La proposition de loi de Bruno Le Roux et du groupe SRC, adoptée par les députés le 30 mars 2015, faisait suite à quatre propositions de loi similaires émanant des socialistes, radicaux, écologistes et communistes de l'Assemblée nationale, posant des problèmes juridiques plus lourds. Ces textes ont été élaborés avec des ONG et des syndicats. L'élément déclencheur de cette réflexion a été le drame de l'effondrement du Rana Plaza au Bangladesh, qui a entraîné la mort de 1 134 personnes dans cinq ateliers de confection travaillant en partie pour de grandes marques occidentales, dont des françaises, et qui a posé la question de l'indemnisation des victimes et de leurs familles.
L'objectif de la proposition de loi est de faire contribuer les grandes entreprises au respect des droits de l'homme et à l'amélioration des normes sociales et environnementales dans le monde, en mettant en place un plan de vigilance étendu à l'ensemble de leur chaîne d'approvisionnement, incluant leurs filiales et sous-traitants, et un régime de responsabilité particulier.
Ce texte obligerait les sociétés de plus de 5 000 salariés en France ou 10 000 dans le monde, incluant les effectifs des filiales directes et indirectes, à établir, rendre public et mettre en oeuvre de manière effective un plan de vigilance destiné à prévenir les risques d'atteintes aux droits de l'homme et de dommages environnementaux et sanitaires qui résulteraient de leur activité, mais aussi de celle de leurs filiales, de leurs sous-traitants et de leurs fournisseurs. Les comportements de corruption sont aussi visés.
Les obligations attachées au plan de vigilance sont assorties d'un mécanisme d'injonction et d'une amende civile pour en assurer l'effectivité, ainsi que d'un régime particulier de responsabilité.
Lors de la mission d'information que j'ai menée avec Michel Delebarre, en début d'année, sur les enjeux d'attractivité internationale et de souveraineté du droit des entreprises, il était souligné que le processus permanent d'amélioration et de simplification du droit des entreprises était perturbé par certaines initiatives législatives à l'impact concret relativement limité, mais dont la portée symbolique était, elle, très négative, y compris à l'égard des entreprises étrangères : il en a été ainsi de la « loi Florange » comme de la « loi Hamon ». Selon les représentants des entreprises, la présente proposition, en dépit de ses louables intentions, fait incontestablement partie de ces initiatives - mais sa portée n'est pas uniquement symbolique. Son opportunité fait l'objet d'un désaccord complet entre les représentants des entreprises d'un côté, les ONG et syndicats de l'autre.
Depuis quinze ans, des progrès ont été accomplis en matière de responsabilité sociale des entreprises (RSE). Celle-ci, au-delà du simple respect des obligations légales et réglementaires, repose sur l'idée que les entreprises sont des acteurs économiques dont les activités ont un impact plus large sur la société, dans tous les pays où elles interviennent - ce qu'elles doivent prendre en compte dans leurs décisions.
Le « reporting » non financier a été instauré par la loi relative aux nouvelles régulations économiques de 2001, et renforcé par celle portant engagement national pour l'environnement de 2010, les informations étant vérifiées par un organisme indépendant.
La RSE est aussi encadrée par des textes internationaux non contraignants, tels que la déclaration de principes tripartite sur les entreprises multinationales et la politique sociale de l'Organisation internationale du travail, actualisée en 2006, les principes directeurs de l'OCDE à l'intention des entreprises multinationales, actualisés en 2011, ou les principes directeurs des Nations unies sur les droits de l'homme et les entreprises de 2011, incluant une responsabilité des entreprises élargie à leurs sous-traitants.
Diverses initiatives ont été prises en Europe depuis quinze ans. La plus importante est la directive du 22 octobre 2014 concernant la publication d'informations non financières par les entreprises de plus de 500 salariés. Son objectif est la transparence de l'information sociale et environnementale fournie par les entreprises à un niveau élevé comparable dans tous les États membres. Elle prévoit d'inclure dans le rapport de gestion une déclaration non financière présentant des informations relatives aux incidences des activités de ces entreprises sur l'environnement, en matière sociale et de personnel, de droits de l'homme et de lutte contre la corruption, mais aussi la description des politiques appliquées par l'entreprise, y compris les procédures de diligence raisonnable mises en oeuvre incluant l'ensemble de la chaîne d'approvisionnement, la présentation des résultats de ces politiques et une analyse des risques. La directive ne prévoit pas de régime de sanction ni de responsabilité spécifique. Son délai de transposition court jusqu'en décembre 2016. Elle constitue un des éléments de réponse aux préoccupations exprimées par la proposition de loi.
