
La cinquième partie de la Charte régit notamment les réserves. Son article 21 précise qu'un État peut formuler des réserves à certaines dispositions de l'article 7 à l'occasion de la ratification, mais qu'aucune autre réserve n'est admise pour l'ensemble de la Charte : dès lors que la Charte est ratifiée, les dispositions du préambule et celles des deux premières parties doivent être obligatoirement appliquées, sauf quelques exceptions limitativement énumérées.
Au moment de la signature de la Charte, en 1999, le gouvernement français a indiqué qu'il envisageait de formuler, dans son instrument de ratification, une déclaration, laquelle serait mentionnée dans le texte de la Constitution si le projet de loi constitutionnelle qui nous est soumis était adopté. Elle prévoit - entre autres - que, pour la France, l'emploi des termes « groupe de locuteurs » ne confère pas de droits collectifs, et que les stipulations des articles 7, 9 et 10 de la Charte ne sont pas contraires à l'article 2 de notre Constitution, selon lequel l'usage du français s'impose aux personnes morales de droit public.
Un mois après que le gouvernement français eut signé la Charte et rendu public son projet de déclaration, le Conseil constitutionnel - dont les décisions s'imposent à tous les pouvoirs publics - a considéré que le système de la Charte, dans son ensemble, était contraire à la Constitution. Certes, les 39 mesures que le Gouvernement avait identifiées n'ont rien d'inconstitutionnel. D'ailleurs, nul besoin d'une révision constitutionnelle pour les appliquer. Mais certaines dispositions du préambule et de la deuxième partie sont incompatibles avec le système constitutionnel français.
Aux termes de l'article 1er de la Constitution, la France « est une République indivisible » et « assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion ». En vertu de ce principe d'unicité, aucune section du peuple français ne peut s'attribuer l'exercice de la souveraineté nationale. Or la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires reconnaît des droits collectifs à des groupes définis par une communauté de langue, ce qui implique souvent une communauté d'origine. C'est tout à fait contraire aux principes fondamentaux de la République tels qu'ils sont énoncés dans cet article 1er.
De surcroît, l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, sur la libre communication des pensées et des opinions, doit être concilié avec le premier alinéa de l'article 2 de la Constitution, selon lequel « la langue de la République est le français ». À cet égard, le Conseil constitutionnel a indiqué que l'usage du français s'impose aux personnes morales de droit public et privé chargées d'une mission de service public ainsi qu'à toute personne dans ses relations avec les administrations et les services publics. Il n'y a donc pas de droit à l'usage d'une langue autre que le français.
Ainsi, le droit imprescriptible à pratiquer une langue régionale ou minoritaire dans la vie publique, qui figure au préambule de la Charte, le respect de l'aire géographique de chaque langue régionale ou minoritaire, qui impose de faire en sorte que les divisions administratives de l'État ne constituent pas un obstacle à la promotion de ces langues et la prise en considération des besoins et des voeux exprimés par les groupes qui pratiquent ces langues, comportant si nécessaire la création d'organes chargés de conseiller les autorités publiques, sont autant de stipulations de la Charte qui sont incompatibles avec l'ordre constitutionnel français. C'est incontournable ! C'est ce qu'a dit le Conseil constitutionnel. D'ailleurs, aucun gouvernement, aucune initiative parlementaire n'a jamais prévu de réviser l'article 1er ou l'article 2 de la Constitution.
Aussi le Président de la République essaye-t-il de contourner l'obstacle en se référant à cette déclaration interprétative, qui affirme assez péremptoirement, en donnant à cette affirmation une portée constitutionnelle, que la Charte ne serait pas contraire à la Constitution. Pourquoi une telle déclaration ? Parce que les réserves sont impossibles ! S'impose-t-elle aux autres parties ? Évidemment pas. Contraire à la Charte, elle constitue en réalité une réserve, mais celles-ci sont interdites ! Malgré sa créativité, ce dispositif est donc d'une très grande fragilité juridique.
De plus, la déclaration interprétative ayant été rendu publique un mois avant la décision du Conseil constitutionnel de 1999, elle ne tient pas compte de celle-ci et ne vise qu'une partie des stipulations que le Conseil constitutionnel a déclarées contraires à la Constitution. Lors même que nous réviserions la Constitution en la complétant par la mention de cette déclaration, cela ne suffirait pas, puisqu'une partie des stipulations de la Charte ne feraient l'objet d'aucune déclaration interprétative. Les autres ne seraient pas pour autant protégées, en droit français, contre des recours devant les tribunaux.
En droit international, à peine séchée l'encre de la signature du Président de la République sur l'acte de ratification, la Charte serait déjà violée par obligation constitutionnelle. Ce serait sans précédent dans l'histoire de l'application de nos engagements internationaux - à laquelle l'article 5 de la Constitution fait un devoir au Président de la République de veiller.
Bref, cette révision constitutionnelle, du point de vue juridique, est une sorte de passoire : sans nous garantir en droit interne, elle nous place en situation d'être montré du doigt par tous les signataires de la Charte qui l'auront ratifiée, puisqu'elle rend la signature de la France déloyale.
Le présent texte crée un article 53-3 dans la Constitution, dont le texte est : « La ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires adoptée à Strasbourg le 5 novembre 1992, complétée par la déclaration interprétative annoncée le 7 mai 1999 au moment de la signature, est autorisée. »
Passons sur les problèmes de rédaction...
Certains pourraient voir dans ce procédé une nouvelle démonstration de l'arrogance française : une déclaration unilatérale ne peut s'imposer à tous les États parties à la Charte, qui ont aussi leur mot à dire sur son interprétation ! La France est d'ailleurs le seul pays à avoir imaginé une déclaration de cette nature, après les années de négociations soutenues nécessaires à l'élaboration de la Charte. Le risque avéré de contrariété entre la déclaration française et la Charte, si celle-ci était ratifiée, générerait des difficultés structurelles pour la France dans le mécanisme de contrôle de son application. Il me semble donc impossible d'accepter ce texte, quand bien même les 39 mesures évoquées seraient intégralement conformes à notre Constitution.
L'article 21 de la Charte exclut expressément que sa ratification puisse être assortie de réserves aux principes et objectifs qu'elle énonce. Une simple déclaration interprétative, frontalement contraire à ceux-ci, est bien sûr de portée inférieure à de telles réserves, quand bien même la Constitution la mentionnerait. Elle ne suffirait donc pas à surmonter l'incompatibilité entre la Charte et la Constitution. Cette dernière peut sans doute beaucoup, mais ce serait trop attendre d'elle que de souhaiter qu'elle modifie unilatéralement le contenu d'un accord international ! La référence à cette déclaration resterait donc de nul effet dans le système européen de contrôle de l'application de la Charte. Ce serait une triste démonstration de l'arrogance française que d'imaginer que la volonté du constituant puisse d'elle-même se substituer à celle de l'ensemble des gouvernements qui ont ratifié la charte.