Dans certains cas, le droit actuel permet d'engager la responsabilité d'une société pour les agissements d'une filiale ou d'un fournisseur, par exemple, dans la jurisprudence de la Cour de cassation, même si celle-ci est un peu restrictive, en démontrant la faute de la société-mère par une ingérence dans la gestion de sa filiale ayant causé un préjudice. Le rapport de nos collègues Alain Anziani et Laurent Béteille de 2009 sur la responsabilité civile recommande de ne pas reconnaître la responsabilité sans faute due à un état de dépendance économique, mais de garder le régime de la responsabilité pour faute. Le code du travail prévoit la solidarité financière du donneur d'ordre pour un fournisseur ne remplissant pas ses obligations fiscales et sociales. Le dispositif « Metaleurop », dans la loi portant engagement national pour l'environnement de 2010, étend la responsabilité à la société-mère en cas de faute de sa part ayant conduit à la liquidation judiciaire de sa filiale.
En l'état du droit français, rien ne s'apparente à ce que propose la proposition de loi. Si son objectif est vertueux, elle présente de graves déficiences juridiques.
L'article 1er étend implicitement le plan de vigilance aux filiales et sous-traitants à l'étranger, ce qui confère à la proposition de loi un effet extraterritorial. Il manque de précision sur les normes de référence à respecter dans le plan, en particulier pour les activités à l'étranger. Le renvoi au décret présente des incertitudes sur le contenu exact du plan et les normes de référence. L'article 1er fait en outre naître un risque d'ingérence dans les filiales et chez les sous-traitants, pour mettre en oeuvre le plan, ce qui serait une faute pouvant engager la responsabilité de la société. La procédure d'injonction en cas de manquement à l'obligation d'établir, rendre public et mettre en oeuvre le plan de vigilance, à l'initiative notamment des associations, est, à l'inverse, presque cohérente avec le droit des sociétés. Enfin l'article 1er instaure une amende civile de 10 millions d'euros en cas de manquement, selon une procédure qui est peu claire.
La formulation de l'article 2 est très ambiguë, même s'il ne s'agit plus d'une présomption de responsabilité en matière civile et pénale comme dans les premières propositions de loi. Le non-respect des obligations relatives au plan de vigilance engage la responsabilité de la société dans les conditions du droit commun, mais quelle est la portée réelle de cet engagement de responsabilité devant la justice ? Certes, il faut pouvoir démontrer un lien de causalité entre un préjudice et une défaillance dans l'obligation de vigilance, mais le risque contentieux et financier est lourd, d'autant que cette action en responsabilité pourrait être engagée par les associations et non pas forcément par les victimes. Une telle action pourrait être ouverte devant le juge français, par une ONG française ou étrangère, afin de défendre les intérêts de victimes étrangères de dommages causés à l'étranger par un sous-traitant étranger, au regard des normes de référence du plan de vigilance, et susceptibles d'avoir résulté d'une défaillance dans la mise en oeuvre du plan de vigilance par la société mère française.
De sérieuses questions de constitutionnalité se posent également, au regard de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Elles portent sur l'atteinte aux principes de clarté, d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, au principe de responsabilité, par la prise en compte au travers du plan de vigilance des actes des sous-traitants. Que les associations puissent elles-mêmes engager l'action en responsabilité contreviendrait en outre au principe selon lequel nul ne plaide par procureur.
La proposition de loi fait courir un risque disproportionné à l'attractivité de la France et à la compétitivité des entreprises françaises. Il n'existe pas de dispositif aussi ambitieux et large dans son champ d'application dans les législations étrangères similaires. Sans doute la France est-elle une pionnière, monsieur Sueur... En outre, aucune étude d'impact, nulle évaluation des conséquences économiques n'a été menée.
La proposition de loi crée une inégalité de traitement entre une société française et une société étrangère intervenant en France, cette dernière n'ayant pas à mettre en oeuvre un devoir de vigilance. Elle affaiblit l'attractivité de la France pour les investissements étrangers. Elle porte atteinte à l'égalité des conditions de concurrence entre les entreprises françaises et les entreprises étrangères, notamment dans l'Union européenne. Elle fait courir un risque de retrait des entreprises françaises de certains marchés étrangers, pour éviter de garder des fournisseurs impossibles à contrôler. Elle crée des contraintes pour l'ensemble des PME françaises fournisseurs des grands groupes, par répercussion du devoir de vigilance dans des clauses contractuelles plus contraignantes, et perturbe les relations commerciales établies entre donneurs d'ordre et sous-traitants.
L'échelle pertinente pour mener ce débat à bien - car il y a nécessité - est européenne, voire mondiale. Certaines personnes auditionnées ont évoqué le G20.
Faute d'une autre possibilité procédurale, je demande à la commission de rejeter le texte en l'état et j'émettrai un avis défavorable aux trois amendements, qui aggraveraient les difficultés que le texte suscite.